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La précipitation, s'agissant du jugement des plus grands bourreaux, est toujours synonyme d'un lynchage judiciaire. Non seulement la pendaison immonde de Saddam Hussein n'est pas - comme semble le croire George W. Bush mais qui le croit aujourd'hui encore ? - un acte fondateur de la démocratie, mais, au contraire, un acte qui en ruine un peu plus les fondations déjà bien délabrées en Irak. A Bagdad, la mascarade de procès a abouti à un triple fiasco. La vérité des faits, le travail de mémoire, le respect des victimes, et notamment des Kurdes, se sont volatilisés dans la trappe, antichambre dorénavant de toutes les frustrations et falsifications.
A l'inverse, l'étirement du temps nuit gravement à l'œuvre de justice quand elle est rendue au nom de l'humanité. Après le coup d'éclat du juge Baltasar Garzón, en septembre 1998, et le placement en résidence surveillée d'Augusto Pinochet à Londres, une onde de choc a parcouru et parcourt encore la planète. L'action des juges européens a réveillé une justice latino-américaine endormie et craintive. Poussés par les victimes et les ONG, les juges chiliens et ensuite argentins, escortés par le droit international pénal, jusque-là ignoré, ont inculpé, parfois incarcéré, des tortionnaires qui vivaient une retraite paisible. Une conviction commune est née, le temps ne pouvait plus être un gage d'impunité pour les plus grands tortionnaires. Le caractère imprescriptible du crime contre l'humanité et l'admission par le droit international de ce que le crime de disparition était un crime continu ont fourni des instruments juridiques à ces nouveaux chasseurs de bourreaux. Pinochet, lui, n'est pas mort en détention après avoir été condamné, comme Klaus Barbie et Paul Touvier.
Au Chili, beaucoup ont salué le courage et l'opiniâtreté du juge Guzman, mais beaucoup aussi ont considéré, sans le revendiquer, que l'approfondissement de la démocratie, et par conséquent la paix, commandait de ne pas prendre le risque de réveiller un mauvais courroux des militaires. D'une certaine façon, l'autorité judiciaire et, au-delà, politique, au Chili, n'a pas pu ou voulu tirer toutes les conséquences de l'instrumentalisation par Pinochet de son état de santé pour échapper aux poursuites. Les raisons d'Etat et du marché (les contrats d'armement) mêlées, à Londres, ont eu raison de la procédure espagnole, car, à Madrid, on ne juge pas par contumace.
Les retards pris dans la procédure française ont anéanti tout espoir de voir juger Pinochet de son vivant. Il y aura malgré tout un procès des responsables des violations des droits de l'homme au Chili à Paris, et le fantôme de Pinochet y sera jugé à travers ses séides et funestes comparses. A son nom reste attachée une jurisprudence maintenant universelle : il n'y a plus d'immunité pour les chefs d'Etat bourreaux devant les juges nationaux, en tous les cas lorsqu'ils sont «retraités».
Il convient maintenant de tirer les leçons de ces retards. Souvenons-nous d'un juge d'instruction belge qui avait mené des investigations à l'encontre de génocidaires rwandais. Des juges ont été délestés de leurs charges quotidiennes. Ont été mis à leur disposition des officiers de police judiciaire à plein temps. Le procès devant la cour d'assises à Bruxelles s'est tenu il y a plus de deux ans, et quatre génocidaires rwandais y ont été lourdement condamnés. C'est tout le contraire qui s'est passé en France. Dix ans de procédure qui risquent fort d'aller dans le mur avec la paralysie de toute coopération entre la France et le Rwanda, alors même que le principal suspect, l'abbé Wenceslas Munyeshyaka, a été condamné entretemps à Kigali pour les mêmes faits que ceux pour lesquels il est poursuivi en France. Entre le chauvinisme judiciaire de certains magistrats, dans les années 90, la méconnaissance pour d'autres du droit international pénal et ensuite des arrière-pensées politiques qui ont paralysé la procédure pendant des années, si ce ne sont quelques belles initiatives menées par les juges de Paris, la procédure est loin d'avoir connu le rythme qu'elle aurait dû connaître. D'ailleurs, la France s'est fait condamner par la Cour européenne des droits de l'homme pour avoir fait litière du délai raisonnable. Nous nous sommes distingués par une grande frilosité s'agissant de l'interception des bourreaux africains. Londres vient de donner un exemple contraire en arrêtant, à la demande de Kigali, quatre présumés génocidaires.
Alors oui, le temps ne doit pas être l'allié des bourreaux, même s'ils peuvent être poursuivis jusqu'à leur dernier souffle. Malheureusement, il l'est devenu trop souvent, dès lors que les bonnes volontés des autorités judiciaires n'ont pas été adossées à des moyens et, par conséquent, à une volonté politique sans faille. On ne peut pas charger des juges d'instruction européens d'enquêter sur des crimes complexes et massifs commis il y a plus de dix ans, à 10 000 kilomètres de Paris, et en même temps leur demander de traiter le tout-venant dans des conditions qui sont, de l'aveu général, difficiles : le budget de la justice en France est le 27e des pays européens.
Il y aura d'autres présumés bourreaux qui passeront par le territoire français et en Europe, ne serait-ce que parce que la Cour pénale internationale demandera à la France, demain, sa coopération pour les intercepter. N'y a-t-il pas quelque chose d'inacceptable dans le fait que les moyens donnés à l'interception et au châtiment de ceux qui offensent l'humanité sont notablement inférieurs à ceux mobilisés pour lutter contre les terroristes ? Il est vrai que cette lutte est en train de vampiriser ou de marginaliser toutes les autres.
Cela n'est pas tout. Si la procédure devant la Cour pénale internationale est un métissage du droit anglo-saxon et de notre droit continental, elle n'est pas une garantie absolue pour éviter ces procès interminables qui ont empêché que Milosevic soit également jugé de son vivant. Luis Moreno Campo, procureur de la Cour pénale internationale, a annoncé fin novembre que son enquête au Darfour était pratiquement terminée. Or chaque jour compte au Darfour, et il serait temps d'accélérer le mouvement, car des mandats d'arrêt internationaux pourraient peut-être retenir le glaive de certains bourreaux. Hun Sen, le patron à Phnom Penh, a certes joué la montre, mais le procès international promis aux Cambodgiens risque d'arriver bien tard et les candidats, pour être jugés, bien peu nombreux ; ils expirent les uns derrière les autres.
Des moyens, par conséquent, signature de véritables volontés politiques nationales et internationales, pour donner de la cadence, faute de quoi, après avoir rattrapé les bourreaux, le temps viendra inexorablement et providentiellement à leur secours.