Fiche du document numéro 28675

Num
28675
Date
Jeudi 8 juillet 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
37646
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Rwanda, revivre sans oublier (3/3)
Titre
Enseigner le génocide, entre devoir et précautions
Sous titre
Trois moyens sont privilégiés au Rwanda pour enseigner aux jeunes générations l’histoire et la réalité de l’extermination des Tutsis en 1994 : les commémorations, les mémoriaux et l’école. Mais cet enseignement se heurte à plusieurs difficultés.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kigali (Rwanda). De notre envoyé spécial

Il y a quelques jours, la 27e commémoration du génocide des Tutsi a pris fin au Rwanda. Comme chaque année, elle a commencé le 7 avril pour se terminer le 4 juillet. Cent jours pour se souvenir de ce qui s’est passé entre le 7 avril et le 4 juillet 1994 : l’extermination d’environ un million de Tutsis (1) sous le regard des médias du monde entier et dans l’indifférence générale.

Cérémonies, discours, témoignages, recueillement, inhumation des corps retrouvés dans l’année écoulée, ce temps mémoriel structure le calendrier rwandais. Pour les rescapés, bien entendu, mais aussi pour ceux qui sont nés après le génocide, soit 80 % de la population. « La mémoire du génocide se transmet pendant ces commémorations. Mais aussi la somme de nos connaissances, explique Jean Damascène Bizimana, secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide. Cela en fait le principal outil de l’enseignement du génocide au Rwanda avec les mémoriaux et l’école. » « Pendant la période des commémorations, on organise des débats, on diffuse des témoignages de militaires, de rescapés, des acteurs de la justice. Ils sont principalement à destination des jeunes », ajoute l’historien Jean-Paul Kimonyo, ancien conseiller de Paul Kagame. « Cela est couplé avec les mémoriaux. »

Le Rwanda s’est doté de sept mémoriaux nationaux couplés à une multitude de mémoriaux locaux où les victimes qui ont été retrouvées sont toutes inhumées dignement. Parmi les plus importants, on trouve aussi un musée consacré au génocide, un parcours pédagogique qui raconte l’histoire du lieu comme à Murambi ou Bisesero, où on explique le génocide, on défend les droits fondamentaux de l’homme et où on lutte contre l’idéologie du génocide.

Le Mémorial national de Kigali est central. « Ici, explique D’Artagnan, un des employés, 250 000 victimes du génocide sont inhumées. Mais on trouve aussi un musée consacré à l’histoire du génocide : la construction ethnique de la société rwandaise par les colons, le rôle des missionnaires catholiques, les discours justifiant la stigmatisation des Tutsis, les massacres prémonitoires, la montée de la haine, l’amitié de la France avec le futur régime génocidaire, la mise en œuvre de l’extermination, la vie après. » S’ajoutent « les archives du génocide que les chercheurs peuvent venir consulter ».

Les commémorations ont évolué avec le temps. Elles sont aujourd’hui moins brutales que les premières. Plus pédagogiques, aussi. Pour quelles raisons ? Éviter de traumatiser les rescapés et de provoquer chez les plus jeunes des effets de sidération ou de choc psychologique. « Parler du génocide, c’est prendre le risque de réveiller les traumatismes qui lui sont liés, expliquait en 2014 à La Croix le psychologue rwandais Augustin Nziguheba. Les souvenirs à l’occasion d’un chant, d’une image, d’un témoignage, d’un film peuvent resurgir avec une extrême violence et faire perdre pied avec le réel. Parfois définitivement. »

Des études comme celle dirigée en 2009 par le psychiatre rwandais Naasson Munyandamutsa, montrent que près de 29 % de la population (soit 2,65 millions de personnes) souffre de stress post-traumatique, 53 % de dépression, et que 74,4 % des habitants ont vécu un événement traumatique au cours de leur vie. « C’est pourquoi l’enseignement du génocide est très délicat chez nous. Nous savons que cela peut engendrer des troubles psychologiques importants chez les élèves, voire très gaves. Nous avons revu nos programmes et notre méthode en 2019 », explique l’historien Paul Rutayisire, professeur émérite d’histoire du Rwanda et de l’histoire du génocide des Tutsis à l’Université du Rwanda. « Désormais, précise-t-il, nous abordons ce sujet avec graduation. Nous ne le faisons étudier que dans le secondaire et dans le supérieur. Nous avons adopté une approche participative : les élèves sont appelés à commenter des textes, à consulter des livres, écouter des témoignages. Et on a introduit une histoire comparative des génocides. » Le sujet est d’autant plus délicat que tous les élèves sont issus de cette histoire : « Le professeur a en face de lui des enfants dont les parents sont en prison pour crime de génocide, d’autres sont des enfants de rescapés », rappelle Paul Rutayisire.

Dans ce contexte si singulier et si fragile, rien n’est plus facile que de marquer trop brutalement les enfants, d’entraîner des traumatismes en évoquant les dimensions de l’extermination, sa réalité et ses traces. « On doit faire attention à leur imagination, à la manière dont nous la convoquons dans les cours », souligne l’universitaire rwandais.

Il faut aussi veiller à la généalogie des élèves, la réalité de leurs liens familiaux, à leur histoire propre. « On peut élaborer de très bons manuels. Mais il nous est difficile de faire l’économie des traumatismes dans les familles, des souvenirs dans lesquels les parents se sont enfermés, des silences coupables, des silences liés à la douleur, au deuil », note-t-il.

Enseigner le génocide, c’est d’abord prendre en charge la dimension traumatique du sujet. « S’il faut prévenir les effets psychologiques négatifs de cet enseignement, il faut aussi penser à ses effets psychologiques positifs : aider l’élève à s’accepter, à faire le deuil de ses parents, à l’aider à dépasser une réalité familiale douloureuse », explique Jean Ruzindaza, le responsable du plaidoyer pour l’assistance aux rescapés de la Commission nationale de lutte contre le génocide. Et que dit-on du rôle de la France dans ces cours ? « Au début, on tapait dessus, répond Paul Rutayisire. Puis, on a pris conscience que tous les Français ne sont pas les mêmes. De sorte que l’on a commencé à distinguer les responsabilités. »

Dans les mémoriaux, les commémorations et les écoles, la question des victimes hutues et celle des crimes attribués à ceux qui ont libéré le Rwanda du régime génocidaire ne sont pas abordées. « Nous réfléchissons à le faire mais c’est complexe dans notre réalité », explique un proche du pouvoir, « car ce sujet est exploité par nos ennemis, par ceux qui veulent nous diviser, qui soufflent sur les braises des oppositions communautaires, qui prônent la théorie du double génocide. C’est un sujet explosif pour la paix sociale et le vivre-ensemble ».

Une analyse partagée par les principaux responsables de l’enseignement du génocide au Rwanda. « Il y a eu bien entendu des Hutus victimes des événements, de nombreux innocents ont été tués au Rwanda puis au Zaïre (ancien nom de la République démocratique du Congo, NDLR). Cependant, nous observons tous une montée du discours négationniste dans la diaspora rwando-congolaise : sur les réseaux sociaux, en France, en Belgique. L’idéologie du double génocide est véhiculée par ces gens-là »,constate Paul Rutayisire. « Alors que faire, interroge-t-il. Bâtir un mémorial pour les victimes hutues ? À côté d’un mémorial du génocide ? Mais alors, symboliquement, nous les mettons sur un pied d’égalité. Il ne faut pas être naïf, en allant dans ce sens, on participe à la relativisation du génocide et on donne du poids aux théoriciens du double génocide. » « Les rescapés du génocide ne le supporteront pas, tranche-t-il. Et sur ce plan, je privilégierai toujours leur point de vue. »

(1) De nombreux Hutus modérés ont également été tués par les génocidaires.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024