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Le 1er novembre dernier, dans la soirée, le président Michel Micombero, au pouvoir
depuis le coup d'Etat du 28 novembre 1966 qui avait mis fin à la monarchie, était à
son tour destitué par l'armée. Le régime est pratiquement tombé de lui-même, sans
coup férir. Un « Comité suprême révolutionnaire » de trente officiers se fixe comme
objectif de « redéfinir toute la politique nationale », de « remettre de l'ordre dans les
organes de l'Etat (…) en les débarrassant des éléments moralement incapables » et
de « mettre sur pied les organes du parti UPRONA ». Dix d'entre eux ont constitué
un comité exécutif chargé de suivre cette restructuration. Le colonel Jean-Baptiste
Bagaza est devenu chef de l'Etat le 9 novembre. Il a nommé premier ministre le
lieutenant-colonel Edouard Nzambimana, qui a présenté, le 13 novembre, un
gouvernement de dix-huit membres, dont quatorze civils, presque tous de nouvelles
figures sur la scène Politique de ce petit pays d'Afrique orientale.
Un peuple meurtri par une idéologie raciale
Il est impossible d'évoquer le Burundi sans parler aussitôt des Tutsis et des Hutus.
Mais il est difficile de donner une définition simple d'une situation complexe et quasi
unique en Afrique (1). Il ne s'agit en effet ni de tribus ni d'ethnies caractérisées, tous
les Burundis parlant la même langue et partageant les mêmes traditions à travers les
« collines » de ce magnifique bastion montagneux qui domine le nord-est du lac
Tanganyika. La particularité du Burundi et des autres royaumes voisins
(correspondant aux territoires actuels du Rwanda, de l'est du Zaïre, du nord-ouest de
la Tanzanie et de l'ouest de l'Ouganda) était la juxtaposition de grandes catégories à
vocation spécialisée, pastorale ou agricole.
A la fin du dix-neuvième siècle, lorsque les premiers explorateurs européens
atteignirent les bords des grands lacs, ils furent frappés par l'importance politique des
éléments Pastoraux dans certains de ces royaumes (notamment au Rwanda et en
Ankole). Impressionnés par la structure de ces monarchies et surpris de rencontrer au
milieu des « ténèbres » de l'Afrique des traits physiques ou culturels qui ne
répondaient pas au cliché habituel du « nègre », ces voyageurs, à la suite de l'Anglais
Speke, appliquèrent à cette partie de l'Afrique une idéologie de races déjà rodée, au
nord-est du continent, à savoir celle de l'existence d' « Européens noirs » que l'on
baptisa alors Chamites ou Hamites et que l'on supposa venus d'Asie via l'Ethiopie ou
le Nil. Cette mythologie, aujourd'hui récusée par les chercheurs sérieux, eut un impact
extraordinaire sur la vision des colonisateurs allemands puis belges au Burundi.
Un portrait stéréotypé et caricatural du Tutsi, « pasteur hamite, conquérant de 2
mètres de haut », opposé au Hutu, « agriculteur bantou, autochtone de petite taille »,
s'imposa dans la tradition écrite occidentale. Et, dans leur pratique de l'administration
indirecte, les colonisateurs firent coïncider le remodelage des institutions dites
féodales de l'ancienne royauté avec une promotion politique de la « race supérieure »
tutsi. En 1899, le premier officier allemand qui osa attaquer les guerriers du grand roi
Mwezi refusa de recevoir une délégation de deux conseillers influents du roi, car on lui
avait dit que c'était des Hutus. En 1936 on pouvait lire sous la plume du résident belge
Pierre Ryckmans : « Les Batutsis sont destinés à régner sur les races inférieures qui
les entourent. »
La société burundaise fut victime d'un double quiproquo : la racialisation d'anciens
clivages sociaux d'une autre nature et la tendance à y importer la rigidité de la
hiérarchie rwandaise, jugée plus « parfaite » dans le cadre de l'ancien Ruanda-Urundi.
Le prix de cette politique se paya à partir des années 60.
La proclamation de la République au Rwanda en 1961 par Grégoire Kayibanda fut
suivie de l'exil ou du massacre de milliers de Tutsis. Le Burundi semblait pouvoir
échapper à ce déchaînement : la famille royale y constituait une catégorie à part, non
tutsi, et, malgré la politique coloniale, les Hutus y avaient gardé une influence
sensible. Mais l'obsession du génocide le gagna sous la double influence des réfugiés
tutsis rwandais et de leaders hutus persuadés de l'approche d'une révolution
identique qui leur donnerait le pouvoir par le jeu automatique de la majorité
« ethnique » (80 à 85 % de la population). La première explosion eut lieu en octobre
1965 : tentative de coup d'Etat hutu, massacres de Tutsis en province de Muramvya,
répression contre les cadres hutus. Ces événements représentèrent un traumatisme
qui conditionna toute la vie politique depuis dix ans. La monarchie restée en place
après l'indépendance (en 1962) fut jugée incapable de maintenir l'unité nationale. La
République, proclamée par M. Micombero en novembre 1966, apparut comme le gage
d'un renouveau qui permettrait de surmonter ces divisions.
L'effritement d'un régime
Durant quelques années, le régime sembla s'engager sur la voie des réformes. Mais les
événements de 1972 (massacres de Tutsis dans le sud du pays par des groupes de
rebelles hutus en avril, répression massive et cruelle dirigée contre toutes les élites
hutus en mai-juin) plongèrent le pays dans un drame tel qu'il n'en avait jamais connu.
Seules la peur et la démoralisation qu'il a laissées derrière lui peuvent expliquer qu'un
régime impliqué dans une telle catastrophe ait pu encore survivre quatre ans. En fait,
la déception était perceptible depuis 1969. Les trois piliers du régime - le parti
UPRONA, l'armée et le président lui-même - virent progressivement leur autorité se
désagréger.
L'UPRONA (parti d'Unité et de progrès national), créé à la veille de l'indépendance
par le prince Louis Rwagasore (le « héros national » assassiné en octobre 1961),
déclaré parti unique en 1966, n'a jamais tenu de congrès national (mis à part celui
d'octobre 1974, chargé de réélire sans discussion le président Micombero). Sa charte,
élaborée en 1967, affirme des principes de justice et de progrès, mais ce qui prime,
c'est l'appareil du parti, souvent lié à l'administration, voire à la police, selon les règles
du « centralisme démocratique » et chargé en fait d'encadrer la population. Les
organisations parallèles (Union des travailleurs burundais, Union des femmes
burundaises, Jeunesse révolutionnaire Rwagasore) sont de plus en plus étouffées. Les
étudiants de la J.R.R. ne purent tenir de congrès depuis 1973.
La Constitution, promulguée seulement en juillet 1973, concentrait les pouvoirs aux
mains du général-président-secrétaire national de l'UPRONA. Mais celui-ci, plus à
l'aise dans l'art de manœuvrer les personnes que dans celui de gérer les affaires, était
de plus en plus traité comme un roi, depuis les chansons populaires l'invitant à
« régner » jusqu'au style courtisan de son entourage. Le milieu politique de
Bujumbura (une capitale de cent mille habitants) se scindait en petits groupes liés par
des affinités personnelles, des relations familiales ou selon l'origine régionale. Ce type
de rivalités éclata notamment lors d'un grand procès politique en 1971. On a beaucoup
parlé de « régionalismes » ou de « clans » définitions trop superficielles. En voici un
exemple. Les politiciens les plus influents étaient ceux originaires de la même
province que M. Micombero, celle de Bururi. Or leur principal dirigeant,
M. Simbananiye, resta ministre sans interruption depuis mars 1971, tandis que l'un de
ses « compatriotes » (ils sont de la même commune), M. Bimazubute, ministre entre
la fin de 1972 et la fin de 1975, fut renvoyé en 1976 « sur sa colline », sorte de
relégation devenue ces derniers temps la forme burundaise des lettres de cachet. On
risque de ne rien comprendre au dernier coup d'Etat si l'on méconnaît l'existence
d'options politiques divergentes derrière la grille des classements
géo-ethnographiques.
L'armée elle-même n'a pas échappé aux effets de ces intrigues de cour. Les rivaux
éventuels de M. Micombero furent successivement éliminés, en 1969 (procès d'un
complot hutu) puis en 1971 (procès contre des Tutsis qualifiés pour l'occasion de
« royalistes »). Les promotions et les nominations militaires étaient aussi des enjeux
pour les groupes politiques. L'armée se voyait l'otage d'une sorte d'extrémisme
pro-tutsi et prise dans un cercle vicieux : l'immobilisme politico-social menait à terme
vers de nouvelles crises violentes, mais les critiques contre ce statu quo étaient
étouffées au nom de la paix et de l'unité.
Le sort des paysans
Ces débats ont en fait laissé la masse rurale indifférente, même si leurs effets étaient
tragiques. Ils passionnent une minorité citadine qui représente 2 ou 3 % de la
population (commerçants, employés, les dix mille fonctionnaires, avec leurs familles).
Avec une croissance annuelle de plus de 2 % ce pays approche des quatre millions
d'habitants et atteint une densité - exceptionnelle en Afrique - de cent quarante
habitants au kilomètre carré. Sa population a quadruplé depuis le début du siècle, et il
voit ses équilibres écologiques et sociaux se disloquer. Les propriétés se chiffrent en
ares et le moindre accident pluviométrique est une menace de disette, on l'a vu en
1975. Or la production vivrière a été plutôt négligée par les pouvoirs au profit des
cultures d'exportation : café et coton Attaché de recherche au C.N.R.S. depuis la
colonisation, thé depuis quelques années avec l'aide du Fonds européen de
développement (FED) (1100 tonnes en 1975). Mais les récoltes sont très fluctuantes
(30 000 tonnes de café en 1974, 16 000 en. 1975, de nouveau une bonne récolte en
1976) et soumises aux aléas des cours internationaux (le gel au Brésil a été apprécié au
Burundi !). La récolte annuelle de café permet de payer l'impôt et de faire quelques
achats en revanche les paysans n'apprécient guère le coton (en recul) et le thé (payé
0,15 FF à 0,30 FF par kilo selon les cas), car les vivres (haricots, bière de banane, etc.)
rapportent plus et, avec l'autoconsommation, fournissent 80 % au moins de leurs
revenus. Un effort a été fait dans la plaine au nord du lac Tanganyika (l'Imbo) avec
l'aide du FED, 2 000 hectares de riz ont été plantés.
Un chômage latent, énorme, ne peut être résorbé, vu la faiblesse des industries de
Bujumbura. La découverte de riches gisements de nickel au sud-est et au centre du
pays, avec l'aide du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a
ouvert la perspective d'un doublement du produit intérieur brut, mais le consortium
international en projet en est aux études de rentabilité, compte tenu des
investissements nécessaires en matière de transports et d'énergie. Les frontières des
nouveaux Etats rendent très difficile l'émigration. Ajoutons les carences médicales (un
médecin pour quarante mille habitants, alors qu'une infime minorité se fait soigner en
Europe aux frais de l'Etat comme le rappelait récemment un groupe d'étudiants
burundais en médecine) et les limites de la scolarisation (19 % en 1972, dont les deux
tiers ne terminent pas l'école primaire, quelques milliers d'élèves dans le secondaire,
quelques centaines à l'université). L'étroitesse des places dans les écoles, puis des
possibilités d'emploi, aiguise la concurrence et fait jouer le népotisme et les passions
« ethniques ». C'est à ce niveau, comme à celui de la politique sociale globale, que se
jaugera l'effort de justice du nouveau régime.
Mais le sort du pays dépend largement de l'étranger. Les deux tiers de ses
exportations vont aux Etats-Unis (le café est lié au dollar), les deux tiers des
importations viennent du Marché commun. L'enseignement, la santé, l'équipement
économique, bénéficient de différentes coopérations (chiffres de 1975, en millions de
dollars : ONU (5,5), FED (5), Belgique (8), France (3,6), Allemagne (1,3), U.R.S.S. (1),
Chine, Roumanie, émirats arabes, etc. Mais la diffusion d'un mode de vie occidental
en ville accroît le déficit de la balance commerciale. Outre 52 000 Rwandais et 35 000
Zaïrois, on trouve au Burundi un millier d'Asiatiques et quelque 5 000 Européens
(dont 3 000 Belges, 750 Français et 600 Grecs). Plus de la moitié des professeurs du
secondaire sont étrangers. Les banques sont liées aux firmes belges Belgolaise et
Lambert. L'armée est équipée par la France.
Le commerce, après l'échec de l'Association des commerçants barundis, est toujours
dominé par des étrangers (Belges, Grecs, Pakistanais, Rwandais) qui spéculent sur les
prix des denrées de première nécessité, et font partir leurs devises. Le salaire moyen
d'un fonctionnaire (environ 600 FF), bien que quatre ou cinq fois supérieur à celui
d'un ouvrier, est resté stable de 1963 à 1976. Certains ont été tentés par les
compensations proposées par ces milieux d'affaires. Trop de faux problèmes ont
empêché ce pays, un des vingt-cinq les plus pauvres du monde, de penser réellement à
son développement, c'est-à-dire à ses paysans en tant que tels.
Un style justicialiste
Ces données aident à comprendre les thèmes développés par le colonel Bagaza dans sa
proclamation du 2 novembre. Il y dénonce un pouvoir fondé sur l'intrigue, la
corruption et la « fête permanente », l'étouffement et la folklorisation du parti
(notamment dans la préparation du congrès prévu pour le 14 novembre par l'ancien
régime), l'absence de cohésion gouvernementale et l'incohérence économique, la
croissance d'une classe bourgeoise composée d'éléments nationaux et étrangers vivant
de la spéculation et de la corruption aux dépens des paysans et des ouvriers. Il
conclut : « Après dix ans de pouvoir sans partage, tout est à faire ou à refaire. »
Seule la politique extérieure reste intangible : bon voisinage (ce qui signifie la
poursuite de la Communauté économique des Grands Lacs, structurée en septembre
dernier à Gisenyi avec le Rwanda et le Zaïre), neutralisme et aide aux peuples
opprimés (le Burundi a été un des premiers à reconnaître le M.P.L.A. en 1975 et le
gouvernement Sahraoui en 1976).
On retrouve dans ce discours de style justicialiste des échos des analyses des milieux
intellectuels, par exemple celles du Cercle des étudiants barundis en Belgique qui
rassemble des Hutus et des Tutsis (2). Les premières interprétations visant à classer
les auteurs du coup d'Etat dans tel pu tel clan régionaliste se sont révélées fausses. Le
nouveau chef de l'Etat est d'ailleurs de la même commune que l'ancien (celle de
Rutovu) et, surtout, les officiers du C.S.R. comme ceux du comité exécutif sont de
toutes les provinces. La même volonté d'ouverture s'observe dans le gouvernement
(dont quatre membres sont hutus). Le choix des portefeuilles attribués aux ministres
militaires (Nzambimana, Ruhwikira, Bandusha et Kayibigi) : plan, information, santé
et agriculture, laisse penser que l'accent sera mis désormais sur les problèmes
économiques et sociaux, notamment dans les campagnes (deux secrétaires d'Etat sont
adjoints au ministre de l'agriculture).
Certes, il faut attendre les actes. Le régime ne résoudra pas aisément des problèmes
sociaux qui se posent à toute l'Afrique et il n'effacera pas sans difficulté le fossé creusé
par les morts de 1972. Mais pour rompre précisément avec cette aliénation et avec la
perspective sans issue de massacres en série, il sera tenu de mener une politique
sociale et de dialogue avec les masses rurales. Les quinze années précédentes ont été
une dure leçon pour le Burundi et le Rwanda (où le régime a changé aussi depuis
1973), en révélant aux élites de ces deux pays qu'on ne peut plus se contenter de parler
abstraitement (ou racialement) du « peuple » si on songe à le faire réellement
progresser.
(1) Cf. Bernard Aupens, « La nation survivra-t-elle aux massacres successifs ? », dans Le
Monde diplomatique de juin 1972.
(2) Voir son bulletin L'Etudiant patriote de mai 1976. Autres ouvrages à consulter sur le
Burundi : « Le Burundi », Notes et études documentaires, 17 février 1967 ; « Burundi et
Rwanda, 1972-1974 », Universalia, 1975, pages 182-184 ; « Eglise et Etat au Burundi »,
Cultures et Développement, 1975, I, pages 3-32.