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L'ORGANISATION de l'unité africaine (OUA) vient de désigner un comité
d'éminentes personnalités chargé d'enquêter sur le génocide rwandais et ses
répercussions. A peine remarquée, cette décision, adoptée le 28 février, a pourtant son
originalité : son but est en effet non pas de reproduire le travail du Tribunal pénal
international d'Arusha - qui enquête sur les responsabilités individuelles dans les
massacres -, mais de s'assurer que les institutions internationales ont bien rempli
leurs obligations, conformément à la convention sur les génocides de 1948 (1).
Même si l'OUA doute pouvoir parvenir pleinement à ses fins, cette initiative unique
pourrait être la base d'un nouveau modèle d'action humanitaire en Afrique -
comparable à celui créé par les Alliés en Europe dans les années 40. Les Africains
examineront ainsi - entre autres - les agissements de l'Organisation des Nations unies
(ONU) et de l'OUA, accusées d'avoir toutes deux gravement manqué à leurs
engagements.
Le continent africain est en train d'émerger de ce que l'on pourrait appeler sa « guerre
mondiale ». Il y a dix ans, les conflits en Angola, en Ethiopie, en Somalie et au Soudan
atteignirent des sommets en matière de bain de sang. Au point que, voilà quatre ans,
le journaliste américain Robert Kaplan annonçait que l'Afrique était au bord d'un
irréversible chaos. Son article « The coming anarchy », publié dans l' Atlantic Monthly
en février 1994, avait frappé bon nombre de responsables politiques occidentaux par
son redoutable pessimisme : selon lui, la surpopulation, les épidémies, la dégradation
de l'environnement et le développement de la criminalité constituaient désormais les
principales menaces contre la sécurité - les Occidentaux, ajoutait-il, ne disposant pas
des moyens adaptés pour y remédier.
Certains attribuent d'ailleurs à la « doctrine Kaplan » la réticence de l'administration
Clinton à intervenir au Rwanda durant le génocide. Pourtant, le journaliste ne se
voulait pas isolationniste : il soulignait, au contraire, la nécessité pour l'Occident
d'intervenir afin de ne pas être à son tour contaminé par cette maladie.
Acheminer l'aide à tout prix
EN cette année 1994, l'Afrique touchait le fond. Après la fin de la guerre froide et en
dépit des espoirs, vite déçus, d'une paix et d'une démocratie universelles, les
problèmes du continent paraissaient insolubles. De nouvelles formes de guerre se
répandaient. Les Etats centralisés s'étiolaient ou s'effondraient. Les armées
conventionnelles cédaient la place à des milices et guérillas vivant du pillage - un mal
qui prit rapidement des allures d'épidémie. Des « innovateurs » tels que M. Charles
Taylor, aujourd'hui président du Liberia, n'hésitèrent pas à enrôler des enfants dans
leurs troupes de choc, exploitant leur docilité pour les missions les plus dangereuses.
Les atrocités commises au Mozambique par le Renamo en vue de terroriser la
population civile semblaient être devenues un modèle pour tous les rebelles. Des
despotes tels que Mobutu Sese Seko, malgré leur chute sans cesse annoncée,
continuaient à s'enrichir en dépit de - ou plutôt grâce à - la décadence de leur pays.
Mais le désastre prit, au Rwanda, une ampleur sans précédent : près d'un million de
personnes étaient massacrées en moins de cent jours.
Fondées sur des politiques identitaires et menées par des forces non
gouvernementales dans des buts économiques et ethniques locaux, les « nouvelles
guerres » constituent, il est vrai, un phénomène de plus en plus répandu. Dans leur
livre, New Wars, Mary Kaldor et Basker Vashee en montrent des exemples dans tous
les continents, et en particulier en Europe , où ils se concentrent sur la
Yougoslavie (2). Mais, dans le cas de l'Afrique, le processus de fragmentation militaire
fut des plus rapides et des plus inquiétants.
Parallèlement, de nouveaux principes humanitaires - incluant des interventions
militaires - étaient avancés par l'ONU et les autres organisations internationales. Tout
commença à partir de considérations politiques ad hoc, dans le but de garantir un
accord politique au Cambodge et d'éviter qu'un massacre n'éclate sous l'œil des
caméras lors de l'exode des Kurdes irakiens. Puis apparut rapidement, sur la base de
ces précédents isolés, une dimension légale universelle.
Pendant plus de quarante ans, après l'adoption des conventions de Genève en 1949, le
droit humanitaire international avait avant tout veillé à la protection des prisonniers
de guerre, des blessés et des civils. La place légale accordée à l'aide humanitaire
demeurait marginale, même après la révision des protocoles en 1977. Le changement,
radical, s'opéra à la suite d'une série de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité
des Nations unies au début des années 90 - comme celles concernant la Bosnie, qui
insistaient fréquemment sur la protection des convois humanitaires. De même, la
raison d'être de l'opération « Restore Hope », menée par les Etats-Unis en Somalie,
était de créer un environnement sûr pour la livraison de l'aide humanitaire. La
première tâche de la communauté internationale devint - sans qu'on en ait jamais
ouvertement débattu - de délivrer son aide. Du coup, le droit international devait
avant tout protéger les « dispenseurs d'aide ».
Ainsi naquit l'« impunité humanitaire », fondée sur l'hypothèse selon laquelle celui
qui apporte l'aide ne peut faire que le bien. Voilà une distorsion extraordinaire du
droit humanitaire international. Elle s'explique notamment par le fait que les
belligérants eux-mêmes n'étaient pas représentés lors du vote des résolutions ou de
l'établissement des « principes humanitaires ». Et pour cause, si l'on suit Robert
Kaplan : les belligérants en question étant des chefs de guerre à la tête d'armées de
bandits tribaux indisciplinés, ils ne sauraient bénéficier d'une quelconque
reconnaissance, et, de toute façon, ils ne respecteraient pas de tels principes.
En revanche, ces nouvelles doctrines servent bien les intérêts institutionnels des
Nations unies et de leurs agences. Ainsi le Haut - Commissariat aux réfugiés des
Nations unies (HCR), faute d'être le représentant diplomatique des réfugiés,
ressemble-t-il plutôt à une entreprise de livraison de nourriture, et ses budgets ont
considérablement augmenté. Des organisations non gouvernementales telles que Care
ou Médecins sans frontières bénéficient aussi largement de l'extension de cette
protection privilégiée.
La manifestation la plus frappante de l'impunité humanitaire s'est sans doute
produite en Somalie. Dans leur chasse au chef de faction Mohamad Farah Aidid, les
Nations unies ont, à plusieurs reprises, violé les conventions de Genève, ouvrant le feu
au hasard sur des civils, bombardant des hôpitaux et emprisonnant de nombreux
Somaliens sans aucun chef d'accusation - selon The Philadelphia Inquirer, les troupes
américaines auraient tué plus de 1 000 civils en 1993 (3). Interrogé à ce sujet par
l'auteur, l'attorney militaire de l'ONU rétorque que les Nations unies n'ont pas signé
les conventions de Genève et n'étaient donc pas techniquement liées à celles-ci : leur
autorité découlait d'une résolution du Conseil de sécurité autorisant « toutes les
mesures nécessaires » !
Hypnotisés par le carnage humain de cette guerre urbaine, la plupart des observateurs
négligèrent cette innovation légale du droit humanitaire et ces dérangeantes
implications. Les événements qui suivirent le génocide rwandais fournirent un autre
exemple, à l'occasion duquel les agences internationales découvrirent que l'impunité
avait un prix.
En juillet 1994, près d'un million de Rwandais fuient vers le Zaïre, où le HCR leur
offrait assistance et protection. Mais ces gens ne sont pas des réfugiés : la convention
de 1951 définit un réfugié comme « fuyant une crainte fondée de persécution » et
interdit que ce statut soit accordé aux criminels de guerre. Or, loin de se produire de
manière spontanée, l'exode rwandais est organisé par les mêmes forces qui ont mis le
génocide à exécution et continuent à régenter la vie des civils prisonniers des camps
de « réfugiés ». Les persécuteurs, ce sont ces soldats fugitifs plutôt que le
gouvernement rwandais. Et pourtant ils sont accueillis comme « réfugiés » au même
titre que les civils : nourris, soignés, protégés. Aucun d'eux n'est désarmé. En violation
de la convention africaine sur les réfugiés, les camps restent sur la frontière
rwandaise, et les extrémistes peuvent y établir des bases militaires.
Certes, il n'était pas facile de faire face. Mais en protégeant les camps, et donc la milice
extrémiste, le HCR n'a guère contribué à l'amélioration de la situation. Car dans le
même temps les massacres organisés par les extrémistes remobilisés recommençaient
à s'intensifier dans l'ouest du Rwanda. Le gouvernement rwandais optait finalement
pour la dernière action possible - une attaque militaire -, et le HCR, décrivant la
situation dans des termes qui auraient pu être tirés de l'article de Robert Kaplan
(« chaos imminent », « famine généralisée »), faisait appel à une force internationale
pour protéger les camps. Finalement, celle-ci ne sera pas déployée, car les troupes
rwandaises et les rebelles zaïrois remporteront une victoire décisive avant l'arrivée
prévue des renforts. La plupart des « réfugiés » retourneront spontanément chez eux.
Au nom des principes humanitaires, le HCR et bon nombre d'agences humanitaires
ont donc « couvert » une force militaire extrémiste. Deux ans et demi durant, l'ONU
n'a pris aucune sanction contre l'utilisation abusive de ses programmes : des centaines
de millions de dollars destinés à l'aide humanitaire avaient pourtant été détournés
pour soutenir un nouveau génocide. Pour beaucoup d'Africains - y compris les forces
dirigeantes du Rwanda comme de plusieurs pays voisins -, les Nations unies et ces
agences avaient discrédité le droit humanitaire international. Comment s'étonner, dès
lors, que les forces de M. Laurent-Désiré Kabila, dans leur marche sur Kinshasa,
n'aient laissé qu'une marge minime aux agences humanitaires ? La situation avait
basculé d'un extrême à l'autre.
Une légitimité à reconstruire
L'ENTHOUSIASME suscité par l'idée d'intervention humanitaire est retombé, tout
comme le pessimisme qui la sous-tendait s'est dissipé. Si beaucoup de conflits en
Afrique demeurent insolubles - comme ceux du Soudan et de la Sierra Leone -, la
généralisation de nouvelles formes de guerre ne s'est pas produite. Cela s'explique par
les succès militaires qu'ont remportés des armées plus conventionnelles - au Rwanda
et en Erythrée par exemple -, mais aussi par l'assurance politique de leurs dirigeants.
Les Etats agissent aujourd'hui de manière plus conventionnelle, et l'on peut espérer
une « normalisation » politique du continent qui, il y a quatre ans, semblait
inconcevable.
Néanmoins, vu le discrédit des Nations unies, il est tentant pour les dirigeants
africains de s'accorder une autre sorte d'« impunité », justifiant leurs actions au nom
de la seconde libération du continent. Si le droit humanitaire doit renaître en Afrique,
il devra donc être négocié avec les militaires et responsables politiques africains qui
décident de l'avenir du continent. Et le plus important, c'est que la « doctrine » de
l'« impunité humanitaire » soit définitivement oubliée, et que les agences
humanitaires considèrent leur tâche avec un peu plus d'humilité.
A l'instar des agences internationales, armées et gouvernements africains devraient
faire l'objet d'une enquête. Il est essentiel que les crimes et les erreurs passés soient
reconnus. Le comité d'éminentes personnalités créé par l'OUA pour enquêter dans la
région des Grands Lacs est l'occasion pour l'Afrique de prendre ses responsabilités.
ALEX DE WAAL
* Codirecteur d'African Rights, Londres.
(1) Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre
1948.
(2) Mary Kaldor et Basker Vashee, New Wars, Frances Pinter, Londres, 1998.
(3) Cité par The Observer, Londres, 22 mars 1998.