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Youna Rivallain, envoyée spéciale à Saintes, Saint-Jean d’Angély, Pons et Montlieu-la-Garde.
Le père Yves Guiochet, vicaire général du diocèse de La Rochelle et Saintes, vient de raccrocher avec son évêque, Mgr Georges Pontier. Nous sommes en 1999. La Conférence des évêques de France leur demande d’accueillir un prêtre rwandais réfugié en Belgique après le génocide, le père Marcel Hitayezu. Avant d’accepter, Mgr Pontier se renseigne. Soucieux de venir en aide à un prêtre réfugié, le diocèse accueille finalement le père sans le connaître, et le nomme vicaire de la paroisse de Saint-Jean-d’Angély.
14 avril 2021. Vingt-deux ans après son arrivée, cela fait six mois que le père Marcel est vicaire de la paroisse de Montlieu-la-Garde, dans le sud du diocèse. À 6 heures du matin, des gendarmes réveillent et interpellent le prêtre au presbytère, avant de le conduire en détention provisoire à Fleury-Mérogis. Chefs d’accusation : « génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité », pour des faits qu’il aurait commis en avril 1994 dans sa paroisse de Mubuga, au Rwanda. Présumé innocent, le père Marcel est accusé d’avoir privé de nourriture et d’eau les 4 000 Tutsis réfugiés dans son église, et d’avoir fourni des vivres aux miliciens venus les massacrer.
Apprenant la nouvelle, Céline Le Guilloux, qui a travaillé comme aumônier d’hôpital à Saintes aux côtés du père Hitayezu pendant six ans, en a eu la nausée. « Je ne comprends pas », répète-t-elle. Comme toutes les personnes contactées par La Croix, elle se laisse difficilement convaincre de répondre aux questions. « Le père Marcel, il faut le laisser tranquille. » Chez les Petites sœurs des pauvres de Saintes, où Marcel Hitayezu était aumônier adjoint, la réaction au téléphone est épidermique. « Les personnes âgées sont très choquées, on ne veut pas parler à des journalistes, merci, au revoir », lance une sœur au standard. L’incarcération du prêtre, qui sera libéré le 5 mai sous contrôle judiciaire, a provoqué la sidération. Paroissiens, curés, collègues, tous ont la même réaction : « On pensait que c’était fini. »
Peu après son arrivée en France, le passé du prêtre ne tarde pas à faire surface et ce même si, en accueillant le père Hitayezu, le diocèse ne juge à l’époque pas utile d’annoncer aux paroissiens de quel pays il est originaire. C’est fin 1999, lorsque le prêtre fait une demande pour obtenir le statut de réfugié auprès de l’Ofpra, que l’évêque découvre les accusations qui pèsent contre lui. La procédure sera longue : douze ans. En 2011, une décision du Conseil d’État lui accorde finalement le statut de réfugié. Après enquête, il apparaît que le père Marcel s’est enfui, laissant les Tutsis réfugiés dans son église aux mains de leurs bourreaux. Rien ne permet d’affirmer que le père Hitayezu a permis ou facilité ces crimes. Il ne peut donc pas être exclu du statut de réfugié pour ce motif.
Pourtant, en 2015, le Rwanda émet un mandat d’arrêt international contre lui. La cour d’appel de Poitiers valide la demande d’extradition… qui sera annulée par la Cour de cassation. En 2019, de nouvelles plaintes permettent l’ouverture d’une instruction en France, qui conduit en avril dernier à l’interpellation du prêtre. Le père Hitayezu, qui nie les accusations, a refusé les sollicitations de La Croix. Pour Guy Aurenche et Vincent Asselineau, son ancien et son actuel avocat, le père Marcel n’est « ni un saint ni un génocidaire ». Mgr Bernard Housset, évêque de La Rochelle et Saintes de 2006 à 2016, reprend les propos de son prédécesseur Mgr Pontier : « J’ai acquis la conviction qu’il était plus victime que coupable. »
Au presbytère de Saint-Jean-d’Angély, le père Jacques Sureau, curé actuel que l’on surnomme la « mémoire du diocèse », a sorti une photo jaunie. Une image du déjeuner du mercredi auquel participent chaque semaine les prêtres du doyenné depuis des décennies. Le père Marcel y apparaît, moustache fournie et lunettes à monture métallique. « Il fallait accueillir ce prêtre, on avait de la place. On est passés aux actes, sans état d’âme », résume le père Sureau, à l’époque vicaire de la paroisse. Il raconte l’adaptation difficile du père Marcel, abattu, mal à l’aise. « Nous ne savions pas comment faire pour qu’il se détende. » Il ne parle pas du Rwanda. Et personne n’ose lui poser la question. Trop délicat. « Nous sentions qu’il n’avait pas envie d’en parler. Nous ne savions pas comment aborder le sujet », se souvient le curé.
Le prêtre rwandais évoque parfois ses années d’errance à travers l’Afrique. Sa fuite du Rwanda grâce à l’opération Turquoise en juin 1994 ; son arrivée à Bukavu, dans le Zaïre de l’époque le 14 août, et son aide à l’installation d’un camp de réfugiés ; l’évacuation forcée du camp et le massacre des réfugiés hutus, en octobre et novembre 1996, par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo ; sa fuite dans la forêt à travers l’est de l’Afrique où, en mangeant des racines, il contracte l’hépatite B. Après deux années d’exode, il aurait été recueilli à Nairobi, 400 km plus loin, par les Pères Blancs.
En Charente-Maritime, le prêtre rwandais se reconstruit une famille auprès des paroissiens : Nicole Boutinet, qu’il continue d’appeler « Madame Nicole » après vingt ans, qui lui prépare les plats en sauce qu’il aime tant et chez qui il déjeunait encore deux jours avant son arrestation. Michel Paillé, moniteur d’auto-école, qui passe ses samedis matin à lui donner des leçons de conduite pour son permis, que le père Hitayezu obtiendra au cinquième essai. Le docteur Jean-Luc Jourdain de Saint-Jean-d’Angély, qui devient son médecin traitant et l’est toujours aujourd’hui.
Les paroissiens se souviennent d’un homme à l’écoute, souriant, cultivé, doté d’une mémoire d’éléphant. D’autres parlent d’un homme discret, qui a beaucoup souffert. Tous se remémorent ses homélies, « très longues » pour certains, « épouvantables » pour d’autres. « De vrais discours sous le baobab ! », sourit encore Marie-Noëlle Lepeu, paroissienne de Pons. Elle avoue ne pas avoir lu les articles sur son ancien vicaire. Elle préfère se raccrocher à l’image de l’homme qu’elle connaît. Celui qui, tous les matins, faisait une grande marche dans les rues de la cité médiévale et connaissait tous les commerçants du bourg.
Le père Marcel, accusé de génocide… « Tel que je le connais, il n’a pas pu faire ça », répète Jean-Pierre Fricain, paroissien de Saint-Jean-d’Angély. Depuis que les deux hommes se sont rencontrés, le père Hitayezu ne cesse de lui demander de l’aide : pour prendre un billet de train, une chambre d’hôtel, faire réviser sa voiture… Bien qu’il soit en mission dans une autre paroisse, Marcel l’a encore appelé l’autre jour pour que Jean-Pierre l’aide à faire fonctionner son ordinateur. « Il veut bien faire mais il manque de confiance en lui. Il est incapable de prendre une initiative. Parfois je lui dis ”Marcel, je ne serai pas toujours là” ! »
« C’est un homme fragile, pas un homme de pouvoir », estime Céline Le Guilloux, à Saintes. Si elle n’a jamais forcé les confidences sur le Rwanda, sujet qu’elle sentait trop douloureux, ses discussions avec le père Marcel lui ont donné envie de visiter le pays des milles collines. « Il en parlait comme un pays de lait et de miel. Mais il m’a toujours dit qu’il ne voudrait pas y aller : s’il y retourne, il n’y aura pas de procès… »
Comme beaucoup d’autres, le père Jacques Sureau cogite. Et si c’était vrai ? Et si le père Marcel, petit homme fluet au sourire éclatant, s’était rendu coupable de complicité de crimes contre l’humanité ? « Et à sa place, si c’était soit eux, soit moi, qu’est-ce que j’aurais fait ? » Ces questions, tous se les sont posées. La tête dans les mains, le curé de Saint-Jean-d’Angély fait une pause. Et ne parvient pas à finir sa phrase. « Et si c’était vr… Non ce n’est pas possible. »
Repères. Le parcours du père Marcel Hitayezu
6 août 1987. Ordonné prêtre à Mukungu, dans le diocèse de Nyundo.
Avril 1994. Entre 4 000 et 5 500 Tutsis se réfugient dans la paroisse de Mubuga, où le père Marcel officie. Ils y seront massacrés entre le 11 et le 17 avril.
De novembre 1999 à septembre 2008. Vicaire de la paroisse de Saint-Jean-d’Angély.
De septembre 2008 à septembre 2010. Vicaire de la paroisse du pays de Matha.
D’octobre 2010 à septembre 2014. Prêtre à la paroisse de Pons et de Gémozac.
De septembre 2014 à septembre 2020. Aumônier adjoint des Petites sœurs des pauvres à Saintes ainsi qu’à l’hôpital.
Depuis septembre 2020. Vicaire de la paroisse de Montlieu-la-Garde.
Quelles règles pour accueillir un prêtre étranger ?
L’affaire Hitayezu pose la question des règles que se fixe l’Église de France avant d’accueillir un prêtre étranger.
Ils sont environ 2 500 sur le territoire français. Les prêtres « venus d’ailleurs » sont de plus en plus nombreux à venir officier dans les paroisses françaises, souvent dans des zones rurales. Qu’ils viennent pour un court ou un long séjour, tous sont accompagnés par la « cellule accueil ». Mise en place en 2013 par la Conférence des Évêques de France (CEF) et la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), cette structure accompagne les prêtres, religieux et religieuses étrangers dans leurs démarches administratives pour venir en France, ainsi que les diocèses qui les reçoivent.
« En ce qui concerne les prêtres diocésains, la venue d’un prêtre étranger dans un diocèse français se fait généralement par l’intermédiaire des deux évêques qui se connaissent », explique le père Michel Fournier, qui fut responsable de la cellule accueil et directeur adjoint du Service national de la Mission universelle de l’Église, de 2014 à 2020. L’évêque qui reçoit s’engage à subvenir à ses besoins ; l’évêque qui envoie se porte garant de la bonne moralité du prêtre. Une convention est alors établie entre les deux diocèses, qui permettra au prêtre ou à la religieuse d’obtenir un visa. Une enquête est alors réalisée par l’ambassade pour juger de l’émission ou pas du visa.
Dans le cas de pays où le climat politique est instable, la situation peut nécessiter une certaine souplesse : négociations discrètes avec les ministères des affaires étrangères et de l’intérieur, exfiltrations parfois. « Il peut arriver qu’un prêtre soit originaire d’un pays en conflit et qu’il fasse la demande de visa depuis l’ambassade d’un autre pays où il est réfugié. Les ambassades se contactent alors entre elles pour savoir si la personne est au-dessus de tout soupçon », explique le père Fournier. Il se peut également que des prêtres réfugiés arrivent en France grâce à l’intermédiaire des évêques, et fassent ensuite la démarche pour obtenir le statut de réfugié – ce fut d’ailleurs le cas du père Hitayezu. « En général, la cellule accueil n’apprend qu’après coup que la personne est réfugiée », précise l’ancien responsable.