Citation
Denis Tillinac aussi ? Après Stephen Smith et sa « négrologie », pamphlet triste et
méprisant (lire page 13, l'article de Fred Eboko, « “Nécrologie” : chère Afrique
cauchemar »), l'écrivain proche du président Jacques Chirac se penche à son tour sur
le lit de l'Afrique malade : « Quarante ans après les indépendances, le bilan n'est pas
glorieux (1). » La « sinistrose » semble atteindre ceux qui se sont toujours proclamé
les « meilleurs amis » du continent noir. Dans le même temps, en Côte d'Ivoire – jadis
fleuron du pré carré français – des voix s'élèvent, parfois très violentes, contre l'ancien
colonisateur. Il est vrai que les Africains ne sont pas tendres envers eux-mêmes non
plus (2).
Le grand public de l'Hexagone, qui suit peu ces questions, est probablement surpris,
un peu interloqué, et sans doute inquiet du spectacle des malheurs du continent noir
et surtout du ressentiment qui semble monter ici et là contre Paris. « Pas en notre
nom » proclament les Américains qui refusent la guerre de Washington en Irak.
Peut-être les Français seraient-ils moins démunis face à l'actualité subsaharienne s'ils
étaient mieux informés de l'évolution du continent et de la politique qui y est menée
en leur nom.
La presse nationale évoque peu les 770 millions d'Africains et leurs 53 pays. Comment
vivent-ils ? Quelles sont leurs aspirations ? Il faut attendre une catastrophe (une
guerre, une maladie comme le sida, des violences urbaines ou une famine, etc.) pour
que les médias s'intéressent à l'Afrique. Et encore ! Le conflit en République
démocratique du Congo (ex-Zaïre) qui aurait fait 3 millions de victimes depuis 1997
fut très rarement suivi par les quotidiens français (3). L'Afrique est considérée comme
un sujet « non vendeur » par des journalistes qui ont intégré les exigences
commerciales de médias en proie à la concurrence.
Même lorsque la France est impliquée, au travers d'accords militaires ou
économiques, les journaux sont tout aussi muets. « Entre 1990 et le 6 avril 1994,
remarque Jean-François Dupaquier, l'intervention de militaires français au Rwanda
ne suscite presque aucun article ou reportage télévisé (et pas une seule question
écrite de parlementaire). La “surprise” du génocide de 1994 ne provoque pas
davantage d'interrogations, ni de remises en cause, pas plus que l'instrumentation
des envoyés spéciaux dans les fourgons de “l'opération Turquoise” (4). »
En outre, les médias véhiculent souvent une vision dépolitisée des événements qui
empêche de les décrypter vraiment. Ainsi, le préjugé « ethnique » sert-il encore trop
largement de grille d'analyse quand les conflits ont aussi des causes politiques (prise
ou conservation du pouvoir, comme au Rwanda) ou reflètent de banals enjeux
économiques autour de la captation des richesses comme au Nigeria. Cette vision
réductrice peut aboutir à des contresens. A l'époque du génocide rwandais, la
télévision française avait montré des colonnes de réfugiés rwandais sur lesquels elle
s'apitoyait. Il s'est révélé qu'il s'agissait en fait de génocidaires en fuite !
La vision humanitaire du continent ne contribue pas non plus à en éclaircir les enjeux.
C'est ainsi complaisamment que les médias diffusent les images ou relatent les
parachutages de vivres dans les zones sinistrées, comme en Ethiopie, sans s'interroger
sur les origines, parfois peu naturelles, des famines (5). La soudaine passion
d'économistes tel Jacques Attali, gardien de l'orthodoxie financière, pour le
micro-crédit ne peut qu'ajouter à cette confusion. Tout contribue ainsi à opacifier le
continent, à le réduire à ses maux comme s'il ne produisait rien d'autre, à l'infantiliser
aussi en soumettant les événements qui s'y déroulent à un décodage sommaire.
Plus grave encore est la sous-information des élus français. La « politique africaine »
de la France est encore trop souvent gérée directement par l'Elysée ou au sein des
cabinets ministériels. L'intervention militaire au Rwanda en 1994 se déroula ainsi
sous l'autorité du chef de l'Etat François Mitterrand, le premier ministre Michel
Rocard prétendant même l'avoir apprise par la presse ! Si le budget de la Coopération
française fait évidemment l'objet d'un contrôle parlementaire, de nombreuses
décisions diplomatiques relèvent par nature des sphères gouvernementales ; la
représentation nationale n'a que peu de prise sur elles, même lorsque celles-ci ont des
conséquences politiques ou économiques importantes.
Que penser, par exemple, de la présence du dictateur zaïrois Joseph Mobutu sur le
parvis des droits de l'homme du Trocadéro à Paris en 1989 lors du bicentenaire de la
Révolution française ? Le président Mitterrand qui avait lui-même décidé de cette
présence scandaleuse se brouilla la même année avec le président burkinabé Thomas
Sankara qui tentait précisément une révolution anti-impérialiste. Tout aussi
condamnable est le soutien appuyé du président Jacques Chirac à M. Gnassingbe
Eyadema, qui se maintient au pouvoir grâce à des élections truquées. A ces pratiques
diplomatiques, s'ajoutent, partout dans l'ancien pré carré, les zones grises des
activités économiques où les liens personnels jouent un grand rôle : par exemple, une
firme telle Elf a souvent franchi les frontières de la légalité internationale (pratiques
mafieuses, ingérence politique, etc.). Depuis des années, François-Xavier Verschave (et
d'autres observateurs) dénonce ces scandales dans une œuvre utile même si cette
dénonciation ne doit pas faire l'impasse sur la responsabilité des dirigeants africains,
complices de ces marchandages (6).
Mais que peut penser un Ivoirien ou un Sénégalais dont le niveau de vie a plongé
depuis vingt ans et qui voit les entreprises françaises (Bouygues, Bolloré, France
Telecom, etc.) rafler la mise des privatisations juteuses décidées par les institutions
financières internationales ? Dans nombre de pays, la présence française est associée
à la dégradation des indicateurs économiques et sociaux car Paris n'a pas tenu ses
promesses de défendre une « autre mondialisation ». De la dévaluation du franc CFA
en 1994 jusqu'à l'acceptation des plans d'ajustement structurel, la France a signé de
son nom le désastre économique et social de son ancien pré carré. Cette orientation a
été effectuée avec la participation d'élites locales converties – bon gré mal gré – au
libéralisme.
La déception est d'autant plus vive que l'élection de François Mitterrand en 1981 et le
discours fameux qu'il prononça à Cancun avaient suscité de nombreux espoirs. De
même en 2002, les déclarations de M. Chirac au sommet de Johannesburg sur le
développement durable appelant à réduire la fracture Nord-Sud. Si au sein de l'Union
européenne, Paris plaide sans relâche pour l'aide au développement, la France n'a pas
empêché la destruction des accords de Lomé qui avaient le mérite de s'attaquer à un
problème fondamental : la stabilité des prix mondiaux des matières premières, grâce
aux mécanismes Stabex et Sysmin. Et les accords de Cotonou entérinent le ralliement
de l'Union au Consensus de Washington. Les démagogues d'Abidjan ou d'ailleurs ont
alors beau jeu de dénoncer le néo-colonialisme français.
Au-delà de gestes symboliques telle la formation, à New York le 22 septembre 2004,
d'une « coalition contre la pauvreté », la France semble incapable de proposer une
autre voie pour contribuer à sortir l'Afrique des impasses où elle s'enferre. Pourtant,
malgré sa schizophrénie qui la conduisait à coloniser au nom des droits de l'homme, la
France s'était historiquement identifiée à d'autres valeurs que les valeurs
libérales (7) !
Si la « françafrique de papa » se décompose enfin (les émules de Jacques Foccart
n'ont, en tout cas, plus son habilité manœuvrière), quel type de relations équilibrées et
dignes la France est-elle capable de tisser avec le continent noir et ses populations ?
De plus en plus, les opinions publiques locales se tournent vers les Etats-Unis. Or
cette attraction, que symbolise bien la politique du président sénégalais Abdoulaye
Wade, maintient l'Afrique dans les ornières du libéralisme mondialisé. Et il en est de
même des propositions du premier ministre britannique Anthony Blair (8). Il est alors
d'autant plus regrettable que ce soit une France impériale et non celle de 1789 (de
1793 ?) qui se manifeste en Afrique. Dans la géopolitique mondiale, seule une France
qui pratique ce qu'elle prêche dans un vrai partenariat avec les pays subsahariens
pourrait retrouver une crédibilité et proposer une autre voie.
ANNE-CÉCILE ROBERT
(1) Denis Tillinac, Le Venin de la mélancolie, Table ronde, Paris, 2004.
(2) Lire par exemple, Jean-Paul Ngoupandé, L'Afrique sans la France, Albin- Michel,
Paris, 2002.
(3) Lire Mwayila Tshiyembé, « Transition à hauts risques au Congo-Zaïre », Le Monde
diplomatique, juillet 2003.
(4) Jean-François Dupaquier, « Informer sur l'Afrique : “Silence, les consommateurs
d'informations ne sont pas intéressés, ou ne sont pas solvables” », Mouvements, Paris,
n° 21/22, mai/août 2002.
(5) Lire Sylvie Brunel, Famines et politiques, Denoël, Paris, 2002.
(6) Lire François-Xavier Verschave, La Françafrique, Stock, Paris, 2000.
(7) Jean-Pierre Dozon, Frères et sujets. La France et l'Afrique en perspectives,
Flammarion, Paris, 2003.
(8) Le premier ministre britannique a annoncé, fin février 2004, la création d'une très
orthodoxe « Commission internationale pour l'Afrique ».