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PAR DANIÈLE HELBIG *
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, des guérilleros du
Front patriotique rwandais (2 000 à 3 000, selon des sources
diplomatiques en provenance d'Ouganda) lançaient une offensive
sur la capitale du Rwanda, Kigali. Nombre d'entre eux avaient
combattu dans les troupes de l'Armée nationale de résistance
(National Resistance Army, NRA), qui, en 1986, après une longue
lutte armée, porta M. Yoweri Museveni au pouvoir à Kampala.
L'actuel commandant du Front, M. Fred Rwigema, fut lui-même
le numéro deux de la NRA et ministre adjoint de la défense
ougandais jusqu'en novembre 1989.
Le Front patriotique puise ses forces parmi les centaines de
milliers de réfugiés rwandais parqués en Ouganda, mais aussi en
Tanzanie, au Zaïre et au Burundi. Lors d'une conférence
internationale tenue à Washington en 1988, les représentants de
ces exilés avaient exigé un droit au retour. Alléguant le manque
de terres, le président rwandais, M. Juvénal Habyarimana, refusa,
déniant à deux millions de personnes le droit à la citoyenneté. Le
problème est complexe et plonge ses racines dans les origines
mêmes de l'Etat rwandais.
Jusqu'à la veille de l'indépendance, le Ruanda-Urundi fut un seul
Etat divisé en deux royaumes, le Ruanda et l'Urundi, d'abord
colonisé par l'Allemagne, puis, après de la première guerre
mondiale, placé sous mandat belge ; influencée par l'Eglise,
l'administration coloniale joua sur les divisions ethniques entre
Tutsis, minoritaires mais dominants, et Hutus. Au Ruanda,
l'hégémonie tutsi fut brisée en 1959 et 500 000 d'entre eux
quittèrent le pays. Le Ruanda accéda à l'indépendance en 1962,
en même temps que le Burundi.
A la faveur de nouveaux troubles ethniques en 1972 au Burundi -
massacre des Hutus et en 1973, au Rwanda, représailles contre les
Tutsis,- le général Habyarimana organise un coup d'Etat et
s'empare du pouvoir le 5 juillet 1973. Il veut améliorer la gestion
du pays et assurer l'autosuffisance alimentaire. Mais, malgré son
crédit international, lui et son parti unique, le Mouvement
révolutionnaire national pour le développement (MRND),
sombrent rapidement dans l'autoritarisme et se révèlent
incapables de faire face aux problèmes économiques.
A la fin des années 80, la situation se dégrade rapidement. Avec
un revenu de 320 dollars par habitant, le Rwanda fait partie des
pays les moins avancés. La famine frappe une personne sur dix.
La population est embrigadée tous les samedis dans des travaux,
considérés comme forcés, contre l'érosion des sols, mais la terre
reste aussi rare. Cependant, les régions dont sont issus le
président et sa femme, dans le nord-ouest du pays, bénéficient
d'un traitement de faveur. Le régime y puise la plupart de ses
cadres, qui s'enrichissent à travers des détournements de fonds et
des "appropriations-expropriations" de terres. "J'ai décidé de
faire procéder à des enquêtes de gestion", déclara le président en
mars dernier, trop tard, toutefois, pour être crédible.
Les inégalités sociales s'amplifient. Ceux qui sont contraints
d'abandonner la campagne ne trouvent pas de travail ; 51 % des
enfants inscrits à l'école n'achèvent pas leurs études primaires (1).
Un numerus clausus est imposé dans le cycle secondaire et dans
les universités. La télévision, qui pourrait combler les carences du
système d'enseignement, n'existe pas. Les hommes d'affaires
eux-mêmes sont brimés par une bureaucratie qui fonctionne
grâce à des pots-de-vin. Pour pouvoir exporter, ils réclament une
dévaluation de la monnaie, que préconise d'ailleurs le Fonds
monétaire international. La minorité tutsi - environ 10 % de la
population - se plaint des passe-droits accordés aux Hutus, et de
la mention de l'appartenance ethnique sur les cartes d'identité.
La coopération internationale - qui se chiffre environ à 180
millions de dollars par an (2) - révèle ici toute son inefficacité.
Belges, Français, Allemands, Canadiens, Chinois, Japonais - sans
parler des diverses organisations régionales ou internationales
comme la Banque mondiale ou la Communauté économique
européenne, - se partagent le pays en "tranches" de
développement. Le président Habyarimana lui-même s'en est
ému : "Est-il encore justifiable que nous devions nous endetter
pour des services et des prestations que nous n'avons ni
recherchés ni endossés ? Ou que nous puissions continuer à
supporter plusieurs centaines de missions par an sans risque de
paralyser le bon fonctionnement du gouvernement (3) ?"
Un parti unique ouvertement contesté
LA vie politique, comme en maints autres pays d'Afrique, ne
s'anime que lors des élections. En décembre 1988, le candidat
unique Habyarimana obtint 98,98 % des suffrages et… presque
100 % dans les régions du Sud, où il est le moins populaire. Cette
mascarade fut suivie d'une tentative de coup d'Etat fomentée par
des officiers. Le règne du parti unique est sans partage et les
travailleurs, hommes et femmes, sont contraints d'adhérer aux
organisations de masse liées au Mouvement révolutionnaire
national pour le développement.
Au Rwanda aussi, un tel système est désormais ouvertement
contesté. Plusieurs personnalités ont dénoncé la corruption et les
violations des droits de l'homme. Parmi elles, le député Felicula
Nyiaramutarambirwa et l'abbé Sindambiwe, ancien rédacteur en
chef de l'hebdomadaire catholique Kinyamateka : tous deux
mourront dans des accidents de voiture en 1989.
La presse redoubla alors ses attaques, suscitant une violente
riposte du pouvoir : les imprimeurs subirent des pressions et les
journalistes furent accusés de propos "subversifs", arrêtés et
emprisonnés. Selon Amnesty International, une vingtaine de
procès politiques se sont déroulés depuis mars dernier. Le 22
octobre, les rédacteurs en chef de deux bimensuels, Kanguka et
Kangura, ont été condamnés à quinze ans de prison ferme pour
atteinte à la sécurité de l'Etat.
Sous la pression de la contestation et de la crise économique et
sociale, le président a été obligé de lâcher du lest. Le 5 juillet
dernier, jour anniversaire de sa prise de pouvoir, il évoqua une
révision du manifeste du parti unique, la rédaction d'une charte
politique et une révision de la Constitution. Profitant de cette
ouverture, une trentaine d'intellectuels, dont l'abbé Sibomana,
publient un texte intitulé : "Pour le multipartisme et la
démocratie". "Le parti unique, affirment les signataires, est
l'instrument le plus efficace de désunion et de clivage." Ils
accusent "les groupes dominants de s'adonner librement au
népotisme et au trafic d'influence" et d'attiser "les sentiments
régionalistes et tribalistes pour diviser les exclus du pouvoir,
sentiments qui se nourrissent par ailleurs des frustrations et de
l'insécurité". Mais, profitant des événements du début octobre, le
pouvoir a relancé la répression contre les opposants et plusieurs
signataires de ce texte ont été arrêtés.
Appuyée par les redoutables gardes présidentiels de M. Mobutu,
chef de l'Etat zaïrois, qui participent aux combats, l'armée
rwandaise est accusée de se livrer à des massacres racistes dans le
nord du pays et, dans la capitale, d'arrêter les opposants hutus ou
tutsis sans distinction.
Dans de telles conditions, la présence de forces militaires belges
et françaises a été interprétée par les rebelles comme un soutien
indirect mais efficace au pouvoir en place. Pour M. Alexandre
Kanyarengue, le numéro deux du Front patriotique, "leur
maintien à Kigali sert de caution morale au président pour
organiser des ratissages, procéder à des arrestations massives
suivies d'assassinats de personnes innocentes". Pour la Belgique
et la France, ces forces n'ont d'autre objectif que d'assurer la
protection de leurs ressortissants, mais on se souvient à Kigali
que leur dernière intervention conjointe date de 1978 à Kolwezi,
au Zaïre, quand, sous ce prétexte, les deux gouvernements
sauvèrent le régime du président Mobutu.
A la suite des massacres de Lumumbashi, au Zaïre, en mai
dernier, la Belgique réclama une commission d'enquête et arrêta
sa coopération avec ce pays malgré les considérables intérêts en
jeu considérables (4). Pourquoi l'attitude à l'égard du Rwanda, où
nos intérêts sont très limités, est-elle différente ? s'interroge le
député belge Jean Gol, de l'opposition libérale.
Qu'est-ce qui fait courir les Occidentaux au Rwanda ? 93 % de la
population vivent de l'agriculture et le cours du café (75 % des
recettes d'exportation) s'est très déprécié. Seules quelques rares
entreprises étrangères sont présentes dans le pays, surtout dans
le secteur bancaire et touristique. La Belgique a condamné le
"caractère inacceptable" des violations des droits de l'homme
tandis que la France gardait le silence - mais ses troupes sont
restées.
A la mi-octobre, s'est toutefois dessinée une évolution vers une
solution politique. Les troupes zaïroises se sont retirées. Le
président Habyarimana a accepté un plan belge de cessez-le-feu
ainsi que le principe du retour des réfugiés et l'accélération du
processus de démocratisation. Des troupes internationales
pourraient assurer le contrôle du retour au calme. Quoi qu'il en
soit, la crise a révélé que les modalités de la coopération doivent à
coup sûr être révisées, alors que, face à des chefs d'Etat
s'inscrivant dans la continuité coloniale, tels MM. Mobutu et
Habyarimana, une nouvelle génération s'affirme.
Différente, certes, des pères de la contestation que furent
N'Khrumah ou Modibo Keita, celle des présidents Museveni en
Ouganda et Pierre Buyoya au Burundi se veut nationaliste et
soucieuse d'unité nationale. Formé par une longue lutte dans les
maquis, M. Museveni a violemment dénoncé les lourdes
responsabilités coloniales. Son programme consiste à "mettre un
terme aux divisions, libérer le potentiel physique et humain du
pays et créer une économie véritablement nationale et
autosuffisante". La lettre et l'esprit de ce programme ont été
repris par le président burundais Buyoya, qui tente d'assurer la
réconciliation des Hutus et des Tutsis (5).
Le Front patriotique, qui compte plusieurs opposants hutus, est
attaché aux mêmes principes, tout comme d'autres démocrates
rwandais. Il revendique le pluralisme et la démocratie comme
solution au sous-développement, "conséquence d'environ un
siècle de colonisation".
DANIÈLE HELBIG
* Journaliste.
(1) Chiffres portant sur la période 1985-1987, cités dans le Rapport
mondial sur le développement humain , Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD), New-York, 1990.
(2) "Rwanda, un millier de collines, une poignée de solutions, le
Courrier ACP-CEE , Bruxelles, N° 105, septembre-octobre 1987.
(3) Cf. le Courrier ACP-CEE, op. cit.
(4) Lire Colette Braeckman, "Multipartisme et répression au Zaïre",
le Monde diplomatique , juillet 1990.
(5) Lire Claire Brisset, "La course à la réconciliation au Burundi", le
Monde diplomatique, janvier 1990.