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Jean-Yves Le Drian (c.), son fils Thomas (g.) et l'ex-président malien Ibrahim Boubacar Keïta (d.). © Photomontage : JA
Dans le milieu des affaires, chez les grands industriels français et les géants de l’armement, Jean-Yves Le Drian est une valeur sûre. Et pour cause : la vente d’armes, il s’y prépare depuis 2006. À l’époque, la gauche n’est pas encore au pouvoir, et Ségolène Royal s’apprête à affronter Nicolas Sarkozy. Le Breton vient de décider de ne pas se présenter de nouveau aux législatives de 2007 et de se consacrer à sa région.
Mais l’ancien secrétaire d’État à la Mer n’entend pas se couper de Paris. Lors d’un déjeuner – « Chez Françoise », près de l’Assemblée nationale – avec Cédric Lewandowski, conseiller au Parti socialiste qui deviendra son directeur de cabinet, Le Drian évoque la nécessité de rester attentif à des opportunités gouvernementales. Lewandowski – franc–maçon du Grand Orient comme son futur patron – suggère la Défense. Le Breton, qui a commencé à travailler en tant que député au sein de la commission Défense de l’Assemblée dès 1978, acquiesce.
Pour l’ancien maire de Lorient, le domaine militaire est une évidence. Né dans cette ville d’après-guerre en ruines, il s’est formé politiquement au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne, dont ses parents sont militants, et a grandi au contact de l’arsenal de la ville, qui a longtemps produit les navires de combat de la République française.
Réseau
La guerre et l’industrie. En 2006, ces deux piliers deviennent l’alpha et l’oméga de son ambition ministérielle, que quatre hommes se chargent de concrétiser : Lewandowski, évidemment, l’énarque François Roussely, son futur conseiller spécial Jean-Claude Mallet (aujourd’hui directeur des affaires politiques chez Total) et l’ancien officier de l’armée de terre Jean-Michel Palagos.
Ce groupe, baptisé Sémaphore, prépare officiellement les éléments de langage de la candidate Royal sur la défense. Mais il travaille en réalité pour Le Drian, qui multiplie déjà les rencontres avec les industriels et les militaires. Cela paie : en 2007, le Breton est appelé par Nicolas Sarkozy, qui a battu Royal, et travaille à un gouvernement d’ouverture. Le socialiste refuse. Il patientera cinq ans de plus, jusqu’à l’élection de François Hollande.
Mais le travail de Sémaphore, qui se réunit environ une fois par mois autour d’une bonne table durant le quinquennat de Sarkozy, a porté ses fruits. De l’avis de tous, Le Drian est devenu l’un des meilleurs connaisseurs du système militaro-industriel français, en particulier au sein d’une gauche française où l’utopie antimilitariste a encore ses adeptes.
Grâce à son Comité ministériel des exportations de défense (Comed, piloté par Lewandowski), il fait passer le montant des ventes d’armes françaises de 4,8 à 16 milliards d’euros lors de ses trois premières années à l’Hôtel de Brienne (« Le Phénomène Le Drian », Les Éditions du coin de la rue, 2016). Pour les industriels de la défense, le VRP breton fait figure de champion. Un statut largement assumé par l’intéressé, qu’il a continué à endosser après son passage à l’Europe et aux Affaires étrangères, en 2017, où il a embrassé sans rechigner le concept de « diplomatie économique » vanté par l’un de ses prédécesseurs, Laurent Fabius.
Ali Bongo Ondimba, Denis Sassou Nguesso, Jean-Yves Le Drian, Madamahou Issoufou et Macky Sall, lors du sommet de l’UA du 2 juillet 2018, à Nouakchott, en Mauritanie.
© LUDOVIC MARIN/AFP
« LE “MINISTRE DE L’AFRIQUE” EST REÇU COMME UN CHEF D’ÉTAT, TUTOIE LA PLUPART DES DIRIGEANTS DU CONTINENT »
S’il y a bien un endroit où la parole de Le Drian pèse, c’est en Afrique, particulièrement francophone. Quand il prend ses fonctions à la Défense, il ne connaît pourtant pas plus que ça ce continent où la France possède ses plus importantes bases militaires. Il y multiplie les déplacements, bénéficie de ses réseaux bretons et socialistes, et s’érige peu à peu en une figure incontournable du petit monde de la Françafrique.
Celui que l’on surnommait lors du mandat de François Hollande « le ministre de l’Afrique » est reçu comme un chef d’État, tutoie la plupart des dirigeants du continent qui connaissent ses liens forts avec Hollande, apprécient ce politique pragmatique, « à l’ancienne », et lui font une confiance quasi aveugle.
Au point qu’un maître escroc franco-israélien, imitant sa voix à la perfection, parviendra à piéger au téléphone quelques chefs d’État du continent afin de leur extorquer de l’argent en guise de contribution au soi-disant paiement de la rançon d’otages français au Mali. Quand Jean-Yves demande, on ne dit pas non. Alors on se plie en quatre pour obtenir ses faveurs, quitte parfois à lui rendre quelques services. Et le regretter par la suite.
« Quel ingrat ! »
Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Drian et Ibrahim Boubacar Keïta, lors d’une visite dans une base de Barkhane à Gao, en mai 2017. © CHRISTOPHE PETIT TESSON/AFP
Dans l’Airbus qui l’emmène ce 30 juin 2018 à Nouakchott, où doit se dérouler le 31e sommet de l’Union africaine (UA), Ibrahim Boubacar Keïta rumine. Le chef de l’État malien n’a pas digéré les propos tenus par Jean-Yves Le Drian à son égard.
« Dans les accords d’Alger, il y a tout ce qu’il faut pour retrouver la paix au Mali et plus globalement au Sahel. Encore faut-il avoir la volonté politique de traduire ces accords dans la réalité. Ce n’est pas encore le cas, je souhaite que ce le soit après l’élection présidentielle. S’il y a un message à faire passer au président [malien] – à celui-là ou un autre, je n’ai pas à prendre parti dans un processus électoral –, aux candidats, c’est de faire en sorte qu’ils s’engagent solennellement pour la mise en œuvre des accords d’Alger », a lancé le chef de la diplomatie française en marge d’un déplacement à Stockholm.
Nous sommes à quelques semaines du scrutin, et, en prenant connaissance de cette déclaration, IBK se sent définitivement lâché par Paris. Il fulmine. « Quel ingrat ! » lance-t-il, en parlant de Le Drian, à l’un de ses plus proches collaborateurs.
Les deux hommes se connaissent pourtant bien. Ils se sont rencontrés à Paris en 2013. Mais leur relation, d’abord sans nuage, s’est progressivement tendue. Lorsque le chef de l’État malien retrouve ses pairs dans la capitale mauritanienne, le hasard des agendas présidentiels fait qu’Emmanuel Macron, le président français, doit lui-même effectuer une visite en Mauritanie les 2 et 3 juillet. En marge du sommet de l’UA, il doit s’entretenir avec Mohamed Ould Abdelaziz et prendre part à une réunion de travail avec les dirigeants du G5 Sahel.
« QUAND C’EST POUR ME DEMANDER UN SERVICE, CE N’EST PAS LA MÊME HISTOIRE »
Arrivé le 1er juillet à midi, Macron participe illico à un déjeuner à huis clos avec les chefs d’État présents. IBK est l’un d’entre eux. Assis à côté du sénégalais Macky Sall, il n’a pas décoléré : il lance une pique remarquée au président français. Repu, chacun retrouve ensuite sa délégation, mais Emmanuel Macron n’a pas vraiment apprécié la remarque de son aîné. Le cadet demande des explications.
« Cela ne t’était pas destiné. C’était pour Le Drian », répond le chef de l’État malien, qui se tourne ensuite vers l’intéressé breton, le regardant droit dans les yeux : « Quand c’est pour me demander un service, ce n’est pas la même histoire. »
Les quelques personnes qui assistent à cette scène inhabituelle dans le monde si souvent feutré de la diplomatie s’interrogent. Mais que peut-il bien vouloir dire ? Ibrahim Boubacar Keïta fait en réalité référence à un épisode bien précis.
Il concerne l’obtention, en 2015, du marché de la fabrication des passeports biométriques maliens par la société française Oberthur Technologie, devenue Idemia. Depuis 2001, c’est la Canadien Bank Note (CBN, une société canadienne) qui est chargée de leur confection. Mais son contrat arrive à échéance à la fin de l’année 2014. Les dirigeants d’Oberthur, qui ambitionnent de s’implanter au Mali depuis plusieurs années, se positionnent rapidement et bénéficient d’un important lobbying de l’État français.
Insistance
À la fin de 2013, l’ambassadeur français à Bamako, Gilles Huberson, est reçu par Ibrahim Boubacar Keïta au palais de Koulouba. Il n’y va pas par quatre chemins : il serait de bon goût que le dossier d’Oberthur soit étudié avec bienveillance, dit-il au président malien. IBK n’est pas particulièrement surpris par la démarche. Il l’est en revanche un peu plus quand le dossier Oberthur est cette fois abordé directement par le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, et ce, selon nos sources, à plusieurs reprises au cours de l’année 2014.
« Le Drian y tenait tellement qu’il a mentionné l’engagement militaire français au Mali lors des négociations, expliquant que les soldats des deux pays mourraient ensemble au front. Il était déjà arrivé que Hollande demande d’aider les entreprises françaises, mais jamais de manière si insistante. Alors on s’est posé des questions. Le président n’avait rien contre les Canadiens, il était d’abord réticent à changer », raconte l’un des plus proches collaborateurs d’IBK.
Mais l’axe Paris-Bamako fonctionne à plein, et l’issue apparaît inéluctable. « Finalement, le président a cédé », conclut notre source.
Informé du non-renouvellement du contrat de la Canadian Bank, Ottawa tente malgré tout de s’accrocher à son bien. Son ambassadeur à Bamako, Louis de Lorimier, s’en émeut à deux reprises devant le ministre de la Sécurité, Sada Samaké, aujourd’hui décédé. Il s’étonne notamment qu’aucun appel d’offres n’ait été lancé pour renouveler le marché. Rien n’y fait.
« Les autorités maliennes se sont contentées de prendre acte de mes démarches », raconte le diplomate. Selon un ancien de l’entreprise, le Français Thalès (à l’époque concurrent d’Oberthur) a également tâté le terrain pour se positionner, mais a rapidement fait demi-tour : « On nous a fait comprendre que le dossier était verrouillé », explique notre source, qui précise que « le montant des commissions (fixé à 3 % du montant global chez Thalès à l’époque) était aussi trop élevé ».
Lobby breton et soupçons de corruption
Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, en 2015 à Paris.
© Vincent Fournier/JA
Une convention de collaboration est finalement signée en janvier 2015. Contrairement à l’accord avec la Canadian Bank, c’est désormais Oberthur qui vend directement les passeports et non l’État malien. « Les passeports fournis par les Français étaient de meilleure qualité mais considérablement plus chers. On est passé du simple au double », précise une source au ministère de l’Économie et des Finances ayant travaillé sur le dossier à partir de janvier 2015.
Un dossier brûlant : le contrat Oberthur fait en effet jaser dans la presse malienne, qui pointe du doigt le rôle du ministre de la Sécurité et va jusqu’à l’accuser de corruption. Dans les couloirs du palais de Koulouba, on se veut plus pragmatique : au vu de l’engagement militaire français dans le pays, impossible de faire autrement. « Tous les gouvernements font du plaidoyer pour les entreprises de leur pays. Cela n’a rien d’exceptionnel ni de répréhensible », juge un important ministre d’IBK.
Certains avancent tout de même une autre raison susceptible d’expliquer l’intérêt prononcé de Le Drian pour un contrat qui n’entre pas en théorie dans ses attributions de ministre de La Défense : Oberthur n’est pas une simple société française, mais un fleuron de la région Bretagne, si chère à Jean-Yves Le Drian.
Spécialisé dans la production de billets de banque et de documents sécurisés, son principal site de production se situe près de Rennes. L’hypothèse bretonne explique-t-elle l’activisme du ministre français ? « C’est ce qu’on m’a dit quand j’ai pris mes fonctions », tranche un ancien ministre d’IBK.
Contacté, le ministre français des Affaires étrangères réfute : s’il admet avoir conseillé à l’État malien de se doter d’un système moderne de documents sécurisés, il affirme ne jamais avoir mentionné Oberthur ou une autre entreprise à quelque interlocuteur que ce soit.
Avec Jean-Yves Le Drian, le lobby breton tient son meilleur représentant, au point d’être parfois accusé de pratiquer une sorte de préférence régionale. Sous son impulsion, Safran, spécialiste de l’aéronautique basé à Fougères et plus important employeur de ce coin breton, a bénéficié de deux importantes commandes d’avions de l’Égypte.
Le ministre suit également l’évolution de Sabena Technics, implantée à Dinard et spécialisée dans l’entretien d’aéronefs, notamment africains. Thalès, Naval Group, ou encore Arquus (l’ex–Renault Trucks Defense, qui faisait sa promotion à Abou Dhabi en 2015 et qui équipe nombre d’armées africaines) ont également toutes des sites de production en terres bretonnes.
Le Drian n’a en outre jamais hésité à côtoyer le fameux Club des trente, un cercle créé en 1988 et rassemblant le gratin du patronat breton, soucieux de se réunir pour influencer les décisions prises à Paris. Vincent Bolloré et François Pinault y ont leur rond de serviette, bien que leur envergure soit en réalité suffisante à elle seule pour influencer le monde politique de Paris.
Le Drian y entretient surtout d’excellents rapports avec le milliardaire Louis Le Duff (Brioche dorée, Del Arte, Bridor), à qui il a décerné la légion d’honneur en 2012, et a pu croiser au sein du Club Jean-Pierre Le Roch (Intermarché, aujourd’hui décédé), Daniel Roullier (Groupe Roullier), Claude Guillemot (Ubisoft) ou encore Brice Rocher. Ce petit-fils d’Yves Rocher, fondateur du groupe de cosmétiques très présent en Afrique, a d’ailleurs vu son directeur de cabinet, Pierre Roussette, recevoir l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur en janvier 2020, à Vannes, des mains du ministre des Affaires étrangères.
L’Afrique, un débouché « essentiel »
Déplacement de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense française, au camp de Port Bouët de l’armée française, à Abidjan, avec George Serre, ambassadeur sur place, le 10 mai 2014. © Bruno LEVY pour Jeune Afrique
Le « duc de Bretagne » a également régulièrement fréquenté l’Institut de Locarn, un discret centre de prospective économique créé en 1991 (où s’active également Louis Le Duff). L’Institut, rebaptisé Keréden cette année, s’est notamment donné pour mission de « fédérer les Bretons du monde entier pour qu’ils participent activement à l’essor économique de la région ».
Un credo que Jean-Yves Le Drian ne peut que partager. Si le Keréden est classé à droite (il a longtemps été animé par le patron de TF1, Patrick Le Lay), et a été décrit comme une « officine indépendantiste et nationaliste », le socialiste n’a jamais rechigné à y faire des apparitions. En 2004, il y a prononcé un discours devant près de 300 décideurs bretons, aux côtés de Pierre Méhaignerie ou de François Goulard, cadres régionaux de l’UMP de Nicolas Sarkozy.
Chiffre révélateur : entre 2012 et 2015, selon son agenda officiel, Jean-Yves Le Drian a effectué 153 déplacements en province en France, dont 53 pour la seule Bretagne. Lorsqu’il était ministre de la Défense, deux membres de son cabinet étaient également directement affectés aux affaires bretonnes, et le patron de l’hôtel de Brienne réunissait aussi régulièrement les parlementaires de sa région à son ministère ou participait souvent aux réunions de Bretagne commerce international (BCI).
Le 12 janvier 2018, à Rennes, alors qu’il effectue une énième visite sur ses terres, le ministre n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins. Devant les représentants de 200 entreprises adhérentes de BCI, il résume son action en deux phrases : « Il faut que nous prenions toute notre place dans le développement de l’Afrique. Pour l’exportation, c’est une destination essentielle. » Pour la France. Et pour la Bretagne.