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PAR EDGAR ROSKIS *
"LE Rwanda, c'est un workshop", autrement dit un atelier d'exercice, déclare
Françoise Huguier, l'une des photographes qui connaissent le mieux le continent
africain (1). N'avons-nous pas été, en effet, en juillet dernier, submergés par un flot
d'images atroces, quoique très travaillées ? A cause du nombre élevé de reporters sur
place (à un certain moment) et d'images (mais seulement de certains endroits), le
"drame rwandais" donne l'impression d'avoir été "sur-couvert" par les médias. En
vérité, ce que M. Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières,
désigne comme "un programme d'extermination (…), une boucherie organisée par le
pouvoir légal, à laquelle aucun opposant, réel ou supposé, ne devait survivre (2)", en
somme un indiscutable génocide, n'a été ni filmé ni photographié.
Le signal des massacres est donné le 6 avril 1994. "Moins d'une heure après que le
Falcon présidentiel don de la France à un pays ami eut été abattu, les premiers
barrages de miliciens étaient dressés sur la route de l'aéroport et dans la capitale.
(…) Dans le quartier de Gikongo, à Kigali, en un seul jour, le 10 avril, la rue était
couverte de cadavres sur une longueur d'un kilomètre (3)." A cette époque, pour les
médias, le Rwanda n'était pas encore considéré comme un "sujet". Pas plus de deux
photographes dépêchés, Patrick Robert pour l'agence Sygma et Luc Delahaye pour
Sipa, atteignent Kigali le 9 avril avec un convoi de la Croix-Rouge en provenance de
Bujumbura. "Il y avait avec nous six rédacteurs américains, raconte Patrick Robert.
A peine arrivés, leur rédaction leur donne à tous l'ordre de rentrer. A l'Hôtel des
Mille Collines, j'entendais des bribes de leur conversation : "Too dangerous, not
enough interest… deep Africa you know… middle of nowhere (4)."
Expédition médiatique
PATRICK ROBERT et Luc Delahaye resteront presque seuls, une poignée de
correspondants régionaux mis à part. Ils photographieront des dizaines de cadavres,
abandonnés dans des fermes, des Tutsis massacrés à la grenade, à l'arme
automatique, achevés à la machette, parfois laissés pour morts. "Toujours après coup,
sans jamais voir d'exécution proprement dite. Les milices hutues étaient bien trop
malignes." Les deux photographes se déplacent en zone contrôlée par le FPR,
rencontrent une quinzaine de rescapés, recueillent leurs récits. Constats sans fard, ni
ces images brutes ni ces témoignages ne suffiront à émouvoir les rédactions. Patrick
Robert regagnera Paris début mai "sans pratiquement avoir vendu une seule photo" .
Du 6 avril à la mi-mai, alors que se perpètre silencieusement mais systématiquement
l'essentiel des massacres (100 000 morts à Butare, sur une population de 800 000, à
partir du 23 avril), le Rwanda sera relégué en pages intérieures des journaux. Les
photos sont petites, souvent anciennes, les témoignages de seconde main, les
informations brèves voire inexistantes plusieurs jours d'affilée (5). Il faudra attendre
le 18 mai pour qu'une photographie de la boucherie rwandaise monte en "une", en
l'occurrence celle du Quotidien de Paris. Encore ce cliché, représentant une douzaine
de corps décapités, déchiquetés et en partie dévorés par des animaux, à Rukara, a-t-il
été pris par un médecin, Eric Girard, pas par un journaliste. Le même jour, Libération
titre "Rwanda : les amitiés coupables de la France", mais, à l'exception d'une autre
photo d'Eric Girard, le reportage photographique ne montre déjà que des réfugiés
rwandais en Tanzanie. A partir de cette période et jusqu'à la fin de l'opération
Turquoise, la "couverture" du Rwanda, physiquement transportée par l'action
humanitaire et journalistiquement calquée sur elle, se limitera aux camps de
réfugiés (6), d'abord en Tanzanie puis surtout au Zaïre. "Avant ce fameux premier
exode en Tanzanie, très spectaculaire, dans les premiers jours de mai, on ne peut pas
dire que le Rwanda intéressait grand monde", regrette Patrick Robert.
Ce n'est donc pas la guerre civile, le massacre planifié de centaines de milliers de
Tutsis et d'opposants hutus (7), qui a le plus inspiré preneurs de vues, journaux,
magazines et télévisions, mais la liturgie humanitaire, "exode et sacs de riz, orphelins
et dispensaires, humanité meurtrie et bienfaiteurs décidés, images de malheur et
mouvement de sauveteurs (8)". Le pic de cette couverture, c'est-à-dire le nombre
maximum d'envoyés spéciaux et de parutions, est atteint entre le 14 et le 20 juillet au
Zaïre où arrive, "en quelques heures, une vague de deux cent mille réfugiés des Hutus, bientôt suivie dans la région de Goma par une gigantesque déferlante de six à sept
cent mille personnes (9)", presque aussitôt frappées par une épidémie de choléra.
Le choléra, auquel pour faire bonne mesure succède la dysenterie, conjugué à toutes
les performances visuelles qu'autorisent un déplacement massif de population et une
concentration de réfugiés inédite, donc ingérable, sera le véritable déclencheur de
l'expédition médiatique dans la région. S'appuyant sur les ressources de la logistique
militaro-humanitaire pour aller observer le phénomène de près, tout ce que la planète
compte de chasseurs d'images, du plus inhibé au plus résolu, des sensibles aux
cyniques, fonce alors sur place. "Les hôtels, les campings, l'aéroport étaient bourrés
de photographes et d'équipes de télévision", se souvient Jean-Michel Turpin, de
l'agence Gamma. "En fait à peine plus de monde qu'il n'y en a d'habitude sur les gros
événements. Mais, cette fois, nous étions sur une zone très limitée : à peu près 50
kilomètres de route au départ de Goma. Il y avait une densité incroyable de
journalistes, et vraiment des cadavres et des mourants partout."
C'est là que Jean-Michel Turpin prend cette photo terrible, peut-être plus terrifiante
que toute autre parce qu'elle met en scène un adulte blanc et un enfant noir dans une
relation insupportable et, même si ce n'est qu'une image, non dénuée de vérité. "Au
début, je ne voulais pas faire cette photo. Montrer un confrère dans ces conditions,
c'était trop facile. Contrairement aux rédacteurs qui peuvent se montrer plus
discrets, nous autres gens d'images sommes obligés d'être très près de notre sujet, de
le regarder en face. Nous prenons des positions forcément grotesques. Mais, ce
jour-là, devant moi, un gosse vient s'agripper au pantalon d'un présentateur de
télévision. Alors le type sort un autofocus de sa poche et prend en gros plan ce gamin
accroché à lui. Ce type, c'était un journaliste télé, un qui parle dans le micro, même
pas un cameraman. Pour lui, cette image n'avait aucune utilité, aucune nécessité.
C'était une simple photo souvenir. Comment peut-on vouloir un souvenir de ça ?
L'instant d'après, je vois un photographe presque assis sur un autre enfant. Il ne
s'était sûrement pas rendu compte, mais là c'était trop (10)."
C'est là également, au Zaïre, que la plupart des images qui ont impressionné notre
mémoire du "Rwanda" ont été réalisées. La région de Goma et le triangle de la "zone
humanitaire sûre" créée par les militaires français avaient l'avantage d'offrir aux
stylistes et autres chasseurs de prix, dans un réduit presque aussi compact qu'un
hypermarché, en abondance et instantanément, l'inépuisable matière qui alimente
régulièrement notre représentation de l'Afrique : larges groupes anonymes se
mouvant dans une poussière sublime, beaux corps malades ou meurtris, grands yeux
de petits implorants, petits accrochés au sein vide de leur mère à son cadavre avec un
peu de chance , bagarres obligées des distributions alimentaires, lutte pour le moindre
reste et surtout, surtout, par la grâce de l'opération Turquoise, bon Blanc, Blanc
costaud et propre sur lui, individu redouté autant qu'admiré des sombres masses
tenues en respect par son regard clair, toujours et partout au secours de la veuve, du
malade et de l'orphelin, faisant fi des aspérités du terrain comme de l'hostilité du
milieu. Il n'y avait qu'à se baisser pour ramasser ces icônes in fine réconfortantes.
Choquer pour servir
"AU Rwanda plus qu'ailleurs, j'ai été confronté à la honte de faire ce métier, avoue
Luc Delahaye, aujourd'hui à Magnum. La honte de s'arrêter devant quelqu'un, au
bord de la route, de le voir agoniser et de faire une photo." "De toute façon, corrige
Albert Facelly, de Sipa, si l'on veut que nos photos servent à quelque chose, il faut
qu'elles choquent les gens (11)." Choquer pour servir (et au passage être servi), ce
procédé a été parfaitement, sinon froidement, intégré par les campagnes de
communication d'ONG désormais soumises aux lois d'un nouveau marché. Mais ce
genre de choc est fort discutable, comme l'est la cause qu'il prétend servir. Ces
mourants-là n'attirent au mieux que notre charité. Ils ne nous empêchent pas de
vivre, pas même de dormir, ni leurs portraitistes de remporter des prix. Qu'aurait-on
dit d'un Pulitzer gagné à Auschwitz ? La comparaison est sacrilège ? C'est pourtant
bien une "solution finale" promise aux Tutsis, un crime politique et militaire doublé
d'une entente mafieuse, bref un "nazisme tropical" (12) qui fut à l'origine de cette
"catastrophe humanitaire". Hélas dans notre représentation du monde, l'Africain mort
reste un mort "kilométrique", éternellement exotique, et nous voulons demeurer
aveugles aux circonstances de son assassinat.
C'est le propre, si l'on peut dire, des images : elles ne montrent qu'à proportion de ce
qu'elles cachent. A l'abri de ces camps humanitaires si photogéniques, les massacreurs
hutus reconstituaient leur potentiel administratif et militaire. Pour le prochain bain
de sang ?
EDGAR ROSKIS
* Journaliste. Enseigne les mécanismes du photojournalisme à Paris-X (Nanterre) et Paris-XIII (Villetaneuse)
(1) Françoise Huguier est notamment l'auteur de Sur les traces de l'Afrique fantôme, Maeght Editeur, Paris, 1990, texte de Michel Cressole.
(2) Rony Brauman, Devant le Mal. Rwanda : un génocide en direct , Arléa, Paris, 1994, p. 7.
(3) Ibid., pp. 11-12.
(4) "Trop dangereux, pas assez d'intérêt… Afrique profonde… au milieu de nulle part."
(5) Toutefois le Monde daté du 27 avril publie le témoignage d'un volontaire de l'AICF : "Une gigantesque chasse à l'homme au Rwanda", suivi le lendemain d'un long récit d'un délégué de la Croix-Rouge annoncé en "une" par le titre "Les massacres au Rwanda".
(6) Voir notamment le reportage de Sebastiao Salgado sur Benako, "le plus grand camp de réfugiés du monde" , paru dans Paris-Match daté du 26 mai, et celui de Gilles Peress (Magnum) dans Libération des 27 mai et 4 juin.
(7) Dans le Monde daté du 20 mai, pas avant, Bernard Kouchner livre une première estimation de son ampleur : "entre 200 000 et 500 000 morts".
(8) Rony Brauman, ibid., p. 78.
(9) Ibid., pp. 74-75.
(10) Cf . Alain Joannès, "Rwanda, l'imagerie de l'horreur" et Edgard Roskis, "Retour sur une image choc", Télescope nos 76 et 81, respectivement, septembre et octobre 1994.
(11) In InfoMatin , 13 septembre 1994, pp. 12-13.
(12) Voir Jean-Pierre Chrétien, "Un nazisme tropical", Libération, 26 avril 1994, p. 7 et Gérard Bensoussan, "Les génocides de l'après-Shoah", Libération, 12 octobre 1994, p. 9.