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Impliquées au premier chef par leurs liens économiques, militaires et personnels avec
le Rwanda, la Belgique et la France ont adopté des attitudes très différentes quant à la
recherche de la vérité. Tandis que la seconde se drapait dans un silence forcené, la
première mettait en place une commission d'enquête parlementaire, dotée de
puissants moyens, afin d'éclaircir les conditions de perpétuation du génocide ainsi que
l'implication des autorités gouvernementales et militaires belges.
Une commission ad hoc du Sénat de Belgique a ainsi étudié de nombreux documents
et rapports, et tenu de multiples auditions, pour un total de 730 heures de travail tout
au long de l'année 1997, sans compter les déplacements (1). En Belgique, les deux
chambres qui composent le Parlement ont le droit d'enquête (article 56 de la
Constitution) ; elles peuvent transmettre les pétitions des citoyens aux ministres et
obliger ces derniers à fournir les réponses demandées.
Alors que des informations et des accusations concernant le rôle de Paris au Rwanda
circulent un peu partout en Europe, les responsables politiques français se gardent
d'ouvrir toute investigation (2). C'est finalement au début de l'année 1998 que
l'Assemblée nationale met en place une mission d'information, composée de
représentants de la majorité et de l'opposition et présidée par M. Paul Quilès. A la
différence de ce qui se passe lors d'une commission d'enquête, les témoignages
prononcés devant une mission d'information ne peuvent donner lieu à des poursuites
pénales ; il n'est en effet pas prévu de prestation de serment. De plus, la mission ne
dispose pas des moyens financiers et juridiques d'effectuer de véritables vérifications
sur place et sur pièces.
Les moyens de contrôle des organes législatifs sur les gouvernements sont en général
assez réduits dans les démocraties occidentales. La nécessité d'assurer la stabilité
ministérielle, auparavant fragilisée par des coalitions politiques changeantes, a suscité un encadrement de plus en plus strict des prérogatives parlementaires, un
« parlementarisme rationalisé », selon l'euphémisme consacré par les manuels de
droit (3). De plus, la discipline des partis et le mode de scrutin majoritaire assurant les ministres d'une majorité souvent confortable, les assemblées sont peu enclines à
mettre en cause leur action. Sans compter que nombre de députés se considèrent
comme des ministres potentiels. Ces tendances sont aggravées par le prestige du
pouvoir politique, important dans les pays latins, et qui lui confère souvent une large
impunité.
Si la commission d'enquête du Sénat belge s'est heurtée au mauvais vouloir des
services de renseignement français et des instances des Nations unies (4), elle a pu
mener avec une très grande latitude des investigations au cœur même du pouvoir civil
et militaire bruxellois. La responsabilité des ministres et de l'état-major est disséquée tant au regard de la complicité avec le régime du président Juvénal Habyarimana que concernant la période précédant le génocide et le massacre des dix « casques bleus »
belges, le 6 avril 1994, dans le camp militaire de Kigali.
Le rapport souligne ainsi l'impréparation des troupes belges, entraînées en trois
semaines seulement aux opérations de maintien de la paix. « L'information concernant les événements politiques s'arrêtait à l'année 1990 » ; celle concernant « la région où il fallait opérer était trop générale, voire erronée » - ainsi « les Belges sur place ne savaient pas communiquer avec la population locale dans leur langue ». Le chef du secteur de Kigali avoue : « Je ne possédais pas de résumé des textes de la Minuar [Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda] ni de directives plus spécifiques quant à ma mission de commandant du détachement belge. » Les hommes ne disposaient que d'un « condensé des règles d'engagement » omettant « la partie relative au génocide et aux crimes (5) ».
La diplomatie, traditionnellement couverte du secret d'Etat, est disséquée au grand
jour par les sénateurs. Le rapport éclaire ainsi largement les responsabilités de la
communauté internationale. Le Conseil de sécurité a « réduit progressivement et
systématiquement l'effectif : de 8 000 hommes dans le cadre de l'option idéale,
celui-ci est passé à 4 500 hommes dans l'option nécessaire pour atteindre 2 548
hommes dans l'option réalisable. Quant au rôle de la Minuar tel qu'il est défini par la
résolution 872, il est lui aussi plus limité que ce qui était prévu dans les accords
d'Arusha, et particulièrement dans le protocole relatif à l'installation de la force
internationale neutre. (…) »
Alors qu'il est question dans le protocole d'accord de « contribuer à la recherche de
caches d'armes et à la neutralisation des bandes armées » et de « contribuer à
assurer la sécurité de la population civile », la résolution de l'ONU définit de façon
nettement plus limitée et moins précise le rôle de la Minuar comme consistant à
« contribuer à la sécurité à l'intérieur de la zone désarmée de la ville de Kigali » et
« à exercer un contrôle sur la sécurité générale ». Cette définition sera plus tard
déterminante en ce qui concerne les possibilités dont disposera la Minuar sur le
terrain. (…)
« Si le mandat ne fait aucune allusion au désarmement des civils, ce n'est ni un
accident ni une omission, mais le fruit d'une volonté expresse. En effet, les Etats-Unis
ont, pour cette raison, supprimé du mandat, par voie d'amendement, la référence au
rapport du secrétaire général du 24 septembre, parce qu'il y est bien question du
désarmement des civils. (…) Les Etats-Unis ont également limité la possibilité
d'assurer la sécurité des réfugiés et des personnes déplacées revenant au pays. »
La délégation diplomatique belge auprès des Nations unies était « consciente de cet
affaiblissement » et en a informé le premier ministre Jean-Luc Dehaene. Le ministre
des affaires étrangères de l'époque, M. Willy Claes, a confirmé l'attentisme de
Bruxelles : « On ne m'a de toute façon pas demandé d'obtenir une amélioration du
mandat, car personne n'en ressentait le besoin. Nous ne sommes donc pas
intervenus ; mais, si nous l'avions fait, nous aurions, sans aucun doute, essuyé un
refus catégorique des membres permanents. »
Les parlementaires constatent ainsi que la Belgique n'a « pas fait usage de sa
position-clé en tant que fournisseur de troupes potentiel le plus important, pour
prendre des initiatives diplomatiques permettant de modifier la résolution des
Nations unies ». M. Alexis Brouhns, représentant belge à l'ONU, justifie cette
attitude : « Les pays fournisseurs de troupes ne disposaient d'aucune influence sur le
processus de décision. » Et d'ajouter : « Il n'y a pas eu de refus de la Belgique d'agir
sans un mandat plus fort. Cela n'aurait d'ailleurs pas changé la décision, mais
l'aurait simplement retardée… (6). »
ANNE-CÉCILE ROBERT
(1) Commission d'enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, rapport
fait au nom de la commission par MM. Philippe Mahoux et Guy Verhofstadt, Sénat de
Belgique, session 1997-1998, 6 décembre 1997.
(2) Lire François-Xavier Verschave, « Connivences françaises au Rwanda », Le Monde
diplomatique, mars 1995.
(3) Lire « L'idéal démocratique dévoyé », Le Monde diplomatique, mai 1997.
(4) Sénat de Belgique, session 1997-1998, op. cit. pp. 62 à 67.
(5) Op. cit., pp. 227 à 229.
(6) Op. cit., pp. 159 à 161.