Citation
Je me rappelle qu'en empruntant le chemin du retour [en 1993, après une première
visite sur place] je m'étais calé dans mon fauteuil d'avion avec un certain
contentement. J'estimais avoir travaillé très fort pour structurer un projet de mission
susceptible de bien tenir la route. J'avais tenu compte de tous les aspects politiques,
militaires et humanitaires, et obtenu des réactions de toutes les parties en cause aux
pourparlers d'Arusha. Un sentiment de paix et de satisfaction du travail accompli ne
tarda pas à m'envahir. Je ne me doutais aucunement que le diable était déjà du
voyage.
Je n'avais pas compris que je venais de rencontrer au Rwanda les hommes qui
participeraient au génocide. Pendant que je pensais bien évaluer la situation, je ne me
rendais pas compte que j'étais celui qu'on évaluait soigneusement pour mieux le
manipuler. Je pensais toujours que, dans la plupart des cas, les gens parlaient en
toute franchise, et que je n'avais aucune raison de ne pas les croire. Les partisans de la
ligne dure que j'avais côtoyés au cours de ma mission exploratoire au Rwanda avaient
fréquenté les mêmes écoles occidentales que la majorité d'entre nous, ils lisaient les
mêmes livres, regardaient les mêmes nouvelles télévisées. Ils avaient conclu d'avance
que le tiers-monde africain, représenté par l'OUA [Organisation de l'unité africaine],
n'aurait ni les ressources ni les moyens de déployer une force au Rwanda. Ils avaient
décidé que l'Occident était suffisamment obsédé par l'ancienne Yougoslavie et par la
réduction de ses forces militaires, à la suite de la diminution des grandes tensions
internationales, pour s'impliquer à fond au centre de l'Afrique.
Misaient-ils déjà sur le fait que les nations occidentales de race blanche en avaient
assez sur les bras pour refuser d'intervenir en Afrique noire ? Les extrémistes nous
prenaient-ils — moi y compris — pour des imbéciles ? Peut-être que oui. Je pense
qu'ils avaient déjà conclu que l'Occident n'avait pas la volonté de consacrer des
ressources ou de sacrifier de ses soldats pour s'assurer un rôle de police planétaire,
celui qu'il avait joué en Bosnie, en Croatie et en Somalie. Ils avaient calculé que
l'Occident ne déploierait qu'une force symbolique et qu'à la moindre menace elle
s'aplatirait mollement et s'esquiverait. Ils nous connaissaient mieux que nous nous
connaissions nous-mêmes.
Lieutenant-général Roméo Dallaire, J'ai serré la main du diable. La faillite de l'humanité
au Rwanda, Libre Expression, Québec (Canada), 2004.