«
Je l’avais déjà repéré comme l’un des plus brillants de notre groupe ». En octobre 1990, Eric de Stabenrath était inscrit en première année de la prestigieuse école de guerre américaine installée à Fort Leavenworth (Kansas). Il dit avoir été impressionné par l’intelligence d’un condisciple du nom de Paul Kagame, qui portait alors l’uniforme de la NRA, l’armée nationale ougandaise. On comprend à demi-mot qu’une amitié était en gestation entre le Français et l’Ougandais, lorsque le premier a été le témoin du basculement de la vie du second. «
Un matin, Kagame nous a dit "je dois vous quitter pour prendre la tête d’une rébellion, au Rwanda, mon pays" ».
Qu’ils soient Américains ou étrangers, Fort Leavenworth sélectionne les officiers les plus prometteurs. Ces jeunes ambitieux supputent une carrière brillante et relativement facile. «
A l’annonce de Kagame, nous avons tous été stupéfaits et aussi un peu admiratifs de son audace », dit encore Eric de Stabenrath. Il suit depuis son régiment en France les avancées de la rébellion, systématiquement contrées par Paris jusqu’aux accords de paix d’Arusha, en 1993.
Les officiers les plus prometteurs
Quatre ans après Fort Leavenworth, les deux hommes se sont repérés lors de l’Opération «
militaro-humanitaire » Turquoise menée par la France au Rwanda entre juin et août 1994 au Rwanda. Le lieutenant-colonel de Stabenrath était l’adjoint opérationnel du colonel Patrice Sartre, chef du Régiment d’infanterie de chars de marine (RICM), en charge du secteur de Gikongoro, le « Groupe Nord » de Turquoise. Il était appuyé par une compagnie de militaires tchadiens. «
Au début, ça a été un peu rude avec les gens du Front patriotique rwandais. Ils nous ont visés avec des tirs de mortier. Mes gars étaient d’excellents tireurs, ils ont balancé un mortier fumigène juste au milieu de leur groupe. Ça a refroidi les gens d’en face » (1).
Certains Français n’étaient pas moins belliqueux. Eric de Stabenrath se souvient d’une lettre au «
ton menaçant » adressée à Paul Kagame par le général Jean-Claude Lafourcade, qui commandait l'opération Turquoise. Le chef de la rébellion fit demander à son ancien collègue de Fort Leavenworth de calmer le jeu. Ce qu’il fit.
Les officiers du « Groupe Nord » de France Turquoise n’étaient pas compromis dans les interventions militaires françaises engagées au Rwanda à compter d’octobre 1990. Stabenrath affirme qu’ils ont rapidement chassé de leur zone les responsables génocidaires.
Chasser les responsables génocidaires
Presque trente ans plus tard, le chef de l’Etat rwandais garde un bon souvenir de plusieurs interlocuteurs français, l’ambassadeur Yannick Gérard, avec qui il avait eu de longues discussions, et le lieutenant-colonel de Stabenrath, devenu général. En visite à Paris ce début de semaine pour participer à deux sommets, l’un sur le Soudan et l’autre sur les économies africaines, Paul Kagame a demandé à les rencontrer, ainsi que d’autres ex-officiers supérieurs français dont il a appris le rôle modérateur au Rwanda. Sollicité, le général Patrice Sartre a décliné la rencontre en raison de problèmes de santé. «
De Stabenrath représentera le régiment », nous a-t-il confié voici quelques jours.
Charismatique et très apprécié de ses collègues, l’ex-adjoint de Sartre est aussi un ami du journaliste Jean Hatzfeld, rencontré à Sarajevo et dont il dit avoir dévoré les livres sur le Rwanda. Hatzfeld en a dressé autrefois un portrait flatteur dans
Libération : «
Erik [Eric] de Stabenrath, descendant d'un général d'Empire, petit-fils de deux militaires et fils d'un officier mort à Dien Bien Phu, sourit en disant qu'il est entré dans l'armée "parce qu'il devinait être fait pour cela" » (2). Des traits de caractère et une biographie qui semblent avoir plu à l’ancien chef rebelle.
Le charismatique général de Stabenrath
Autour d’une grande table, Paul Kagame avait placé à sa droite le général de Stabenrath et à sa gauche le général Jean Varret. En face, l’historien Vincent Duclert jouait les maîtres de cérémonie, lui-même entouré du colonel René Galinié et de l’ancien ambassadeur Yannick Gérard.
S’exprimant en anglais, Vincent Duclert a brièvement résumé le rapport du groupe de chercheurs sur le Rwanda, réuni par Emmanuel Macron pour étudier le rôle de la France, et qui a remis son rapport au président le 26 mars dernier. L’historien a souligné une nouvelle fois que le rapport conclut à «
un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes », au sein de l’Etat français, tout en écartant l’idée d’une complicité de génocide, tout comme le « Rapport Muse », commandé par le Rwanda à un groupe d’avocats américains.
Plan de table
Paul Kagame a répondu par une assez longue intervention, au cours de laquelle il évoqua son interpellation à Paris par la DST en septembre 1991. « Cueilli » dans son lit d’un hôtel proche de la tour Eiffel par des policiers braquant leurs armes, il s’est retrouvé toute la journée en garde-à-vue dans un commissariat comme un vulgaire terroriste, alors qu’il avait été invité par Paul Dijoud, directeur du département « Afrique » du Quai d’Orsay, et Jean-Christophe Mitterrand. Ces deux noms n’ont pas dissuadé l’opération policière, et le chef du mouvement rebelle n’avait été relâché que dans la soirée, sans la moindre excuse semble-t-il.
Vincent Duclert et son équipe n’ont pas retrouvé le PV de garde-à-vue, ni le moindre document sur cet incident. Le chef de l’Etat du Rwanda semble conserver un souvenir exécrable de sa garde-à-vue, car il l’a de nouveau évoquée un peu plus tard. «
Parlez-en directement au Président Macron quand vous le reverrez, lui seul est en mesure d’exiger des éclaircissements », lui a suggéré Vincent Duclert.
« Parlez-en au Président Macron »
Le chef de l’Etat rwandais a une autre raison de conserver un mauvais souvenir de son séjour à Paris de 1991. Lors d’une rencontre en présence de Jean-Christophe Mitterrand, conseiller aux affaires africaines de son père François Mitterrand, Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères lui a lancé un avertissement. «
Il a pointé son index vers moi en me menaçant : "si vous vous emparez de Kigali, alors vous ne reverrez plus vos frères et vos familles car tous auront été massacrés." » Une embarrassante prophétie dont Paul Dijoud, interrogé en 1998, a déclaré ne pas se souvenir…
Un moment électrique, l’ambiance s’est détendue lorsque Vincent Duclert a présenté le premier invité, «
un de ces hauts-gradés qui ont prêché la prudence au Rwanda au prix parfois de leur carrière ». Aujourd’hui âgé de 86 ans, le général Jean Varret fut chef de la mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993. A ce titre, il était le principal contrôleur des interventions militaire françaises au Rwanda, se trouvant en concurrence avec le chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Lanxade, et surtout avec le chef d’état-major particulier du président de la République, le général Christian Quesnot. Il est aujourd’hui établi par le rapport Duclert que le lobby militaire de l’Elysée, profitant du flottement de la cohabitation, a obtenu le limogeage de ce général quatre étoiles et son remplacement par le général Jean-Pierre Huchon, adjoint de Quesnot et comme ce dernier, un interventionniste aveugle et indécrottable au Rwanda.
Le lobby militaire interventionniste de l’Elysée
Comme le relate l’Agence France Presse, «
L'émotion a saisi l'assistance lorsque le général Varret a lu un texte. Il y raconte avoir rapidement découvert au début de son affectation au Rwanda un "risque de massacres". "La mort annoncée de milliers de Rwandais m'effraie, je fais tout pour persuader l'entourage du président Mitterrand que notre politique au Rwanda n'est pas bonne". Mais il s'aperçoit qu'on "lui retire ses prérogatives". "C'est la première fois de ma carrière qu'on ne me fait pas confiance… donc en 1993 je décide de me taire et je démissionne. […] Actuellement, deux rapports (Duclert et le récent rapport rwandais Muse, NDLR) confirment que la politique française de cette époque était erronée; cela m'a réhabilité, du moins à mes yeux. Après 40 ans de service, j'avais été déchu et aujourd’hui je me sens un peu restauré ».
Varret : « Cela m’a réhabilité »
Attaché de défense à l'ambassade française de Kigali de 1988 à juillet 1991 et commandant de l’opération Noroit à ses débuts, le colonel René Galinié était, hors hiérarchie et malgré la protection de Varret, quasi quotidiennement harcelé par Quesnot et son équipe. Ces derniers voulaient l’obliger à prouver - comme le prétendait la propagande du président Habyarimana - que la rébellion n’était rien d’autre qu’une émanation de l’armée ougandaise. Galinié décida de ne pas demander son renouvellement de poste à Kigali. Son retour à Paris ne le protégea pas de la hargne de Quesnot, et le grade de général lui fut refusé. Il démissionna alors de la gendarmerie.
«
J’ai été passionné par votre pays, sa culture, sa langue et son histoire, tout ce qui a fait la beauté de votre nation, a-t-il déclaré à Paul Kagame.
Je me suis beaucoup déplacé dans le pays, j’ai parlé à un grand nombre de personnes. En octobre 1990, j’ai perçu chez certains dirigeants l’intention claire de procéder à une élimination massive des Tutsi. J’étais frappé par l’encadrement des populations sur les collines par le MRND [alors parti unique, NDLR]
, suivi d’appels à la délation. J’en ai informé fréquemment les autorités françaises dont je dépendais, à commencer par l’état-major des armées, le général Varret – qui a été le seul à me soutenir – ainsi que l’état major particulier du président de la République que le danger était lourd et permanent. »
« J’ai été passionné par votre pays »
Agé aujourd’hui de 81 ans, René Galinié a conservé une grande amertume du refus de l’Elysée de tenir compte de ses mises en garde. Tellement prévisible, le génocide l’a bouleversé. Comme son ancien chef le général Jean Varret, il voit dans le Rapport Duclert une forme de réhabilitation tardive. Sa voix en tremble d’émotion.
Yannick Gérard, ambassadeur de France en Ouganda entre août 1990 et août 1993 puis représentant du Quai d'Orsay au Rwanda dans le cadre de l'opération militaro-humanitaire française Turquoise, a observé avec consternation l’engagement français auprès du régime meurtrier et raciste du président Habyarimana. Cependant, s’il a sympathisé avec Paul Kagame, il s’est gardé de contredire l’Elysée de façon ostentatoire et sa carrière s’est poursuivie sans nuages. Aujourd’hui, il se contente de formuler des vœux pour le rétablissement de relations normales entre Paris et Kigali. Il ajoute un conseil aux jeunes diplomates : «
Sachez que vous rendrez un immense service à votre pays en refusant de plaire à votre hiérarchie, en disant plutôt la vérité, quoi qu’il en coûte. »
« Diplomates, refusez de plaire à votre hiérarchie ! »
L’émotion est presque constamment présente lorsque le général Eric de Stabenrath s’adresse à son tour au président Kagame en égrenant des souvenirs communs. Le chef de l’Etat rwandais n’a rien oublié d’un incident meurtrier entre ses hommes et les Français en marge de l’affaire de Bisesero, mais l’heure est à la «
paix des braves ».
«
Nous ne devons pas être prisonniers de notre histoire, il n’est jamais trop tard pour la réparer », souligne à plusieurs reprises Paul Kagame, souriant et visiblement comblé par deux heures d’échanges. «
Très heureux », répète-t-il à trois reprises. La conclusion d’une rencontre historique qui n’a eu pour témoins que quatre journalistes – confinement oblige.
[Notes :]
(1) Ce récit est sensiblement différent de celui fait au journaliste Laurent LARCHER dans son livre
Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l’Histoire, Ed. Le Seuil, Paris, 2019.
(2) Jean HATZFELD, “Quarante mois sous un casque bleu. Regard d’un officier sur la mission des forces onusiennes en Bosnie”,
Libération, 21/12/1995, accessible sur
https://www.liberation.fr/planete/1995/12/21/quarante-mois-sous-un-casque-bleu-regard-d-un-officier-sur-la-mission-des-forces-onusiennes-en-bosni_151800/