Dans un entretien au
Monde, réalisé par visioconférence depuis Kigali, Vincent Biruta, le ministre des affaires étrangères du Rwanda, revient sur le rôle de la France pendant le génocide des Tutsi, qui a fait près d’un million de morts au printemps 1994 au Rwanda.
Quelques semaines après la parution du rapport de la commission Duclert, établi sur demande de l’Elysée à partir des archives françaises, Vincent Biruta s’appuie sur le rapport Muse, un cabinet d’avocats américains chargé par le gouvernement rwandais de
« mener une enquête approfondie afin de déterminer le rôle de l’Etat français ». Intitulé « Un génocide prévisible : le rôle de l’Etat français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda », il doit être remis ce lundi 19 avril au gouvernement rwandais.
Selon vous, qu’apporte de plus le rapport Muse par rapport à celui de la commission Duclert ?
La commission Duclert a conclu sa recherche sur
« les responsabilités lourdes et accablantes de la France », mais elle n’a pas spécifié lesquelles. Le rapport Muse énumère ces responsabilités et indique que la France a rendu possible un génocide qui était prévisible. Par ailleurs, la commission Muse va au-delà de 1994, ce que le rapport Duclert n’a pas fait. Enfin, le rapport Muse met l’accent sur les responsabilités des dirigeants politiques français plutôt que sur les militaires.
Cette approche permet une compréhension plus nuancée de la complexité de l’opération Turquoise
[décidée par la France sur mandat de l’ONU à la fin du génocide et dont la finalité reste contestée], qui est survenue après que la plupart des crimes ont été commis. Le fardeau de ces graves accusations ayant jusque-là été porté principalement par des officiers français et l’armée plutôt que par ceux qui donnaient les ordres.
En 2008, le rapport Mucyo, une commission rwandaise, avait conclu que l’Etat Français avait « joué une part active dans la préparation et la réalisation du génocide ». Le rapport Muse est donc moins accablant ?
Effectivement. Ces deux rapports ont été réalisés à des époques différentes, avec des équipes différentes. Le rapport Muse a été pris en charge par des spécialistes du droit. C’est un rapport d’enquête – et non une enquête criminelle – réalisée par des juristes et des avocats. C’est pour cela qu’il n’est pas prévu que le Rwanda entame des poursuites criminelles sur la base du rapport Muse. Le but est de rechercher et de documenter les faits. Le rapport n’aborde pas l’éventuelle question de la responsabilité pénale contrairement au rapport Mucyo.
Alors quel est l’objectif du rapport Muse ?
Il est destiné à interroger le passé et surtout le rôle de la France au Rwanda. C’est un rapport adressé d’abord aux Rwandais pour établir les faits et savoir ce que la France a accompli. Maintenant que ce travail est terminé de notre côté et que la France a réalisé le sien avec la commission Duclert, nous pouvons avoir une compréhension commune du passé même s’il existe des différences entre les deux rapports sur le plan de l’analyse et de l’appréciation des faits. C’est toutefois une base importante pour envisager de construire un avenir ensemble.
Je pense que ce rapport va contribuer à la réconciliation entre la France et le Rwanda. C’est aussi un travail important pour les victimes du génocide des Tutsi afin que les faits soient reconnus comme tels. Il est important de mettre les responsabilités où elles sont, sans que celles-ci soient imputables à la France ou aux Français en général, mais aux responsables politiques de l’époque. Le président François Mitterrand était alors chef de l’Etat et chef des armées. Sauf si vous m’apprenez qu’il ne contrôlait pas les institutions de la République, il est responsable.
Pensez-vous que la France a été complice du génocide des Tutsi ?
Le rapport Muse apporte des faits et des analyses sur ce point. Je pense que la France n’a pas participé à la planification du génocide et que les Français n’ont pas participé aux tueries et aux exactions. La France, en tant qu’Etat, n’a pas fait cela. Si la complicité se définit par ce que je viens de dire, alors l’Etat français n’est pas complice. Mais c’est une question de droit et le gouvernement rwandais ne portera pas cette question devant une cour.
Le rapport explique qu’après 1994 la France a cherché « à camoufler ses erreurs au Rwanda, refusant de divulguer l’ensemble de ses archives, abritant de nombreux suspects du génocide ». Pourquoi ?
C’est un manque de courage politique des dirigeants français après le génocide. Ils sont plutôt allés dans le sens du camouflage et du déni au lieu d’établir la vérité sur la base de faits connus et d’archives existantes. Il y a eu aussi la thèse mensongère du double génocide qui a été utilisée et qui a alimenté une campagne de déni du génocide. Il y a eu l’instruction du juge Bruguière, qui était une manipulation grossière de l’histoire et de la justice. Cela a duré plus de vingt ans. Ce manque de courage politique a eu des conséquences.
Ce que nous saluons à travers la commission Duclert et le rapport Muse, c’est que le courage politique est désormais là. Le président Macron a osé ouvrir les archives pour les faire parler et établir les faits historiques.
D’après le rapport Muse, il y aurait une centaine de personnes liées de près ou de loin au génocide des Tutsi actuellement en France. Parmi elles, Agathe Kanziga Habyarimana, épouse de l’ancien chef de l’Etat et proche des extrémistes hutu. Qu’attendez-vous ?
Nous attendons que toutes les personnes qui ont joué un rôle dans le génocide des Tutsi en 1994 rendent compte de leurs actes devant la justice. Que ce soit Madame Habyarimana et bien d’autres, nous n’attendons que cela. Fort heureusement, il existe déjà des cas qui sont portés devant la justice
[un prêtre d’origine rwandaise a été incarcéré mercredi 14 avril pour « génocide » et « crimes contre l’humanité »] et nous espérons que cela va continuer, ainsi que la coopération entre nos deux pays.
Comment définissez-vous la relation diplomatique entre la France et le Rwanda aujourd’hui ?
Cette relation existe. Il y a des projets de coopération en cours dans différents domaines. Dans quelques semaines, nous allons ouvrir le Centre culturel francophone du Rwanda. D’autres projets existent. J’espère que la France accueillera positivement le rapport Muse. Nous souhaitons une relation saine.
A quand la nomination d’un ambassadeur de France à Kigali ?
C’est une question qu’il faut poser à l’autorité qui doit nommer cet ambassadeur. Ce n’est pas à moi d’y répondre. Quand il sera nommé, nous serons heureux de l’accueillir.
Une rencontre entre les présidents Paul Kagame et Emmanuel Macron est-elle prévue prochainement ?
Il y a déjà un certain nombre de rencontres prévues en France en mai, auxquelles pourrait participer notre président. Pour le reste, si Emmanuel Macron décide de visiter le Rwanda, nous serons très contents de le recevoir. Les deux chefs d’Etat se sont déjà rencontrés et j’imagine que, dans un avenir proche, il y aura d’autres occasions.
La Belgique, les Etats-Unis, l’ONU et même l’Eglise catholique se sont excusés pour leur rôle pendant le génocide. Attendez-vous des excuses de la France ?
Les excuses relèvent de la conscience. Les rapports Duclert et Muse existent aujourd’hui et c’est à la France d’en tirer les conséquences. Le président Macron a eu le courage d’ouvrir les archives, il saura quoi faire maintenant. Ce n’est pas à moi de lui dicter, c’est à la France de se prononcer. Si des excuses devaient être formulées un jour, ce serait un pas dans la bonne direction pour rétablir la confiance.