Fiche du document numéro 28063

Num
28063
Date
Mardi 30 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
36293
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Institutions
Titre
Rwanda : une dérive très Ve République
Sous titre
Le rapport de la commission Duclert sur la France et le génocide rwandais de 1994 décrit des dysfonctionnements du pouvoir français que l’on retrouve dans d’autres crises. Y compris celle de la pandémie
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’Elysée a rendu public, vendredi 26 mars, le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis (1990-1994), présidée par l’historien Vincent Duclert. Environ 800 000 personnes ont alors été tuées dans ce pays d’Afrique centrale. La politique de la France d’alors, sous François Mitterrand, fait l’objet de vives querelles. Le président Macron a souhaité faire la lumière en confiant ce travail à des chercheurs indépendants qui ont eu un large accès aux archives. Ce faisant, ils dévoilent les aspects sombres du fonctionnement des institutions de la Ve République.

Les 1 222 pages du rapport de la commission Duclert sur le Rwanda contiennent un message subliminal : la description des dysfonctionnements des institutions de la Ve République, décrits comme « une crise de l’action publique ». Même si ses auteurs s’en gardent, leurs conclusions peuvent porter bien au-delà du cas emblématique du génocide rwandais (1994) et de la manière dont le président François Mitterrand et son entourage ont géré cette crise. Comme nous le confie un haut fonctionnaire familier de ces sujets qui s’avoue « saisi de vertige », il s’agit d’un cas « exemplaire » et d’un problème « systémique », c’est-à-dire lié au fonctionnement même du pouvoir. « Ce rapport devrait être un objet de réflexion essentiel sur notre gouvernance », poursuit-il.

Puisque, depuis lors, rien d’essentiel n’a changé dans le fonctionnement de nos institutions, rien n’empêche que ce qui s’est produit entre 1990 et 1994 ne se reproduise. Le dernier quart de siècle en témoigne, d’abord en politique étrangère, ce « régalien » qui appartiendrait au « domaine réservé » de l’Elysée. Les crises de la Libye, de la Syrie ou du Mali ont parfois montré le même « aveuglement » : prise de décision sans débats publics et contradictoires, critiques réduites au silence dans les instances du pouvoir ou de l’influence, obstination dans l’erreur initiale par « peur du chef » ou simple esprit courtisan, vision tronquée par l’idéologie ou l’ignorance quand ce n’est pas la conjugaison des deux. Au final, l’échec et parfois la honte, comme au Rwanda.

La leçon s’applique aussi en politique intérieure. La crise sanitaire de la Covid et les dysfonctionnements « systémiques » de l’exécutif en fournissent un nouvel exemple, comme l’actualité ne cesse de le montrer. Certes, les situations sont différentes : un génocide à 6 000 kilomètres de Paris n’est pas une pandémie en France. Ce qui est commun, en revanche, c’est la manière dont le pouvoir français les aborde, droit dans ses bottes modèle Ve République, avec « un enfermement des autorités dans des logiques avec lesquelles la rupture s’avère difficile ».

Responsabilités accablantes



Pour s’en convaincre, lisons le rapport Duclert. « La crise rwandaise s’achève en défaite pour la France », estiment les rapporteurs qui décrivent « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » pesant sur notre pays. « Ces responsabilités sont politiques » : « A l’inquiétude de ministres, de parlementaires, de hauts fonctionnaires, d’intellectuels, il n’est répondu que par l’indifférence, le rejet ou la mauvaise foi. » Le choix de la stratégie « procède d’une volonté du chef de l’Etat et de la présidence de la République. La marginalisation des institutions aux positions divergentes et l’exil des pensées critiques caractérisent cette histoire qui s’apparente à bien des égards à une crise de l’action publique ».

« Le constat des responsabilités politiques » poursuivent les rapporteurs, « introduit des responsabilités institutionnelles ». Dans le cas du Rwanda, la commission a « démontré des pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement de règles d’engagement et des procédures légales, des actes d’intimidation ou d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents ». Autant de situations restées, espérons-le, spécifiques à cette crise. En revanche, un fait s’avère être plus « systémique » : « Les administrations ont été livrées à un environnement de décisions souvent opaques, les obligeant à s’adapter et à se gouverner elles-mêmes ». Ce à quoi il faut ajouter une « diplomatie française volontariste mais [qui] reste largement isolée à l’échelle mondiale ».

Pour expliquer ce phénomène, la commission décrit « la responsabilité cognitive » des hauts responsables, c’est-à-dire leur « incapacité mentale à penser » – le génocide en l’occurrence. Cet enfermement dans des schémas idéologiques – une « lecture ethniciste » dans le cas rwandais – s’applique à bien d’autres sujets. C’est également le cas de la description d’une France « obsédée par la menace » du FPR – le parti tutsi aujourd’hui au pouvoir au Rwanda.

Dans un entretien au Monde, l’historien Vincent Duclert met les points sur les i pour expliquer cette « faillite » : « L’aveuglement, l’obstination, l’intimidation se sont conjuguées. Les institutions de la Ve République ont montré leur dérive. Un petit groupe d’hommes a forgé une politique déconnectée ». « L’une des raisons de ce désastre français tient dans le rejet de toute pensée critique », ajoute l’historien, spécialiste de l’affaire Dreyfus, qui conclut : « La faiblesse de l’analyse diplomatique et politique est une constante [de cette crise], c’est un abaissement consternant et il faut en tirer les leçons ».

« Pensée critique »



L’une de celles-ci passe par une « pensée critique » sur la Ve République, caractérisée par l’extrême concentration du pouvoir entre les mains du chef de l’Etat. C’est un cas unique dans les grandes démocraties. Dans la crise du Rwanda, la commission décrit ainsi le rôle central – et néfaste – de l’état-major particulier du président de la République, qui court-circuite le fonctionnement régulier des institutions gouvernementales et militaires. Une génération plus tard, la même dérive est observée avec le choix d’Emmanuel Macron de gérer personnellement la crise sanitaire au travers de « conseils de défense ».

Plus que de la responsabilité de tel ou tel Président, le problème se niche donc peut-être dans la Ve République elle-même. A plus de 60 ans d’âge, on pourrait lui appliquer ce que disait le général de Gaulle… de la IVe : « Le régime se montrait hors d’état d’assurer la conduite des affaires, non point par incapacité ni par indignité des hommes », mais par l’agencement même du pouvoir. Il était alors entre les mains des « partis » et du Parlement ; il est aujourd’hui entre celles d’un seul homme. Cela entraîne des dysfonctionnements différents de ceux d’avant 1958, mais qui ne sont pas moins préoccupants. Après la mission parlementaire Quilès (1998), la commission Duclert en fait la démonstration à propos de l’une des plus grandes tragédies du dernier demi-siècle.

En décidant d’être le président de l’ouverture des cartons d’archives, Emmanuel Macron fait un choix courageux. Comme sur l’Algérie, il accepte « d’affronter le passé en acceptant les faits de vérité, la seule voie pour se libérer des traumatismes et des blessures » – selon les conclusions du rapport Duclert. Ce faisant, le chef de l’Etat prend le risque de jeter une lumière crue sur les dysfonctionnements du pouvoir sous la Ve République. Dont il est aujourd’hui le comptable, mais sur d’autres crises.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024