Citation
Grand reporter au Figaro et lauréat du prix Albert Londres, Patrick de Saint-Exupéry (59 ans) s’intéresse au Rwanda depuis 1990. Il vient de traverser le cœur de l’Afrique d’Est en Ouest, soit 3.000 kilomètres de Kigali à Kinshasa, à moto, en camion, en barge, dans une nature dantesque et malgré les trafiquants et les groupes armés. Son objectif ? Rencontrer des témoins pour tenter de comprendre ce qui s’est réellement passé dans la foulée du génocide Tutsi au Rwanda en 1994.
Il déconstruit méthodiquement la thèse, inlassablement répétée depuis vingt ans, d’un second génocide perpétré dans l’Est du Congo et dont les victimes auraient été cette fois les Hutus. Une thèse soutenue entre autres par l’Élysée dont Patrick de Saint-Exupéry épingle le rôle trouble dans la région des Grands Lacs.
En quoi ce mythe d’un second génocide découle-t-il du fameux rapport Mapping de l’ONU sur les violences perpétrées dans l’Est du Congo entre 1993 et 2003?
[Patrick de Saint-Exupéry :] Des gens mal intentionnés utilisent ce rapport de l’ONU en jouant sur les mots pour accréditer la thèse d’un second génocide, qui aurait été perpétré au Zaïre en 1996-1997 par des Tutsis en représailles contre des réfugiés Hutus, ceci afin de masquer le premier génocide, bien réel, de 1994 contre les Tutsis. Ce faisant, ceux qui ont des choses à se reprocher essaient de noyer le poisson. C’est ce que fait aussi le rapport Mapping lorsqu’il raconte avec le vocabulaire de l’extermination la guerre qui sévissait dans l’Est du Congo. C’est Waterloo décrit avec les mots d’Auschwitz. Des massacres ont eu lieu, mais ceux-ci n’avaient rien d’un génocide. J’ai voulu confronter ce rapport avec les témoignages des gens sur place. Or aucun de ces témoignages n’accrédite la thèse des 200.000 morts cités par le rapport.
La justice française se penche à nouveau sur des génocidaires en fuite. Peut-on espérer aboutir à quelque chose?
Sur 20 instructions ouvertes, on a eu droit à 4 procès. La France a été condamnée par la Cour européenne de Justice pour sa lenteur. Agathe Habyarimana, veuve de l’ancien président rwandais, sur laquelle pèsent de lourdes présomptions, vit tranquillement à Paris et sans statut particulier. Félicien Kabuga, le financier du génocide, a vécu pendant des années en France avant d’être transféré à La Haye en 2020 pour y être jugé. Ce qui me fait dire que la volonté de rendre justice en France est assez limitée.
Pourquoi une telle inaction?
Parce que le sujet demeure un énorme tabou. En 1994, c’était la cohabitation de la droite et de la gauche, avec Alain Juppé aux Affaires étrangères et Hubert Védrine qui occupait le poste de secrétaire général de l’Élysée. Donc tout le monde est mouillé, y compris des hauts responsables de l’appareil d’État. C’est ce qui explique cette omerta, voire ce négationnisme.
"On peine encore aujourd'hui à saisir les motivations profondes de l’Élysée dans cette affaire."
En Belgique, on a mis sur pied une commission d’enquête, en France on s’est limité à une commission d’information. Hubert Védrine pèse encore un poids politique important et il use de tous les leviers imaginables pour accréditer la thèse d'un second génocide, alors qu’il s’agit d’une pure tromperie intellectuelle.
Quels étaient les intérêts poursuivis par la France au Rwanda en 1994?
On peine encore aujourd'hui à saisir les motivations profondes de l’Élysée dans cette affaire. La ligne officielle de François Mitterrand était de barrer la route au FPR mais à aucun moment, cette position n’a reçu une justification claire. Tantôt il s’agissait de défendre la francophonie, tantôt il s’agissait de préserver la stabilité de la région en évitant une réaction en chaine au Congo, au Congo-Brazzaville ou au Gabon.
"Tout le monde est mouillé, y compris des hauts responsables de l’appareil d’État. C’est ce qui explique cette omerta, voire ce négationnisme."
Le régime de Kagame n’est-il pas en porte-à-faux avec les droits de l’homme?
Kagame est critiquable sur certains points, mais ce n’est pas Hitler non plus. Le négationnisme consiste à inverser les rôles de victimes et de bourreau, de verser dans la caricature permanente. À l’ambassade de France à Kigali, on m’avait prévenu que je débarquais en Corée du Nord. Comment peut-on parler de dictature dans un pays où tout le monde a librement accès à Internet par exemple? Beaucoup de Congolais aimeraient que les choses puissent fonctionner chez eux comme au Rwanda.
Quel regard portez-vous sur le Rwanda aujourd’hui?
Je suis stupéfait en voyant ce que le Rwanda a réussi à accomplir depuis 1994, à partir d’un pays pillé et dévasté. Aujourd’hui, le pays est reconstruit et il a réussi à organiser une certaine cohabitation. Ce n’est pas exactement de réconciliation qu’il s’agit, mais plutôt d’un dépassement des événements. Chacun sait toujours très bien qui a fait quoi en 1994.
200.000 morts. Le rapport Mapping de L'ONU de 2010 soutient la thèse de 200.000 réfugiés hutus morts au Congo en 1996-1997.
Quel est le rôle du Rwanda dans le chaos qui règne dans l’Est du Congo?
Cela relève de l’affabulation. C’est au contraire le noyau dur génocidaire qui est actif dans le Kivu, motivé par la volonté de terminer le travail, comme ils disent, c’est-à-dire de terminer le génocide. Et le Congo paie le prix d’une histoire qui n’est pas la sienne.
«La traversée – Une odyssée au cœur de l’Afrique», Patrick de Saint-Exupéry, éd. Les Arènes, 318 pages, 22 euros
Le résumé
- Patrick de Saint-Exupéry, grand-reporter, s'est rendu au Rwanda et au Congo pour vérifier la thèse d'un second génocide dont les victimes auraient été les Hutus en fuite.
- Cette thèse est soutenue entre autres par l’appareil d'État français dont Patrick de Saint-Exupéry épingle le rôle trouble dans la région des Grands Lacs.
- Le génocide de 1994 reste un tabou en France et explique la lenteur des procès en cours contre des criminels rwandais en fuite.
-Le Congo, lui, paie le prix d’une histoire qui n’est pas la sienne.