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Des mystères, des doutes, des soupçons. Le travail approfondi de la commission Duclert, qui a rendu, vendredi 26 mars, à Emmanuel Macron un rapport de 1 200 pages intitulé « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), permettant « d’établir un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » de Paris dans le « crime des crimes » perpétré au Rwanda, n’éclaircit pas toutes les zones d’ombre sur les événements tragiques qui ont conduit à la mort de plus de 800 000 Tutsi, entre avril et juillet 1994.
Où sont les pièces manquantes, les preuves irréfutables qui pourraient dissiper les derniers doutes ? Sont-elles ailleurs que dans les cartons desquels ont été sortis les 8 000 documents étudiés par les quatorze historiens de la commission présidée par Vincent Duclert ? A l’intérieur de dossiers non transmis ou introuvables, comme ceux de Jean-Christophe Mitterrand, fils aîné du président et conseiller Afrique de l’Elysée ? Dans une armoire de l’Assemblée nationale, qui a refusé aux chercheurs l’accès à ses archives sur la mission d’information parlementaire (MIP), présidée par Paul Quilès en 1998 ?
De nombreux documents ont disparu. Ils ont été volontairement détruits « après lecture, comme tous [les] messages manuscrits », ainsi que le précisait le colonel Jean-Pierre Huchon, membre de l’état-major du président, lorsqu’il envoyait une télécopie au colonel René Galinié, attaché de défense au Rwanda en 1990. D’autres ont été réduits en cendres, comme les archives de l’ambassade de France à Kigali, brûlées dans le jardin même de l’enceinte diplomatique par l’ambassadeur, « avec l’aide d’un militaire du 1er RPIMa », avant son départ précipité le 12 avril 1994. Mais ces « smoking guns », qu’ils prennent la forme de notes diplomatiques, de comptes rendus de réunions interministérielles, de fax ou de télégrammes, existent-ils ? Au sein de l’état-major du président, « il semble que le recours à “l’ordre par la voix” soit fréquent », indique le rapport. Justement pour ne pas laisser de traces.
Par sa précision et sa rigueur, la commission Duclert – qui reconnaît que « certains documents [lui] ont sans doute échappé » – prouve « les dérives d’une institution » et démontre « l’aveuglement persistant » qui a existé au sommet de l’Etat. Elle ne clôt pas les recherches mais en ouvre d’autres, car des pans de vérité sur le génocide des Tutsi ne sont toujours pas révélés.
Qui a tiré les deux missiles SA-16 sur l’avion du président Habyarimana en 1994 ?
Sur ce point crucial, le rapport Duclert n’apporte aucune information nouvelle susceptible d’élucider cet assassinat, considéré comme l’élément déclencheur du génocide, dans la soirée du 6 avril 1994. « Des accusations ont été portées contre des Français, des Belges et des Hutu modérés, écrit le rapport. Mais les deux thèses principales qui se sont opposées visent le FPR [le Front patriotique rwandais, composé de Tutsi originaires d’Ouganda] d’un côté, les extrémistes hutu de l’autre. »
La première thèse, portée à partir de 1998 par le juge Jean-Louis Bruguière, prétend que les soldats du FPR ont abattu l’avion présidentiel pour relancer une guerre civile et s’emparer du pouvoir. La seconde, qui apparaît au terme de l’enquête réalisée en 2012 au Rwanda avec plusieurs experts scientifiques par le juge Marc Trévidic, soutient que les extrémistes hutu ont tiré sur le Falcon afin d’accuser faussement leurs ennemis du FPR d’avoir tué leur président, et justifier ainsi l’extermination des Tutsi.
Jean-Louis Bruguière a orienté son enquête contre Paul Kagame, chef du FPR et actuel président du Rwanda. Des mandats d’arrêt ont été lancés contre neuf de ses proches, déclenchant ainsi une rupture des relations diplomatiques entre Kigali et Paris. Mais en juillet 2020, la cour d’appel de Paris a rendu un non-lieu dans l’enquête sur l’attentat perpétré contre Juvénal Habyarimana. Avant pourvoi en cassation, les magistrats ont confirmé la décision des juges qui avaient ordonné l’abandon des poursuites contre l’entourage de l’actuel président rwandais.
« Il faut insister d’une manière générale sur le climat délétère dans lequel s’est déroulée cette instruction, peut-on lire dans l’arrêt. Les témoignages recueillis et sur lesquels repose principalement l’accusation sont largement contradictoires ou non vérifiables. Leur accumulation ne peut pas constituer des charges graves et concordantes permettant de renvoyer les mis en examen devant la cour d’assises. » L’arrêt indique aussi qu’une fausse boîte noire a été retrouvée, que des messages attribuant au FPR des cris de « victoire » après l’attentat étaient erronés, que des faux témoignages se sont accumulés et que des témoins peu fiables se sont succédé.
L’ensemble de ces éléments tend donc à discréditer la théorie de Jean-Louis Bruguière. Reste la piste des extrémistes hutu. « Cette thèse est immédiatement considérée comme la plus vraisemblable par plusieurs Etats étrangers, note le rapport Duclert. Dès le 7 avril, les Américains soupçonnent “fortement” “une faction des Forces armées rwandaises” [FAR] d’avoir commis l’attentat. Les Belges observent pour leur part que les missiles semblent avoir été tirés depuis une zone contrôlée par les FAR. » La zone de tir est celle du camp militaire de Kanombe, alors dirigé par la garde présidentielle, ce qui est confirmé par l’enquête scientifique du juge Trévidic.
A partir du 12 juillet 1994, la DGSE n’a plus de doute sur le nom des commanditaires. « Selon une personnalité rwandaise hutu modérée, les colonels Bagosora, ancien directeur de cabinet du ministre de la défense, et Serubuga, ancien chef d’état-major des FAR, seraient les principaux commanditaires de l’attentat, écrit le service dans une note. L’appartenance du colonel Bagosora aux escadrons de la mort donne de la consistance à ces allégations. » Mais cette théorie ne sera jamais suivie par l’état-major présidentiel de François Mitterrand.
Quel rôle ont joué Paul Barril et ses mercenaires pendant le génocide ?
Le nom du mercenaire français, ancien gendarme de l’Elysée chargé de la protection rapprochée de François Mitterrand, n’est mentionné qu’une seule fois dans le rapport Duclert. Et c’est dans un document déjà exhumé, rédigé le 25 juin 1994, dans lequel le colonel Jacques Rosier rapporte au général Le Page sa rencontre avec deux ministres du gouvernement intérimaire rwandais. Alors que le génocide est entré dans sa phase la plus active, ces derniers réclament l’aide de la France, car le FPR les menace. « Je leur ai répondu qu’il me paraissait illusoire d’espérer une telle aide dans le contexte actuel, explique le colonel Rosier. Ils ont eu l’air dépité par ma réponse et m’ont dit qu’ils comptaient avoir recours à des mercenaires (capitaine Barril contacté). »
« Les mercenaires de Paul Barril et ceux de Bob Denard sont arrivés au Rwanda le 6 mai, assurent Raphaël Doridant et François Graner dans leur ouvrage L’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Ed. Agone, 2020). Paul Barril entraîne des soldats d’élite rwandais pendant le génocide. Il cherche à approvisionner les génocidaires en armes et en munitions. » Le rapport de la mission parlementaire de 1998, dans lequel le nom de Paul Barril est cité à quatorze reprises, va beaucoup plus loin que celui de Duclert. « Des liens existaient entre le groupe de Paul Barril, Secrets [Société d’études, de conception et de réalisation d’équipements technique et de sécurité], et l’entourage du président Juvénal Habyarimana, avant que l’attentat ne soit exécuté », peut-on lire. ll y est aussi évoqué une « possible connexion » entre Paul Barril, conseiller d’Agathe Habyarimana, l’épouse du président, et les auteurs de l’attentat contre son mari.
Dans le jugement rendu par la cour d’appel de Paris, Paul Barril est stigmatisé pour ses « mensonges, revirements, contradictions et manipulations multiples, qui traduisent une certaine propension à la mythomanie ». Quel rôle a-t-il réellement joué en compagnie de ses mercenaires, d’autres militaires français et des agents de renseignement français restés au Rwanda pendant le génocide ? En 2013, des ONG ont porté plainte contre lui et l’accusent notamment d’avoir signé, en mai 1994, au plus fort du génocide, un contrat d’armement de 3 millions de dollars (soit 2,6 millions d’euros) avec le gouvernement intérimaire rwandais, alors qu’un embargo international avait été imposé par l’ONU. En 2020, l’ancien militaire de 74 ans, atteint de la maladie de Parkinson, a été placé sous le statut de témoin assisté, après deux jours d’interrogatoire.
Pourquoi la question des ventes d’armes et des transferts de fonds n’apparaît pas ?
En janvier, Le Monde révélait, grâce à l’accès de François Graner, physicien et directeur de recherches au CNRS, aux archives personnelles de François Mitterrand, que deux représentants de la société Thomson Brandt Armements (TBA) avaient été reçus, le 15 février 1994, par l’ambassadeur de France à Kigali. Malgré les accords d’Arusha, dont l’article II stipule « la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain », ils ont alors discuté d’une livraison d’armes, portant notamment sur 2 000 projectiles de 120 mm pour mortiers. L’ambassadeur estimait que la livraison pourrait aboutir « dans les quatre semaines suivant la mise en place du paiement ».
Ce document sensible n’apparaît pas dans le rapport Duclert, de même que ceux évoqués par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry en 2017, lorsqu’il assurait qu’un haut fonctionnaire français avait confié, dans un cercle restreint, avoir trouvé dans les archives des documents indiquant qu’ordre avait été donné de réarmer les Hutu qui franchissaient la frontière vers le Zaïre, actuelle République démocratique du Congo, pendant la première quinzaine de juillet 1994. Cet ordre aurait été transmis aux militaires de l’opération « Turquoise », décidée par la France sur mandat de l’ONU et dont la finalité reste très contestée. Selon Patrick de Saint-Exupéry, le haut fonctionnaire aurait également mentionné des droits de retrait que des militaires auraient invoqués pour désobéir aux ordres. Mais les historiens de la commission Duclert n’en ont trouvé aucune trace.
En août 2017, enfin, une information judiciaire visant BNP Paribas a été ouverte pour « complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité », à la suite d’une plainte déposée par plusieurs ONG. La banque est accusée d’avoir accepté de transférer, en juin 1994, 1,3 million de dollars (1,1 million d’euros) d’un compte de sa cliente la Banque nationale du Rwanda (BNR) vers le compte suisse de Willem Tertius Ehlers, propriétaire sud-africain d’une société en courtage d’armes. Le rapport Duclert n’en fait pas mention.