Mille deux cents pages, des dizaines de milliers de documents, plus de cent réunions plénières, une cinquantaine d’entretiens, 200 000 euros de budget, cinquante mille heures de travail et plusieurs nuits blanches. Tel est le bilan comptable de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), qui a remis son rapport final à l’Elysée, vendredi 26 mars, deux ans après sa création par Emmanuel Macron.
Ce groupe de treize personnes – dont six femmes – comptait de nombreux universitaires à la retraite, tous bénévoles, sous la présidence d’un agrégé d’histoire, Vincent Duclert, qui officie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à Science Po. Ils se sont réunis une dernière fois en séance plénière, jeudi 25 mars, pour aborder les ultimes détails du document et délivrer le « bon à tirer », mettant ainsi fin à deux ans de mission scientifique dans les archives de divers ministères (défense, affaires étrangères, coopération) et autres institutions de l’Etat (Elysée, services de renseignement, etc.) concernés par la crise rwandaise. Deux années mouvementées, à la fois à cause de la crise sanitaire, qui a retardé de quatre mois les travaux à la commission, et en raison des débats relatifs à sa composition.
Dès le départ, la mise à l’écart de deux chercheurs considérés comme d’éminents spécialistes du Rwanda, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, a jeté un trouble parmi les historiens extérieurs à la commission, au point qu’aujourd’hui encore, l’universitaire Annette Becker considère que la commission Duclert est
« mort-née ».
« Faire des recherches sur le génocide des Tutsi nécessite une connaissance du terrain, de la langue locale [le kinyarwanda], des pratiques diplomatiques et de l’histoire militaire », confiait-elle au
Monde, le 17 mars.
Pas « un jury de tribunal »
Tout commence fin septembre 2020, quand Vincent Duclert sollicite M. Audoin-Rouzeau et Mme Dumas pour leur exposer sa méthode de travail. Le premier décline l’invitation, tandis que la seconde accepte l’idée de participer à des réunions de travail. Mais en octobre,
Le Canard enchaîné révèle qu’un membre de la commission, Julie d’Andurain, spécialiste des questions de défense, est l’auteure d’un article controversé sur la thèse révisionniste dite du
« double génocide ». Aussitôt, Hélène Dumas revient sur sa décision de participer à des réunions de travail. Dans le même temps, la communauté des chercheurs se braque contre la commission, laquelle interrompt la plupart des entretiens avec les historiens.
Enfin, dernier épisode problématique : la défection de Christian Vigouroux, président du conseil d’administration de l’Institut Pasteur, président de section au Conseil d’Etat et ancien directeur de cabinet du ministre de l’intérieur Pierre Joxe (1988-1991). Considéré comme un défenseur de la mitterrandie au sein de la commission, il entre en désaccord sur la méthodologie et quitte l’équipe en février 2021.
Pour le groupe de chercheurs, les soucis ne se sont pas limités aux problèmes de « casting ». En avril 2020, Vincent Duclert remet la note intermédiaire au président de la République, soulignant au passage le soutien sans faille de l’Etat dans cette démarche. C’est un rapport technique et méthodologique, disent les uns, une note creuse sans aucune révélation, ni information capitale, estiment les autres. Critiquée, la commission fait pourtant bloc et se consacre pleinement à cette mission scientifique, qui reste une première dans l’histoire de la République pour un événement si récent et si controversé.
Deux ans de dépouillement des archives – dont huit mille documents communiqués au public par une dérogation générale – aboutiront au rapport final rédigé à partir du printemps 2020.
« C’est une écriture collective, précise Vincent Duclert.
Introductions, conclusions et annexes méthodologiques ont toutes été travaillées ensemble. Tout ce qui est écrit est documenté et sourcé. » D’après lui, les nombreux désaccords d’interprétation qui ont surgi en séance plénière ont
« fait avancer la réflexion et permis de construire une compréhension du sujet ».
« Nous sommes une commission de chercheurs et non un jury de tribunal », insiste-t-il.
Disparitions de documents
A noter qu’à plusieurs reprises dans le rapport, la commission fait état de disparitions de documents, notamment du côté de l’Elysée. Ses membres n’ont pas non plus eu la possibilité de se plonger dans les archives de la mission Quilès, en 1998. A l’époque, l’Assemblée nationale, majoritairement socialiste, avait lancé une mission d’enquête parlementaire dirigée par l’ex-ministre de la défense Paul Quilès en vue de faire la lumière sur la politique française au Rwanda. Vingt-trois ans plus tard, dans le cadre de son investigation, Vincent Duclert signale que
« le bureau de l’Assemblée nationale a refusé de remettre les archives de la mission Quilès » :
« On a fait des demandes, insisté pour les récupérer. Rien. Mais quand notre rapport sera accessible aux Français, il faudra bien que ces archives publiques réintègrent les archives nationales. » Ces frictions confirment à quel point la question du Rwanda fait débat en France depuis maintenant vingt-sept ans. La communauté des historiens se divise sur l’interprétation des faits, l’accès aux archives, les travaux des acteurs politiques et militaires, la thèse du « double génocide » (Hutu contre Tutsi et Tutsi contre Hutu) et le duel méthodologique entre l’école dite des « intentionnalistes » du génocide et celle dite des « fonctionnalistes ». La première veut montrer, à travers les acquis historiographiques, que la France a eu un rôle pour le moins ambigu dans le génocide, à force de soutenir un régime sanguinaire. La seconde préfère s’en tenir au respect des délais de déclassification des archives pour se faire une idée précise du film de la tragédie.
La commission Duclert entend surmonter ces divergences dans ses conclusions dont l’une vise entre autres à enterrer la thèse du « double génocide », qui empoisonne les débats historiographiques. En attendant les réactions des historiens à propos du rapport, la commission souhaite l’apaisement et la réconciliation entre chercheurs. Elle espère surtout que la publication de cette enquête libérera la parole de celles et ceux qui sont restés discrets jusqu’à maintenant, alors qu’ils ont été des acteurs français de premier plan de cette crise. Elle recommande aussi, entre autres, la création à Paris d’un centre international des ressources sur les génocides et les crimes de masse, ainsi que celle d’un réseau d’alerte documentaire sur les risques de génocide et de processus génocidaire. La commission prépare également un voyage d’études au Rwanda à l’automne 2021, formant l’espoir que ce rapport crée les
« conditions d’une histoire retrouvée entre Paris et Kigali et ouvre un nouvel âge de la relation entre l’Europe et l’Afrique ».