Fiche du document numéro 27931

Num
27931
Date
Jeudi 31 août 2000
Amj
Auteur
Fichier
Taille
169524
Pages
9
Titre
Les médias français face au Rwanda
Sous titre
La couverture médiatique française des événements du Rwanda reflète les poncifs, clichés et préjugés qui entourent l’Afrique. Il ne s’agit pas de jeter systématiquement l’opprobre sur les journalistes mais de voir à quel point une déconstruction de ces représentations imaginaires aiderait à éviter des erreurs de contenu aux conséquences ravageuses dans le public comme chez les décideurs politiques. Nicolas Bancel avait déjà collaboré avec Pascal Blanchard à Africultures par une remarquable contribution au dossier Tirailleurs en images du numéro 25. L’article qui suit met en lumière la relation entre les représentations et les choix opérés par les journalistes dans leur présentation de la réalité. C’est un thème auquel nous sommes particulièrement sensibles à Africultures : nous avons tenu, malgré sa longueur inhabituelle dans nos colonnes, à le publier intégralement. O.B.
Mot-clé
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Ce travail porte sur les périodiques français face au Rwanda de 1990 au génocide. Ce
travail s’est essentiellement concentré sur la presse quotidienne, de même que j’ai accordé
une attention toute particulière aux relations proposées par les quotidiens français durant
le génocide (2). Dans le cadre de cette contribution, il est impossible de citer l’ensemble
des articles compulsés. Aussi avons-nous choisi de ne citer que les plus significatifs (3).
Notre problématique initiale était de comprendre comment ces événements ont été
analysés par ces périodiques, si on pouvait établir des distinctions entre les axes
d’interprétations des différents journaux et, s’il était possible d’objectiver ces
interprétations, de les historiciser, en cherchant à saisir les continuités des discours sur l’Afrique. C’est en effet en tant que spécialiste de l’imaginaire colonial que j’ai été sollicité pour déconstruire les discours de la grande presse française durant cette période.
L’attention toute particulière portée à la période du génocide s’explique aisément. D’une
part parce qu’il s’agit d’un événement capital de l’histoire du XXe siècle, d’autre part le
génocide constitue un point de retournement, l’une de ces crises majeures susceptibles de
créer une extraordinaire polarisation de positions des acteurs – ici journalistes et
périodiques – et de mettre à nu les présupposés qui animent toutes leurs analyses. Cela
s’est effectivement produit lors du génocide. C’est dans cette perspective qu’il a paru utile de s’attarder sur ce que l’on peut considérer comme des interprétations mystifiées, voire
tendancieuses ou fausses des événements du Rwanda. Car, tout au moins en ce qui
concerne la presse française, le traitement des faits est divers, transcendant par ailleurs
les clivages politiques traditionnels des journaux de l’hexagone. Mais ce qui marque
l’observateur, c’est d’une part le réel souci d’information de la plupart des journaux, mais également la permanence de clichés, de stéréotypes sur la lecture de ce qui s’est passé au
Rwanda et, au-delà, de l’interprétation de l’histoire rwandaise. Nous nous sommes
également attardés particulièrement sur le traitement du génocide par le journal Le
Monde, cas assez exceptionnel de soumission aux versions successives du pouvoir
rwandais – soit le gouvernement intérimaire après l’assassinat du président Habyarimana
et composé des principaux organisateurs du génocide – et d’accumulation de poncifs sur
les déterminations ethniques de ce qui restera longtemps (jusqu’en juin 1994) pour Le
Monde, une » guerre civile « .
La question de l’interprétation ethniciste
Le mirage de l’interprétation ethniciste est l’un des paradigmes les plus fréquents, les plus
commodes et les plus usités dans la presse pour expliquer les événements socio-politiques
contemporains en Afrique. Pour exemple et parce qu’il constitue une sorte de synthèse,
j’ai choisi d’analyser un article qui a été publié bien avant le génocide, en 1988, dans la
revue Spectacle du Monde. Cet article s’intitule » Tutsi et Hutu : drame atavique » et est
signé Bernard Lugan. Cet article résume à lui seul tous les stéréotypes de l’interprétation
ethniste appliquée au Rwanda. Prenant comme point de référence les massacres d’août
1988 au Burundi, l’auteur les analyses en ces termes : » Tutsi et Hutu vivent sur le même
sol du Rwanda et du Burundi. Ils parlent la même langue, mais tout les séparent. Leurs
différences sont raciales. D’où un drame permanent qui ne s’est pas apaisé avec le temps
[…]. Une fois encore, l’Afrique apporte la tragique confirmation de ses déterminismes
ethniques […]. L’auteur poursuit « Au simple coup d’œil, il est aisé de distinguer les Tutsi
par leur taille élevée, leur crâne allongé, leur port altier et parfois arrogant, leurs traits
non-négroïdes. Ils savent se montrer distants, fiers, maîtres de leurs sentiments. Leur
autorité naturelle et leur habileté leur ont permis de s’imposer à la masse Hutu, au
terme d’un long processus que les ethnologues et les historiens du Rwanda et du Burundi
ont longuement étudié. »
Extraordinaire continuité entre le discours de l’anthropologie raciale de la fin du XIXe
siècle et cette description des » déterminismes ethniques « , des » différences raciales »
entre Tutsi et Hutu ! A leurs principes, le même mécanisme mental : une essentialisation
de la » race « , aux fondements des structures sociales comme des oppositions politiques.
La biologisation du social, impossible en Europe après la politique nazie et la catastrophe
de l’holocauste, est encore utilisée en Afrique comme un paradigme par quelques
» chercheurs » et, nous le verrons, certains journalistes. Le cas est ici extrême, puisque
Bernard Lugan, rejeté par la quasi-totalité des africanistes, représente le courant le plus
radical de la pensée racialiste (4). C’est le prêt à penser raciste, qui doit « expliquer » tous
les conflits interafricains actuels par le déterminisme de la race. Inutile de dire que des
chercheurs ont, depuis longtemps, fait litière de cette » explication » (5).
L’essentialisation des différences ethniques est un processus politique, dont la genèse est
coloniale (6).
Les concepts racistes utilisés explicitement par Lugan et implicitement par de nombreux
commentateurs s’organisent sur deux postulats concernant l’Afrique : les différences
entre ethnies doivent s’interpréter comme des oppositions et ces différences sont
enracinées génétiquement, constituant ainsi une permanence de l’histoire de l’Afrique.
Elles débouchent inéluctablement sur des massacres ponctuels, dont la mémoire » se
perd dans la nuit des temps « . C’est ce qu’affirme Lugan en parlant de déterminisme
ethnique et en ajoutant : « De tout temps, les Tutsi et les Hutu se sont combattus. » Ces
postulats, mélange d’idéologie d’extrême droite et de paresse intellectuelle, sont
largement admis par un certain nombre de » connaisseurs » de l’Afrique. Ils constituent
des relais qui alimentent tout un imaginaire sur le continent noir.
Pour introduire ce travail et essayer de saisir la permanence de ces stéréotypes sur
l’ethnie, je prendrai trois exemples congruents : l’un aux États-Unis, les deux autres en
France.
Aux États-Unis, un courant issu de l’ultra-conservatisme, qui connaît une certaine mode
outre-Atlantique, à pour hérauts Paul Johnson ou William Pfaf (qui dans le Herald
Tribune du 24 avril 1990 appelait à » Une recolonisation internationale de l’Afrique « ).
Paul Johnson, prenant exemple sur les « luttes tribales » du Rwanda, développe un
argumentaire hallucinant sur la nécessité de recoloniser l’Afrique. Celui-ci se base, à la
différence de Lugan pour qui la hiérarchie des races est universelle et s’applique donc
aussi à l’Occident, sur l’opposition entre » monde civilisé » et » monde sauvage « , si
cher aux tenants de l’impérialisme colonial de la fin du siècle dernier. Car le colonialisme,
étendu ici sans discrimination et par un saisissant amalgame historique à l’impérialisme
grec, au colonialisme européen, puis à celui des États-Unis et de la Russie, se résume à
une chose : » l’apport de la civilisation « .
En France, même argumentaire et mêmes conclusions d’un Guy Sorman pour qui, dans
un article publié dans Le Figaro-Magazine de l’été 1994, l’exemple du Rwanda prouve
que l’Afrique est » retournée à ses vieux démons « , c’est-à-dire aux confrontations
ethniques, véritable permanence de l’histoire du continent, amplifiées par les possibilités
techniques modernes d’extermination, mises entre les mains irresponsables de
« sauvages incapables de les maîtriser « .
Ces quelques exemples – parmi beaucoup d’autres – montrent que le génocide rwandais a
permis à quelques-uns uns des hérauts de l’extrême-droite ou de l’ultra-conservatisme
d’étaler avec obscénité le vieux discours racial, mais aussi de » prouver » la supériorité
incontestable de l’Occident sur le reste du monde. Les historiens et les scientifiques
sourient ou sont choqués par ces interprétations. Plus inquiétant me semble-t-il est
l’audience croissante auprès du grand public de leurs thèses. Les réflexions de Johnson
ont été publiées par le Times, mais également dans la page Rebonds de Libération,
l’article de Sorman par Le Figaro Magazine, Lugan publie de nombreux ouvrages, qui
sont parmi les plus forts tirages sur l’histoire de l’Afrique. C’est sur le fond du retour en
force d’une pensée coloniale que ces stéréotypes, parfaitement lisibles dans ces quelques
exemples, structurent souterrainement la réflexion de nombre d’analyses sur l’Afrique.
Et cette « analyse » connaît des relais politiques inquiétants. On connaît les inclinaisons
idéologiques de la mission de coopération au Rwanda au début des années 90 et lors du
génocide (7), de même les orientations de la » cellule africaine » de l’Elysée (8),
largement imprégnée d’idéologie ethniciste. Dans ce cadre, la phrase prononcé par
Charles Pasqua dans le cadre du journal télévisé de 20h à la fin du mois de juin 1994,
alors que le génocide était pratiquement consommé, résume la prégnance du paradigme
racial dans les milieux politiques : » Vous savez, il faut bien comprendre que pour ces
gens-là, le caractère horrible de ce qui s’est passé n’a pas du tout la même valeur que
pour nous « .
La boucle est ici bouclée : » ces gens-là « , désignant les Rwandais et par extension, tous
les Africains, » se massacrent mutuellement depuis des siècles « . Donc ils ont l’habitude
– cela fait partie de leur culture, de leur vie quotidienne et, au-delà, de leur nature
profonde – des immémoriales oppositions raciales qui fondent l’histoire africaine. Un
Rosenberg n’aurait pas démenti cette » analyse « .
Face à la puissance de cet imaginaire collectif d’origine colonial, Jean-Pierre Chrétien
avouait son impuissance. Répondant à une question de l’auditoire au cours d’un colloque,
il déclarait : » Durant le mois d’avril [1994], je me suis échiné à expliquer à des
journalistes la dimension politique du drame qui se jouait. Et je me suis échiné en
vain. »
Devant ces interprétations fondées sur une définition dramatiquement simplificatrice de
l’ethnie et de l’histoire africaine, véhiculée aussi bien par des médias nationaux que par
des intellectuels et des politiques, on reste effectivement confondu. Confondu et inquiet,
car que pèsent les travaux sérieux réalisés par des historiens, ou les ouvrages éclairants
écrits immédiatement après le carnage, face à la puissance de ces organes de presse et,
plus encore, face à l’écrasante force de la télévision ? Sans doute très peu de choses (9).
La presse française face au Rwanda (1990-1993)
A la veille de l’intervention française au Rwanda, Libération du 4 octobre 1990, reprenant
des dépêches de l’AFP et de Reuter, titrait : » Le Rwanda déstabilisé par une guerre
ethnique « . Décrivant dans une première partie l’offensive des FAR, Libération reprenait
à son compte l’explication ethnique en affirmant : » Agité par des guerres tribales à la
fin des années 50 et au début des années 60, le Rwanda est aujourd’hui victime de la
politique de « liquidation » qui a permis à l’ethnie majoritaire des Hutu de prendre le
pouvoir […]. » Le Monde, à la même date, par la voix de Jean Hélène, qui reprend
visiblement les informations de l’A.F.P. et de Reuter, parle lui, de » massacres
interethniques « .
Devoir mettre en parallèle ici Libération et Le Monde dans le cadre de ces articles de 1990
ne rend pas compte des différences d’interprétation des deux quotidiens : Libération se
signale en effet, de 1990 à 1994 par des articles tout à fait pertinents de Stephen Smith
(avant que celui-ci ne verse, après le génocide, dans l’interprétation ethnique) et de Jean-
Philippe Ceppi, sur la politique de la France au Rwanda et notamment le rôle du DAMI (la
coopération militaire française au Rwanda), puis lors du génocide. Quoiqu’il en soit, ce
qui prévaut dans ces deux articles est l’interprétation ethniste du conflit.
De 1990 à 1993, vont se succéder dans la presse française quelques articles mettant en
relief les espoirs de démocratisation du pays. Le Monde Diplomatique, dans son numéro
de novembre 1990, par la plume de Daniel Helbig, éclaire d’abord le fond politique du
problème, la politique ethniste menée successivement par les colonisateurs belges puis
par les deux présidents rwandais. Puis, il s’interroge sur les intérêts français au Rwanda,
soulignant leurs faiblesses objectives (en dehors de la défense de la francophonie), et
postule qu’un changement de la politique de coopération de la France devra être envisagé,
devant les atteintes répétées aux droits de l’homme. Libération, dans un article signé par
Claire Augé et Régis Solé, souligne le 31 février 1991 les progrès lents du processus
démocratique, mais insiste plus particulièrement sur la dérive ethniste du gouvernement
Habyarimana. Les deux journalistes mettent l’accent sur l’utilisation du mot
» cancrelat » pour désigner les membres du FPR et par extension tous les Tutsi du
Rwanda, ainsi que l’utilisation par la propagande officielle du mythe du rétablissement de
la monarchie tutsi. Les exactions et les meurtres commis sur les Tutsi ne sont pas ignorés
alors et il semble évident que le régime se radicalise.
Cette radicalisation croissante du régime se concrétise en mars 1992 par une série de
pogroms anti-Tutsi. Il est sans doute difficile alors de deviner que l’appareil d’Etat
rwandais est en train de se doubler d’un appareil para-étatique, celui des milices.
Cependant, la politique anti-Tutsi est une réalité concrète du gouvernement
Habyarimana, et il suffit d’écouter les discours officiels que prononce le chef de l’Etat en
kinyarwanda, ou de mesurer la propagande haineuse de journaux comme Kangura,
jamais inquiété par les autorités rwandaises à l’inverse d’autres journaux de l’opposition,
pour prendre conscience de l’implication politique du régime. Cependant, ces éléments ne
semblent pas suffisants pour certains quotidiens. Le Monde du 14 mars 1992, parle encore
de » haine tribale.
Le 11 juin 1992, Stephen Smith, de Libération, signe un article intitulé : » La guerre
secrète de l’Élysée en Afrique de l’Est « . Le journaliste fait état d’un engagement toujours
croissant de la France au côté du régime Habyarimana, contrôlant de facto les opérations
engagées contre le FPR, fournissant abondamment en armes les FAR – jusqu’à prélever
sur les propres stocks de l’armée française. Stephen Smith met également en évidence les
liens privilégiés établis entre le président français et le président rwandais, ainsi que
l’amitié qui unit leur fils respectif, tout en rappelant que les massacres de Tutsi sont liés à
la radicalisation du régime. Cet article est réellement important, car il souligne
explicitement les liens organiques entre la France (à travers l’action de la DAMI et de la
cellule africaine) et le pouvoir rwandais, mais aussi car il révèle plusieurs des facettes de
la politique du pouvoir rwandais : politique intérieure de discrimination du régime par
rapport à la minorité tutsi, politique vis-à-vis du FPR, politique de coopération avec la
France et implication – militaire et politique – de la France au Rwanda.
Autre article significatif, celui publié par l’hebdomadaire L’événement du jeudi en juin
1992 et signé Jean-François Dupaquier : » La France au chevet d’un fascisme africain « .
Dans cet article, toutes les dérives du régime d’Habyarimana sont disséquées : l’action
criminelle des milices Interahamwe et des groupes extrémistes qui se sont jurés, note
l’auteur, » d’exterminer totalement les 14% de Tutsi restant » ; le système d’apartheid
institutionnalisé ; la formation d’un groupe politico-affairiste autour d’Habyarimana prêt
à tout pour conserver ses prérogatives ; les provocations répétées aux crimes collectifs de
la presse extrémiste liée au pouvoir et enfin l’implication de plus en plus compromettante
de Paris.
Bref, en juin 1992, on savait ce qui était en train de se tramer au Rwanda. Il était sans
doute difficile d’imaginer le carnage final. Mais une observation un peu sérieuse de la
politique raciste menée par les autorités de Kigali aurait dû faire un sort aux
interprétations ethnistes, qui perdurèrent hélas durant le génocide.
Le génocide
Nous allons porter une attention particulière aux débuts du génocide, durant la période
qui va du 6 au 15 avril 1994. Le génocide débute le 6 avril, après l’attentat contre le Falcon
présidentiel qui transportait les présidents du Rwanda et du Burundi. Dès le 8, des
informations commencent à parvenir à Paris. A partir de ce moment, les positions des
différents médias français vont se différencier très nettement, selon des orientations que
l’on pouvait déjà déceler dans le traitement de l’information entre 1990 et 1994.
Dès les premiers jours du génocide, Libération, par la plume d’Alain Frilet, dans un
article intitulé : » Rwanda : la paix détruite en plein vol « , décrit les pillages et les
massacres qui s’étendent rapidement à tout Kigali. L’auteur identifie immédiatement le
mécanisme de la machine de mort qui se met en marche : il désigne le cercle restreint des
extrémistes de l’akasu, qui ont vraisemblablement préparé l’opération en utilisant la
garde présidentielle. Simultanément, l’expression « purification ethnique » est lâchée par
Le Figaro, dans un article intitulé » Kigali sombre dans l’anarchie « , mais insiste
également sur les » combats aussi violents que confus « . Le Monde, sous la plume de
Jean Hélène début avril parle de » violents combats » et s’attarde essentiellement sur les
responsabilités du FPR. Dans leurs journaux du soir, les télévisions privées et publiques
françaises évoquent également les » combats interethniques ravageant Kigali « ,
conséquence des » éternelles tensions entre les ethnies rivales des Hutu et des Tutsi « ,
selon Le Figaro du 10 avril.
Les jours suivants, les médias continuent à évoquer les » tueries tribales « , « la
poursuite des massacres interethniques« , « les combats entre Hutu et Tutsi« , « Kigali à
feu et à sang« . Jean Hélène, pour Le Monde, fait même un premier long compte rendu
sur l’ampleur des massacres et les atrocités commises, mais pas un mot sur le caractère
ethnicide de celles-ci.
Bref, au début du carnage, l’image la plus fréquemment utilisée est celle de combats
interethniques. On peut concevoir que, dans les premiers jours du génocide puisse régner
une confusion : certains commentateurs confondent les massacres avec des » combats
interethniques » et amalgament en plus l’offensive du FPR avec les massacres. En fait, il
existe alors au Rwanda deux guerres : l’une qui oppose le FPR et l’armée rwandaise et ses
supplétifs et l’autre, qui est une guerre contre les civils tutsi. De plus il existe en France et
en Belgique durant ces premiers jours une focalisation sur les expatriés, qui se manifeste
dans la presse par une inquiétude constante (et compréhensible).
Mais dans cette confusion originelle, il est nécessaire de souligner le traitement du
génocide par le journal Le Monde sous la plume de Jean Hélène, qui reste – c’est le moins
que l’on puisse dire – extrêmement imprécis sur les massacres de Tutsi, assurant par la
bouche d’un responsable du gouvernement intérimaire – c’est-à-dire l’un des
organisateurs des massacres en cours, source d’information pour le moins suspecte – que
les » excès sont le fait de seulement quelques éléments indisciplinés et incontrôlés » (14
avril). Le Monde semble beaucoup plus s’intéresser au FPR et à la formation du
gouvernement intérimaire, qu’il entérine comme seule alternative possible, alors qu’il a
été formé par les génocidaires. Face à lui, le FPR est perçu comme un envahisseur, un
élément étranger qui rencontre une hostilité totale au sein de la population. Les sources
du Monde, dont le principal reporter sur place, Jean Hélène, semble suivre les FAR, sont
sujettes à caution. En effet, Jean Hélène va jusqu’à accuser le FPR de » l’anarchie » à
Kigali ( » anarchie » qui est un massacre au contraire très bien organisé) : voyant des
groupes de Rwandais en fuite, il s’interroge sur la possibilité de « tirs rebelles » ayant
provoqué cette panique. Le journaliste décrit naïvement (?) des paysans les saluant
gaiement, » ayant sacrifié quelques vaches et se partageant les morceaux « . Il salue
ensuite l’entraînement des FAR et pronostique que le FPR aura beaucoup de difficultés à
s’imposer, contrairement aux autres commentateurs qui prêtent à la guérilla de Kagame
une plus grande motivation et plus de professionnalisme. Enfin, il déclare : « Mais pour
les Tutsi, les opposants et les habitants des beaux quartiers (toutes ethnies confondues)
[…] bref pour les cibles privilégiées des miliciens, la situation devient difficile« . Sorte
d’euphémisme ! A la date de l’article (13 avril), les rues de Kigali, une ville où se trouve
pourtant l’auteur, sont déjà jonchées de cadavres. Le surlendemain (15 avril), Jean Hélène
masquera toujours l’ampleur des massacres, sans parler bien sûr du caractère clairement
raciste de l’entreprise génocidaire (mais il insiste sur le danger récurrent des soldats FPR
» infiltrés « ).
Le plus terrible est que Le Monde ne déviera pas de ligne. En effet, plus d’un mois après le
déclenchement du génocide, alors que celui-ci est avéré et que d’immenses charniers de
Tutsi et de Hutu de l’opposition couvrent tout le territoire rwandais (et particulièrement
Kigali), Le Monde du 11 mai propose une chronologie des événements qui laisse pantois :
la » riposte » des proches du président assassiné ne se serait soldé que par 11 morts (soit
10 casques bleus belges et le Premier ministre modéré Agathe Uwilingiyimana), les
200.000 morts alors estimés par l’ONU seraient le fruit des combats, d’une guerre civile
opposant Hutu et Tutsi.
En lisant Le Monde – et alors que Patrick de Saint Exupéry pour Le Figaro, Laurent
Bijeard pour Le Nouvel Observateur, Jean Chatain pour L’Humanité, Alain Frilet et Jean-
Philippe Ceppi pour Libération ou encore Agnès Rotivel pour La Croix ont déjà largement
commenté les mécanismes du génocide – il est impossible de comprendre qu’au Rwanda
se perpètre l’un des génocides de ce siècle (10). L’appui, de facto, du Monde au
gouvernement intérimaire rwandais soutenu par Paris, la propension du journal à
soutenir la thèse d’une » guerre civile » ne laisse pas de poser question.
Ces divergences entre les différents journaux se manifestent en effet dès le 8 mars, à
travers les soupçons pesant sur les responsables supposés de l’attentat contre l’avion
présidentiel. Libération estime tout à fait improbable qu’il soit l’œuvre du FPR et désigne
plutôt la garde présidentielle, alors que Le Monde va faire état de fortes présomptions
contre le FPR, étayées par les affirmations [je cite]de « plusieurs personnalités
rwandaises, proches du pouvoir » ainsi que par « des observateurs« , qui estiment que
« le FPR, à terme, n’avait aucune chance de conserver les acquis des accords d’Arusha,
ce qui expliquerait, à leurs yeux, cette éventuelle stratégie visant à s’imposer par les
armes« . Deux jours plus tard, le « FPR menace« , ce qui risque de « faire tomber à
nouveau le pays dans la guerre civile« , alors que l’armée a fait diffuser un message à la
radio officielle « condamnant les débordements« . Il est assez extraordinaire de voir Le
Monde relayer les déclarations » d’apaisement » du gouvernement intérimaire
(génocidaire) sur les ondes, d’autant plus que l’on sait le rôle déterminant joué par la
radio dans l’incitation et la direction du génocide. La diabolisation du FPR, opposé à la
» légitimité » des FAR qui ont pourtant participé activement aux massacres, souligne
encore que Le Monde suit une analyse que tous les faits connus alors devraient pourtant
infléchir.
La réalité du génocide
En effet, les premiers signaux très forts dans la presse sont les articles de Libération, puis
un article publié le 18 mai par Le Nouvel Observateur : » Nos amis les tueurs » (21 avril)
de Laurent Bijard, qui initie toute une série d’articles sur les implications françaises au
Rwanda : » La France prise au piège de ses accords « , d’Alain Frilet (Libération du 18
mai) ; dans Le Figaro du 19 mai : » Rwanda, les faux-pas de la France » de Renaud
Girard, etc.
Enfin, de nombreux journalistes contribuent à éclairer, à partir du 19 avril, le caractère
génocidaire des massacres au Rwanda. La presse a, d’une manière générale, rapporté
assez fidèlement ce qui s’est passé, même si l’interprétation ethniste a encore été parfois
utilisée au détriment d’une lecture politique.
En revanche, la distinction établie pour le journal Le Monde est toujours valable, puisque
le journal va continuer jusqu’à la fin de l’opération Turquoise à entretenir la confusion
entre l’action des FAR et du FPR, ne distinguant que rarement le génocide de la guerre
civile et entretenant une mythologie anti-FPR activement diffusée par les officiels
français. Le FPR sera même désigné comme un groupe de « Khmers noirs » à deux
reprises, dont l’une dans un éditorial de Colombani, le 23 juillet, alors que le génocide est
pourtant consommé et que l’identification des criminels ne fait plus de doute. On
dénombre cinq journalistes différents intervenant sur le dossier rwandais dans ce journal.
Ce qui montre qu’il existe une véritable ligne politique, au moins implicitement. Comme
le rappelait François-Xavier Vershave lors du colloque Le Rwanda et les médias, il est fort
probable que les journalistes du Monde aient été en osmose avec la présentation officielle
de l’engagement français. Jean Hélène reprendra même à deux reprises des
« renseignements fournis par la DGSE « , expliquant que le FPR était armé par
l’Ouganda. Un article complet sera même consacré à ce thème sous le titre : » D’où
viennent les armes du Rwanda ? » En fait, l’auteur ne parle que des armes du FPR, dont
on soupçonne l’Ouganda d’être le fournisseur.
Cet article stipule que » l’ONU est impuissante à mettre fin aux trafics d’armes qui
rendent possibles les massacres « . Une formulation pour le moins ambiguë, qui pourrait
laisser supposer que c’est le FPR le véritable responsable du génocide. Le titre est d’autre
part inexact, puisque l’article n’évoque que le FPR. Or, à cette date, on sait déjà depuis
longtemps que la France, mais aussi la Chine on abondamment armé le régime
d’Habyarimana, et que d’autres trafics, transitant notamment par le Zaïre, alimentent
FAR et milices
On peut penser que, sous-jacent, se manifeste le complexe de Fachoda, savamment
entretenu par les services français, qui structure souterrainnement cet aveuglement au
moins partiel face au clan extrémiste de l’akasu et cet acharnement anti-FPR.
Conclusion
Ce résumé du traitement par la presse française du génocide rwandais met en lumière
trois inclinaisons fondamentales : la première est, malgré tout, le travail souvent
remarquable d’un certain nombre de journalistes qui, après une approche marquée dans
les premiers jours du génocide par la confusion, rendent compte du processus génocidaire
en cours. On peut cependant remarquer qu’alors que des analyses sont déjà publiées au
moins deux ans avant le génocide sur la radicalisation raciste du régime, il faut presque 10
jours pour que les plus perspicaces d’entre eux saisissent la nature ethnocide de
l’événement. Mais l’énormité même du drame rend sa compréhension difficile. La
seconde est la quasi-négation de l’événement, le génocide étant masqué par les termes de
» guerre civile » ou de » combats interethniques « , catégories fondamentalement
différentes du génocide. Et enfin la troisième ajoute à la seconde une soumission à la
relation des faits par les génocidaires eux-mêmes.
Cette synthèse appelle manifestement à une réflexion sur le génocide au Rwanda, sa
spécificité historique. Trop de poncifs fondent encore l’approche des problèmes
contemporains du continent noir en général et du Rwanda en particulier, sur le mode de
l' » Afrique éternelle « . Ces stéréotypes, directement issus de l’idéologie de l’imaginaire
colonial nécessite incontestablement un travail de déconstruction, seul à même d’élucider
pourquoi l’Afrique demeure le lieu de projection de nos fantasmes, dont l’essentialisation
raciale (ou ethniste) reste l’un des fondements.
1. Cet article est le fruit d’une communication au colloque international Le Rwanda et les médias, Université de
Montréal/Vues d’Afrique, mai 1996. Cette communication a été remaniée et réactualisée.
2. Ce travail est donc volontairement circonscrit. Est-il besoin de préciser qu’une analyse de plus grande
ampleur – et sur une plus longue période – serait d’une utilité remarquable ? Elle permettrait, n’en doutons pas,
de mettre à jour l’essentiel des poncifs sur l’Afrique sur la longue durée, leur persistance, leur prégnance dans
l’imaginaire collectif. J’ai tenté, avec Pascal Blanchard, une approche historique de ce type, mettant en relation
imaginaire colonial et représentations de l’immigration dans l’ouvrage De l’indigène à l’immigré, Gallimard,
coll. « Découvertes », Paris, 1998, 128 p. 3. Les périodiques ont été consultés à la Bibliothèque nationale (Très
Grande Bibliothèque), recherche complétée par la consultation des dossiers de presse de la Fondation nationale
des Sciences Politiques.
4. Il fut, entre autres, membre du Conseil scientifique du Front national et l’un des responsables des amitiés
France-Afrique du Sud, sou-tenant l’apartheid. Le plus dramatique est que Lugan fut professeur à l’Université de
Kigali et enseigne aujourd’hui à Lyon.
5. Voir par exemple les ouvrages de Jean-Pierre Chrétien ou Claudine Vidal ou le dernier ouvrage de Jean-
François Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, Paris, 1999.
6. Pour une synthèse accessible, on lira les deux premiers chapitres de Colette Braeckmann, Histoire d’un
génocide, Fayard, Paris, 1994.
7. Voir Jean-François Bayart, « Les politiques de la haine, Rwanda, Burundi, 1994-1995 », Les Temps Modernes,
n° 583, juillet-août 1995, pp. 217-227.
8. Voire François-Xavier Vershave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La
Découverte, Paris, 1994.
9. On lira sur la question de l’interprétation ethniciste, l’ouvrage essentiel de Jean-Pierre Chrétien, Le défi de
l’ethnisme, Karthala, Paris, 1998.
10. Sur le traitement du génocide par le journal Le Monde, on lira Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contrepouvoir
? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais, L’esprit frappeur, Paris, 1999.
11. Université de Montréal/Vues d’Afrique, mai 1996. Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à
l’Université Paris XI, vice-président de l’ACHAC (Association pour la connaissance de l’Histoire de l’Afrique
contemporaine).///Article N° : 1471
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