Citation
Dans le titre de cet article, le mot « reconnaître » peut se
comprendre de deux manières. Reconnaître, c’est d’abord identifier,
établir une association entre un événement et un concept : on reconnaît
les caractéristiques d’une récession économique, ou les signes
annonciateurs d’une catastrophe naturelle. Reconnaître, c’est aussi
faire un aveu, admettre sa part de responsabilité dans une action
répréhensible : « le délinquant reconnaît les faits ». À l’évidence, il
existe un lien entre ces deux sens. Ne pas reconnaître (identifier) un
crime nous protège du risque d’avoir à reconnaître (avouer) que nous
avons pu y être impliqués. Inversement, une ignorance sincère,
fondée sur l’incompréhension ou le manque d’information, glissera
parfois vers un refus obstiné de reconnaître des faits dûment établis.
Le génocide des Tutsi au Rwanda a été, et est encore, l’objet d’une
non-reconnaissance dans chacun des deux sens du terme. À son
commencement, il n’a pas été aussitôt identifié et reconnu comme tel
par toutes les personnes, toutes les nations et toutes les organisations
internationales qui auraient dû le faire ; on sait que cette absence de
reconnaissance joua un rôle déterminant dans l’ampleur que prirent
les massacres. Depuis lors, la reconnaissance du crime est sujette à
diverses contestations, qui ne semblent pas s’éteindre avec le temps
et vont jusqu’à une totale négation du génocide.
Puisque les témoignages, les recherches et les publications dont
nous disposons suffisent largement à établir l’authenticité de l’événement,
la non-reconnaissance ne nous semble pas être une position
intellectuellement légitime qui pourrait faire l’objet d’un dialogue
public. En revanche, elle se présente comme un phénomène singulier
qui doit être analysé en tant que tel. Nous sommes ainsi amenés
à nous interroger sur les mobiles premiers de la non-reconnaissance,
la structure de son discours et les conditions de sa reproduction. Tel
est l’objet du présent article. L’histoire des réactions face au génocide
des Tutsi au Rwanda étant un vaste chantier encore mal exploré, il
s’agira surtout ici de suggérer quelques pistes, en utilisant des enseignements
relatifs au génocide arménien et à la Shoah.
Incompréhension, déni, négation
La non-reconnaissance d’un génocide ne se confond pas nécessairement
avec ce que nous avons coutume d’appeler le négationnisme.
En règle générale, un négationniste sait que le génocide a eu
lieu – parfois parce qu’il en est l’un des auteurs, et le plus souvent
parce qu’il appartient à un milieu politique ou idéologique qui a
nourri l’entreprise génocidaire. La non-reconnaissance du génocide,
au premier des deux sens évoqués plus haut (la non-perception des
faits), est donc pour le négationniste un artifice rhétorique analogue
à un fameux Witz rapporté par Freud : les coupables ne sont pas
ceux que vous dites, et d’ailleurs il n’y a pas eu de crime. Il existe
cependant une catégorie bien plus vaste de personnes chez qui ne
pas « voir » un génocide relève moins du procédé conscient que de
la défense instinctive. Cette attitude est suffisamment répandue,
particulièrement dans le cas présent, pour qu’on s’y arrête.
Un génocide a lieu, et nous n’avons rien fait pour l’empêcher.
Nous sommes les témoins d’un drame qui, bien qu’il se déroule à des
milliers de kilomètres de chez nous, ne semble pas être hors de notre
portée. La passivité, en ces circonstances, est l’équivalent moral
d’une complicité de fait. Or nous sommes condamnés à la passivité,
ou pour le moins à l’impuissance. Qu’on songe à Jean Carbonare au
bord des larmes, au journal télévisé du 24 janvier 1993, témoignant
de la proximité d’un « génocide » (il emploie le mot). C’était un peu
plus d’un an avant le déclenchement du massacre. Les Français ont
vu cela à leur journal de 20 heures, ils ont sans doute pensé que
l’homme exagérait, ou bien ils se sont dit que leurs gouvernants
prendraient les mesures nécessaires afin d’éviter le pire. Et le pire est
advenu. Comment faire face à la honte qui saisit le témoin impuissant
? Comment porter la charge morale d’avoir été là et de n’avoir
pas empêché le crime ?
Pour échapper à une telle culpabilité, le déni peut apparaître
psychologiquement nécessaire. Le génocide est alors minoré dans
son étendue, ou il est assimilé à un état de la nature sur lequel les
hommes n’auraient pas de prise, ou bien encore on est tenté d’en
transférer le poids sur les épaules des victimes. Nous ne sommes
pas nécessairement dans la logique du négationnisme, qui suppose
un discours construit et une démarche intrinsèquement perverse.
Un terreau existe cependant, dans lequel le négationnisme peut
planter des racines.
S’agissant du génocide des Tutsi au Rwanda, des explications ont
été avancées qui apparaissent comme autant de tentatives de disculpation.
On a dit que la presse n’avait pas suffisamment « couvert »
les événements parce que les journalistes étaient accaparés par
l’émergence, au même moment, d’une nouvelle Afrique du Sud
sortant de l’apartheid. L’explication vaut peut-être si l’on cherche à
interpréter l’absence d’une médiatisation à outrance, sur le mode
pratiqué, des années plus tard, lors du tsunami qui frappa le Sud-Est
asiatique. Mais prise au pied de la lettre, elle n’est pas recevable :
« Les massacres d’avril-mai-juin au Rwanda ont été rendus publics
par la presse écrite dès qu’ils ont commencé et pendant toute leur
durée. Ils n’ont pas été expliqués, mais ils ont été décrits2. »
Il n’est pas vrai que le monde n’ait rien su. Le monde a su, mais il
n’a pas compris ou n’a pas voulu comprendre. Une incompréhension
d’autant plus frappante que le même monde se préparait, en ces
premiers mois de l’année 1994, à commémorer le cinquantième anniversaire
du débarquement allié. La thématique du génocide était donc
présente dans les esprits, avec un concept concomitant et désormais
Comment ne pas reconnaître un génocide
2. Marc LE PAPE, « Des journalistes au Rwanda. L’histoire immédiate d’un génocide », in Les
Temps modernes, n° 583, juin-août 1995 : Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi,
1994-1995.
bien connu de tous, celui de l’abandon des victimes. Si le « plus
jamais ça » pouvait avoir un sens, en ces temps de commémoration,
c’était dans la vigilance face au risque de génocide et dans le souci
des victimes. La passivité et l’espèce de résignation qui accompagnèrent
les massacres du Rwanda n’en sont que plus flagrantes.
La non-reconnaissance du génocide rwandais au moment où il
se produisit – au sens premier du mot « reconnaître », donc – ne
tient pas à l’absence d’informations mais, pour une part, à l’absence
d’une grille d’interprétation permettant d’identifier le crime en
temps réel, et, pour une autre part, à la présence de grilles d’interprétation
« parasites » qui, en offrant des réponses toutes prêtes aux
faits constatés sur le terrain, évitaient d’avoir à s’interroger plus
avant. Certaines de ces grilles d’interprétation résultaient d’une
volonté consciente, chez les criminels ou chez ceux qui avaient avec
ces derniers des liens étroits, de dissimuler le crime. D’autres reflétaient
des attitudes personnelles ou des comportements collectifs, à
tous les niveaux de la vie sociale. Ces systèmes de non-reconnaissance
– privés ou collectifs, délibérés ou inconscients, ancrés dans
la culture, la politique ou le sentiment – s’interpénètrent les uns les
autres. Il faut une injonction très forte, à l’exemple de celle
contenue en France dans la loi Gayssot, pour contraindre les gens à
choisir leur camp et à rejeter majoritairement les discours négationnistes3.
En règle générale, c’est plutôt le contraire qui se produit.
Une forme de déni, adoptée par commodité ou sous l’influence
d’éléments extérieurs, peut offrir prise à d’autres modes de non-reconnaissance
qui prennent ensuite le relais. En peu de temps,
nous avons ainsi une situation complexe où divers systèmes se
renforcent mutuellement et où la non-reconnaissance du génocide,
née souvent d’une autodéfense face à une réalité culpabilisante,
voisine avec la négation pure et simple.
3. Et, même dans le cas de la loi Gayssot, des exemples anciens ou récents indiquent que les
discours de négation peuvent s’infiltrer à divers niveaux de la conscience sociale, avec parfois
des résurgences inattendues.
Le discours ethniste
La pièce L’Atelier de Jean-Claude Grumberg offre une première
approche de ce phénomène de non-reconnaissance. Nous sommes à
Paris, en 1947, dans un atelier de couture parisien. Une employée,
Gisèle, a appris que l’une de ses collègues de travail (Simone, qui
représente la mère de l’auteur) est juive. Elle lui dit : « Au fait, tu
pourrais peut-être me dire alors ce qu’il y a réellement eu entre vous
et les Allemands pendant la guerre ? » Ici, l’auteur indique : « Simone
reste sans voix. Gisèle poursuit. » Et voici ce que dit Gisèle à sa
collègue juive : « Je veux dire… comment t’expliques, que vous les
Juifs et eux les Allemands… Pourtant c’est… je m’excuse, mais
comment dire ? Y a beaucoup de, de points communs, non ? J’en
parlais avec mon beau-frère, l’autre jour, lui me disait : “Juifs et
Allemands avant-guerre, c’était pour ainsi dire kif-kif”… » Jean-
Claude Grumberg conclut ce passage par une indication scénique :
« Simone ne répond pas, elle regarde Gisèle4. »
L’auteur n’entend pas nous dépeindre, dans le personnage de
Gisèle, une antisémite acharnée. Il est vrai que la proximité supposée
des Juifs et des Allemands, suggérée par le beau-frère, est l’héritage
d’un discours antijuif très répandu dans la France du XIXe siècle.
Cependant, la réflexion de Gisèle va bien au-delà de ce point d’histoire.
Ce qu’elle nous fait entendre, c’est un certain bon sens populaire.
L’acharnement contre un peuple, qui caractérise le génocide,
est trop éloigné de nos conceptions habituelles pour que nous ne
soyons pas tentés de lui trouver une explication plausible. Entre les
Juifs et les Allemands, il a dû se passer quelque chose qui était de
l’ordre du conflit entre les peuples ou de la guerre civile.
Contre le concept de génocide, qui ne fait apparaître de victimes
que dans un camp, nous sommes naturellement portés à rechercher
les autres victimes, les victimes ignorées. Et, de fait, il y eut des
morts turcs au cours des événements de 1915-1917, il y eut des
Allemands tués par les forces alliées durant la Seconde Guerre
mondiale, et des Hutu victimes des forces du FPR. Tous étaient des
Comment ne pas reconnaître un génocide
4. Jean-Claude GRUMBERG, L’Atelier, Paris, Stock, 1979 (1re édition).
êtres humains. Mais la spécificité du génocide est que certaines
victimes ont un statut particulier, car le projet génocidaire est par
définition unilatéral.
Le projet génocidaire vise une catégorie de victimes et une seule.
Associer dans une même formule, comme on le fait souvent, « les
Tutsi et les Hutu modérés » est une aberration du même ordre que
celle qui présenterait comme victimes de la Shoah « les Juifs et les
résistants » – ou, plus généralement, les Juifs et les autres populations
civiles victimes du nazisme. La généralité du propos, sous un
apparent humanisme, fait oublier les mobiles singuliers du crime.
Certes, des « Hutu modérés » (étrange expression, soit dit au passage,
qui impute aux Hutu une nature féroce que seule pourrait corriger la
modération de leur pensée) ont été tués par les génocidaires. Mais les
Rwandais que leurs papiers d’identité définissaient comme Tutsi
étaient, par le fait même, eux et eux seuls, voués à la mort. Le génocide
des Tutsi au Rwanda porte ces stigmates qui le distinguent des
divers crimes de guerre ou crimes contre l’humanité commis dans la
région, et qui le relient aux autres grands génocides du siècle
écoulé : l’assassinat des hommes « coupables d’être nés », la traque
systématique des femmes et des enfants, le discours de la haine qui
servit de préalable au massacre, la déshumanisation des victimes.
Dans le contexte rwandais, l’équivalent du propos de Gisèle se
nomme le discours ethniste. La vision traditionnelle d’une Afrique
où les massacres réciproques seraient chose courante, de sorte qu’il
n’y aurait pas lieu de s’en émouvoir outre mesure, s’articule sur une
interprétation de l’histoire rwandaise héritée du colonisateur belge,
selon laquelle l’affrontement entre la majorité hutu et la minorité
tutsi serait en quelque sorte inscrit dans le patrimoine génétique du
pays. Sous sa forme actualisée, le discours ethniste réalise l’exploit
de conjuguer une représentation racialiste, enracinée dans le
XIXe siècle européen, et une vision moderniste, où les Hutu font
figure de « damnés de la terre » résistant à la domination des Tutsi.
Devant l’évidence du génocide de 1994, le discours ethniste a
engendré une formule miraculeuse, celle du « double génocide ». Le
régime du Hutu Power a commis un génocide à l’encontre des Tutsi ?
Soit, mais admettez que les forces tutsi ont commis un génocide,
voire des génocides, envers les Hutu. La formule permet de renvoyer
dos à dos Hutu et Tutsi, puisque la reconnaissance du génocide,
concédée du bout des lèvres, est aussitôt neutralisée. Elle permet
aussi de disculper les parties tierces : tous les Rwandais étant à la
fois coupables et victimes, les non-Rwandais sont collectivement
lavés de tout soupçon de complicité ou de passivité.
Le fil rouge conspirationniste
Le discours ethniste sur le Rwanda doit sa popularité à ce qu’il
rejoint une apparente sagesse populaire, celle qu’illustrait la Gisèle
de L’Atelier. On ne saurait oublier, cependant, qu’il a des diffuseurs
bien moins innocents. Pour ceux-là, le discours ethniste est lié à des
dérives racistes qui sont un étrange amalgame de fantasmagorie
européenne et de ressentiment local.
Les Tutsi du Rwanda seraient, nous dit-on, des immigrants d’origine
« nilotique », des sortes de Juifs africains, étrangers au « pays
réel » rwandais où ils accaparent richesses et pouvoirs. De ce fait, la
révolte des Hutu contre les Tutsi serait une entreprise de libération
nationale et sociale tout à la fois, qui ne pourrait que recueillir la
compréhension sinon l’assentiment du monde extérieur. Si des excès
ont été commis au cours de ce combat par les adeptes du Hutu Power,
ils ne sont que la contrepartie d’excès commis par les « Khmers noirs »
tutsi. Voilà la vérité que cache la propagande du FPR et du régime de
Kigali. Une propagande dont les relais (les « blancs menteurs »
dénoncés par Pierre Péan) seraient des agents à la solde des Tutsi, ou
encore des individus dans la couche desquels les Tutsi ont placé leurs
filles, dont on connaît les charmes pervers et l’art de manipuler les
hommes au mieux des intérêts tutsi. Ce fatras, où l’on identifie sans
peine des éléments directement empruntés au discours antisémite, a
cours dans les milieux de l’émigration rwandaise contrôlés par les exgénocidaires,
et aussi chez certains dénégateurs occidentaux.
Il ne faut pas gratter beaucoup ce discours de dénégation pour y
retrouver une composante de tout négationnisme organisé : le
Comment ne pas reconnaître un génocide
conspirationnisme. Lové au coeur du système de déni, le conspirationnisme
est d’autant plus performant qu’il rejoint les idéologies
qui furent à l’origine du génocide : les Arméniens étaient une
cinquième colonne dans l’Empire ottoman, les Juifs complotaient
pour dominer le monde, et les Tutsi visaient à asservir l’Afrique des
Grands Lacs. Puisqu’ils étaient capables de cela, ils sont aujourd’hui
capables d’inventer ou d’exagérer les exactions dont ils disent avoir
été victimes, et leurs mensonges présents sont la preuve de leur
éternelle malfaisance.
Venant des criminels, une telle continuité dans le discours conspirationniste
est d’autant plus naturelle qu’ils ont, bien souvent, veillé
à maquiller les traces du génocide ; c’est, si l’on ose dire, l’enfance
de l’art génocidaire. Selon ce mode de pensée, le génocide a eu lieu
et n’a pas eu lieu tout à la fois. Il a eu lieu, puisque les conspirateurs
ont attiré sur eux-mêmes un juste châtiment. Il n’a pas eu lieu,
puisque les auteurs du génocide étaient et demeurent les véritables
victimes de l’histoire. De ce fait, la seule évocation du génocide est
un prolongement du complot, contre lequel il faut se défendre par
tous les moyens.
Et il y a nécessairement complot : comment expliquer, sinon, la
multiplicité des témoignages sur le génocide ? Il faut même
supposer, pour en rendre compte, l’existence d’une immense conspiration
consistant à stipendier les témoins, à circonvenir les journalistes
et à intimider les historiens. L’explication est satisfaisante pour
l’esprit, car elle évite d’avoir à examiner une à une les circonstances
réelles de l’événement. Il suffit, en l’occurrence, d’identifier le locuteur
comme Tutsi ou – concept extrêmement large – « ami des
Tutsi », pour ignorer ce qu’il dit.
Le conspirationnisme est un fil rouge qui traverse de part en part
l’histoire des génocides, depuis leur conception jusqu’à leur négation,
et jusqu’au projet de les reproduire. Le discours de négation
post-génocidaire contient ainsi une menace à l’encontre de la
communauté des victimes, globalement accusée de poursuivre le
complot qui causa la colère de ses persécuteurs. La parole qui nie le
génocide d’hier annonce, dans le même souffle, un génocide à venir.
Face aux rescapés
Il est difficile de se représenter, si l’on n’appartient pas soimême
à une collectivité victime du négationnisme, ce que signifie
le déni d’un génocide. Il y a, bien sûr, l’offense faite aux morts, le
sous-entendu grimaçant qu’ils n’auraient pas été vraiment tués ou
qu’ils auraient mérité leur sort. Il y a aussi la menace envers les
survivants : si ceux-ci témoignent du crime, et si le crime n’a pas
été ce qu’ils disent, cela signifie qu’ils sont tous des menteurs qui,
à leur tour, méritent le châtiment. Pour les Tutsi de l’émigration
– qu’ils soient eux-mêmes des rescapés du génocide, ou que,
émigrés avant 1994, ils aient suivi à distance les cent jours du
massacre de leurs proches restés au pays –, la non-reconnaissance
du génocide est une plaie ouverte.
Certains Tutsi s’épuisent dans de vains débats avec des négateurs
invétérés. Mais tous souffrent de l’espèce de suspicion qui est associée,
dans le grand public occidental, aux résidus du discours
ethniste. Car une fois passé le premier mouvement de compassion
naturelle envers les survivants d’un génocide, la version « tribale »
du discours sur le Rwanda peut donner naissance à des arrièrepensées
abominables : originaires d’un pays où c’est la coutume de
couper son voisin en morceaux, de quoi ne seraient-ils pas capables
si le vent tournait en leur faveur ? Lorsqu’il s’agit d’Africains, la
tonalité raciste n’est jamais très loin. Il faut rappeler cependant que
les survivants d’autres génocides ont dû, eux aussi, surmonter de
sourdes hostilités, comme si, ayant côtoyé la mort, ils en portaient
éternellement l’odeur. Dans tous les cas, ce mécanisme a un effet
dissuasif sur les rescapés : pour justifier leur place parmi les vivants,
ils doivent oublier ou laisser oublier le génocide qui les a marqués.
Pour les Tutsi vivant au Rwanda, la négation du génocide est une
menace à trois niveaux : symbolique (face à un monde où le discours
de la négation conserve droit de cité), militaire (face aux milices des
ex-génocidaires qui, depuis le Congo voisin, rêvent de revanche) et
sociétal (face à la majorité hutu au sein du pays). Le troisième niveau
est souvent méconnu hors du Rwanda. Il est pourtant très concret. On
apprend de temps à autre qu’un rescapé du génocide a été assassiné
Comment ne pas reconnaître un génocide
par des gens de sa colline – des voisins craignant qu’il ne dénonce
leur participation aux massacres de 1994, ou qu’il n’exige la restitution
de biens familiaux volés durant le génocide.
Une jeune femme rescapée du génocide et installée à Toulouse,
où elle exerce le métier d’infirmière, rapporte ses impressions d’un
voyage au pays natal : « Ce qui est frappant là-bas, c’est que dans
leurs regards, il n’y a même pas un signe de remords. Au contraire,
ils vous fixent droit dans les yeux, et s’ils le pouvaient ils auraient
un sourire en coin. […] Ils n’ont pas intégré que tuer un Tutsi, ce
n’est pas anodin. Oui, je pense que ça pourrait recommencer. La
politique de réconciliation peut être utile, car on ne peut pas vivre
dans la haine. Mais il faut commencer les choses dans l’ordre. […]
Les rescapés veulent passer à autre chose, c’est sûr. Mais beaucoup
de plaies ne sont pas cicatrisées parce qu’il manque une étape. Il
manque la demande de pardon et la reconnaissance des faits. Il n’y
a rien de pire, pour un rescapé, que de voir qu’on fait comme si
rien ne s’était passé5. »
Ces impressions d’après-génocide rappellent des épisodes des
autres grands génocides. Avec cette différence que la plupart des
rescapés arméniens et des rescapés juifs quittèrent leur pays d’origine
pour reconstruire une vie nouvelle. Laissant derrière eux des
paysages irrémédiablement associés au massacre des leurs, ils
évitaient ainsi d’avoir à côtoyer des gens dont l’attitude au cours de
ces massacres fut souvent suspecte. La plupart des rescapés tutsi du
génocide n’ont pas eu cette possibilité ; ils ont dû continuer à vivre
aux côtés de leurs tortionnaires.
On croit parfois que la victoire remportée en 1994 par le FPR à
dominante tutsi, qui mit fin au génocide et donna naissance au
Rwanda actuel, signifie que les Tutsi tiennent désormais le haut du
pavé et que les rescapés sont à l’abri de toute atteinte. La réalité est
beaucoup plus complexe. La victoire de 1994 fut remportée par des
hommes qui, souvent, avaient fui le pays afin d’échapper aux précédentes
vagues de massacres. Les rescapés du génocide, « Tutsi de l’in-
5. Entretien avec Jeanne Uwimbabazi, propos recueillis par Ève Bonnivard, dans le cadre d’un
dossier intitulé « Frères arméniens, frères tutsi, frères humains », L’Arche, n° 554, avril 2004.
térieur », doivent leur vie à ces combattants parmi lesquels ils ont
parfois des parents proches. Mais la césure symbolique entre les uns
et les autres n’a jamais été totalement abolie. À certains égards, les
relations entre les deux groupes évoquent les relations entre les
rescapés juifs de la Shoah et les Israéliens de 1948 : liés tant par
l’origine que par le destin, ils ont vécu séparément les heures les plus
tragiques de leur existence, et dans ce vécu si distinct il restera à
jamais une part incommunicable.
De plus, l’interdiction par la législation rwandaise actuelle du
« divisionnisme », c’est-à-dire des discours de type ethniste qui
avaient cours avant le génocide, a certes écarté l’idéologie du Hutu
Power, mais elle a aussi placé les rescapés tutsi dans une espèce de
statut virtuel. Il n’y a pas, dit la parole officielle, de Hutu, de Tutsi
ou de Twa, il n’y a que des Rwandais ; le génocide de 1994 est un
crime contre la nation tout entière, et c’est à ce titre qu’il doit être
commémoré. Les rescapés adhèrent généralement à ce discours, car
ils savent de quel prix leurs parents ont payé le discours opposé, et
ils savent aussi que le mythe ethnique du Tutsi n’a guère de rapport
avec les structures sociales dont il est historiquement issu. Et pourtant,
disent parfois ces rescapés, c’est en tant que Tutsi que nous
avons été massacrés. Comment vivre en portant en soi une identité
parcellaire qui ne serait que négative et victimaire ?
Le « discours de l’avion »
Une reconnaissance universelle du génocide – à l’exception, sans
doute, d’une poignée d’irréductibles – aiderait à panser ces plaies. Les
rescapés pourraient alors se réconcilier avec un monde qui aurait à
jamais répudié le projet de leur mort. Il s’en faut, pourtant, que cette
condition soit remplie. Car si le génocide rwandais a des négateurs
structurels, pour qui la non-reconnaissance du crime de 1994 est
inscrite dans une histoire personnelle ou dans un parcours idéologique,
il a aussi en Occident des alliés tardifs, dont certains se sont enfoncés
dans un système de négation par une succession de hasards, sans avoir
toujours une pleine conscience des implications de leur attitude.
Comment ne pas reconnaître un génocide
Solidaires de personnes qu’ils estiment avoir été injustement attaquées,
ou offensés par les termes dans lesquels leur pays est mis en
cause, ou encore gagnés par un climat de scepticisme face à des
assertions contradictoires dont ils se sentent incapables de juger les
mérites respectifs, ceux-là s’enferment peu à peu dans une posture
« agnostique » qui les conduit, de fait, à entériner des discours négationnistes.
Ils ne sont pas animés par une hostilité particulière envers
les Tutsi (pas plus, faut-il le souligner, que les Européens qui pleurent
le génocide de 1994, parmi lesquels l’auteur de ces lignes, n’ont
d’animosité envers les Hutu), mais leur sensibilité naturelle aux souffrances
de ceux-ci s’émousse au fil de vaines polémiques. Ils croient
d’abord que l’on parle trop du génocide des Tutsi, ou que l’on en
parle mal ; puis ils en viennent à croire qu’il y a anguille sous roche
et qu’on tente de les manipuler.
L’explication par le complot n’est pas nécessairement centrale à
leur mode de pensée ; elle peut même en être a priori absente.
Cependant, le besoin qu’a tout être humain de trouver des arguments
rationnels à l’appui de ses comportements (dans le langage
de la psychologie sociale : réduire les dissonances cognitives)
conduit certains d’entre eux à adhérer à un scénario conspirationniste.
S’il faut à toute force trouver une vérité dans l’affaire rwandaise,
et si un système d’explication s’offre à eux, pourquoi ne pas
le saisir ? L’illustration la plus flagrante d’une telle dérive est le
« discours de l’avion ».
Les faits sont connus. Le 6 avril 1994, un avion léger transportant
le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le président du
Burundi, Cyprien Ntaryamira, s’écrase au sol alors qu’il s’apprêtait à
atterrir à Kigali. Les circonstances exactes de l’« attentat du Falcon »
et l’identité des coupables feront l’objet de polémiques sans fin, qui
alimentent jusqu’à ce jour le débat sur le génocide des Tutsi. Selon
une des thèses avancées, l’attentat aurait été le fait de miliciens tutsi
agissant sur l’ordre de Paul Kagame, le chef du FPR devenu par la
suite président du Rwanda. Peu importe, ici, la validité de cette thèse,
dont les fondements ont été sérieusement ébranlés dans la période
récente. Ce qui compte est le discours qui l’accompagne : M. Kagame
aurait fait abattre l’avion présidentiel à seule fin de déclencher le
génocide, de déconsidérer ainsi le régime en place à Kigali, et d’accéder
au pouvoir en marchant sur les cadavres de ses frères tutsi.
M. Kagame était-il capable d’un tel machiavélisme ? La question
n’est pas là. Supposons que oui, et supposons qu’il ait vraiment fait
abattre le Falcon présidentiel. Il manque toujours un élément dans la
chaîne de la causalité : le lien logique entre la cause supposée – l’attentat
contre l’avion – et l’effet – le génocide. Pour que ce lien existe,
sans chaînon intermédiaire, il faut que la cause ait engendré directement
l’effet. En d’autres termes, le « discours de l’avion » repose sur
une hypothèse dont le racisme est flagrant : les Hutu rwandais
seraient des êtres primitifs qui, à la seule annonce d’un attentat
contre leur président, se mettent à massacrer un million de
personnes. Ces Hutu d’opérette sont dénués de toute autonomie de
pensée. On tue leur président ; aussitôt ils sortent par millions et,
littéralement du jour au lendemain, aiguisent leurs machettes pour
assassiner leurs voisins Tutsi. Il a suffi, nous dit-on, que M. Kagame
appuie sur un bouton pour que les Hutu commencent à tuer.
En réalité, on comprend bien que les choses ne se sont pas passées
ainsi. La propagande génocidaire était à l’oeuvre de longue date, dans
les journaux et à la radio. Les milices interahamwe étaient constituées,
équipées et entraînées. Les divers organes du pouvoir étaient
sur le pied de guerre. Tout cela est parfaitement documenté. L’attentat
du 6 avril, quels qu’en aient été les auteurs, a fonctionné comme un
signe déclencheur, mais tout était prêt pour le génocide : l’idéologie,
la chaîne de commandement, les moyens logistiques et les réseaux
d’alliances sans lesquels rien n’aurait été possible. Nul ne peut croire
réellement à la fable contenue dans le « discours de l’avion ».
S’il en est ainsi, pourquoi une telle polarisation sur la question
– sérieuse et légitime en soi – de l’attentat contre le Falcon présidentiel
? Laissons de côté la dimension policière. C’est l’impact
public de la question qui doit nous retenir. Le « discours de l’avion »
est populaire, dans certains milieux au moins, parce qu’il contient
davantage qu’une fable puérilement raciste. Il contient l’affirmation
selon laquelle l’initiative du génocide provient non pas des perpétrateurs,
mais des victimes. Nous serions tous sous l’influence d’une
Comment ne pas reconnaître un génocide
illusion optique. Nous avons cru voir des hommes, des femmes et des
enfants massacrés par des militaires et des miliciens. La vérité est
ailleurs. Un monstrueux complot, ourdi par le chef tutsi Paul
Kagame, est à l’origine de tout. Le « discours de l’avion », c’est la
logique conspirationniste appliquée au cas rwandais.
Ce discours est le cousin germain d’un autre discours, relatif à la
Shoah. « Les Juifs » ou, selon la version désormais dominante, « les
sionistes » auraient déclenché la Seconde Guerre mondiale afin de
parvenir à leurs fins. L’histoire était contée dans la propagande hitlérienne,
elle figura ensuite dans les écrits néonazis et négationnistes,
et on la retrouve aujourd’hui dans la Charte du Hamas. Un texte est
censé fournir la preuve de cette initiative néfaste. Il s’agit d’une
lettre envoyée le 29 août 1939 par Haïm Weizmann, président de
l’Organisation sioniste mondiale, au Premier ministre britannique
Neville Chamberlain.
Pressentant le déclenchement prochain des hostilités en Europe,
Weizmann voulait faire savoir à Chamberlain qu’en dépit du grave
conflit qui opposait les sionistes au gouvernement britannique du
fait de son hostilité à l’immigration juive en Palestine, ils se placeraient
sous l’autorité du gouvernement dans le cadre des combats à
venir. La lettre de Weizmann, dont le texte fut publié le 6 septembre
1939 dans le Times, fut très froidement accueillie par Chamberlain.
Mais elle fut aussitôt considérée par les antisémites comme la
« preuve » que « les Juifs avaient déclaré la guerre à l’Allemagne ».
Le 24 juillet 1942, Hitler s’y référait expressément pour expliquer
que les Juifs étaient l’ennemi principal du peuple allemand.
De nos jours, encore, la « déclaration de guerre » de Haïm
Weizmann figure en bonne place dans l’arsenal de la propagande
négationniste. A minima, elle sert d’argument à ceux qui veulent
expliquer les actions de l’Allemagne nazie par une hantise obsidionale.
Sous sa forme la plus dogmatique, elle est la preuve que le
(prétendu) génocide était le fruit d’une provocation « sioniste ».
Le contexte est certes très différent. En 1994, Paul Kagame était à
la tête d’une véritable armée alors qu’en 1939, les Juifs européens
étaient à la merci de leurs futurs tortionnaires (il est vrai que, selon
la vulgate antisémite, les armées des pays occidentaux étaient au
service des Juifs). Par ailleurs, l’attentat commis contre le Falcon
présidentiel était bien réel, alors que la lettre de Weizmann n’était
qu’un bout de papier (mais, dans l’imaginaire antisémite, les mots des
Juifs sont des engins mortels). Cela dit, on ne peut qu’être frappé par
l’analogie des modes de pensée : dans les deux cas, le génocide n’aurait
pas eu lieu si les victimes n’avaient d’abord commis l’irréparable.
Et cet irréparable, dans le « discours de l’avion » comme dans la forme
la plus dogmatique du discours négationniste, aurait été commis
sciemment, dans l’intention de provoquer le (prétendu) génocide.
Le refus de voir
Bien qu’il existe mille liens, passages et interactions entre la
négation active du génocide et sa non-reconnaissance de fait, il
importe de maintenir une distinction de principe dans la relation à
chacune de ces deux attitudes. Sous sa forme radicale, la négation
résulte de la défense d’intérêts personnels ou collectifs, ou encore
d’une posture idéologique de type raciste et/ou conspirationniste.
Une négation de cet ordre (la non-reconnaissance au second des
deux sens annoncés en tête de cet article, à laquelle peut aussi s’appliquer
le terme de négationnisme, né dans le contexte spécifique de
la Shoah) est un objet légitime d’étude, comme il est loisible d’étudier
les attitudes les plus diverses. Il est légitime également, voire
nécessaire, d’analyser et de critiquer son contenu, et de réfuter publiquement
ses conclusions. Il est peu probable, cependant, que les
personnes adhérant à une telle attitude évoluent un jour. Non que
ces personnes soient nécessairement insincères ; mais leur conviction
intime se situe sur un autre plan que celui où se déroulerait un
débat. Le dialogue avec elles risque donc d’être une perte de temps,
et de conférer à leurs arguments une notoriété et une respectabilité
sans lien avec leur statut réel.
Il n’en va pas de même pour la non-reconnaissance au premier
des deux sens du mot, c’est-à-dire l’incapacité d’identifier le génocide,
de le reconnaître comme tel. Dénuée du caractère dogmatique
Comment ne pas reconnaître un génocide
du négationnisme – et, de ce fait, occasionnellement influençable
par lui –, elle reflète mille circonstances changeantes. Des hommes
voient ou ne voient pas, croient ou ne croient pas, en raison de leur
exposition aux informations provenant du terrain, et aussi en raison
de réticences, de fidélités et de croyances préalablement enracinées
mais qui peuvent être modifiées. Autant le dialogue avec le négationnisme
était inutile, autant ici le dialogue est essentiel. Dialogue
avec autrui, et aussi dialogue intérieur, pour améliorer notre aptitude
à discerner les dangers du monde et identifier les facteurs qui nous
y rendent parfois sourds et aveugles.
L’un de ces facteurs a été évoqué plus haut : c’est la honte qui nous
conduit à minorer un crime dont nous sommes les témoins impuissants.
Bien sûr, il est d’autres maux que nous n’empêchons pas et
dont, pour cette raison aussi, nous sommes portés à ignorer l’ampleur.
Les guerres lointaines et les injustices sociales, les souffrances privées
et les malheurs collectifs suscitent, chacun à sa manière, des réactions
d’évitement. Le phénomène génocidaire a cependant une dimension
particulière. En raison de son caractère systématique et indiscriminé,
il apparaît comme la plus radicale, la plus irrémédiable des ruptures.
Si cela a été possible, alors le principe même de l’humanité perd toute
signification. Puisque d’une part nous en sommes les témoins, et que
d’autre part nous ne faisons rien d’effectif pour l’empêcher, la contradiction
est souvent résolue dans le déni. Nous ne voyons pas les
signes avant-coureurs du massacre, nous ne voyons pas le crime en
train de se commettre, nous ne voyons pas les corps des victimes. Ou
plutôt, nous voyons tout cela dans une espèce d’irréalité qui nous
permet de nous abstraire du monde et d’échapper au jugement moral
que devrait entraîner notre propre passivité.
Cette démission sous l’effet de la honte n’est pas propre à la
France ou au continent européen. L’écrivain sénégalais Boris
Boubacar Diop dénonce en ces termes la passivité des Africains face
au génocide : « La tragédie d’avril 1994 a, pour le malheur des
Rwandais, coïncidé avec la coupe du monde de football aux États-
Unis. Tout occupés à rendre compte de la compétition sportive, les
journaux africains ont relégué le génocide dans un obscur recoin de
leurs pages internationales, entre un déraillement de train à Oulan-
Bator et on ne sait quelle session de la FAO à Rome. Le résultat est
à peine croyable et rien ne peut l’excuser : une “Solution finale” à
l’africaine a eu lieu sous nos yeux et nous n’avons pas su le voir. Le
plus grave, c’est que nous ne sommes toujours pas sûrs que l’événement
s’est réellement produit. Cela veut dire : un million d’êtres
humains, nos frères de surcroît, morts pour rien. Et dix ans après le
génocide, un mélange de honte et de lassitude empêche l’Afrique de
commencer à faire au moins le deuil6. »
À ces causes proprement psychologiques, on peut ajouter un
blocage d’ordre cognitif. Nous ne percevons bien que ce que notre
esprit a été formé à concevoir. Si une mort, mille morts sont hélas
représentables en raison de l’accoutumance qui s’est installée dans
notre mémoire historique, l’atteinte au principe d’humanité que
contient l’idée du génocide est proprement irreprésentable. Le refus
de l’accepter entraîne le refus de le constater. De l’univers des valeurs
nous passons au monde réel. Selon le monde tel que nous nous le
représentons, cela n’est pas possible ; donc, cela n’est pas.
Raymond Aron, qui vécut les années de guerre au service de la
France Libre à Londres, témoigna ultérieurement n’avoir pas compris
la Shoah alors en cours : « Les chambres à gaz, l’assassinat industriel
d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce
que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus7. » Les exactions,
l’enfermement et les massacres locaux, Aron les imaginait et,
de ce fait, il en avait connaissance. La guerre battant son plein, il
n’était pas difficile de se représenter les horreurs et les crimes commis
sur tous les fronts. Mais la mutation par laquelle on passe de l’assassinat
d’un être humain, de mille êtres humains, voire d’un million
d’êtres humains, au projet d’extermination systématique d’une partie
bien déterminée de l’humanité, cela échappait à l’entendement.
D’où, s’agissant du Rwanda, la fuite vers des concepts lisses, propres
à dissimuler la réalité des corps meurtris et des chairs tailladées. On
Comment ne pas reconnaître un génocide
6. Article publié par la revue en ligne Intura.org le 16 avril 2004. Boris Boubacar Diop est
l’auteur d’un beau livre sur le génocide des Tutsi au Rwanda : Murambi, le livre des ossements,
Paris, Stock, 2000.
7. Raymond ARON, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, p. 176 (cité
in Florent BRAYARD (dir.), Le Génocide des Juifs entre procès et histoire, 1943-2000, Bruxelles
et Paris, Complexe et IHTP/CNRS, 2001).
théorise la « barbarie africaine », un peu comme jadis on pensait le
« despotisme oriental », en mode de gouvernement ancré dans une
culture. L’ethnisation du discours permet de rejeter insidieusement la
faute sur les victimes, présentées comme des associés de leurs bourreaux
au sein d’une même tradition violente. Non, certes, que le génocide
rwandais soit un pur produit d’importation dont les Africains
seraient globalement innocents et les Occidentaux collectivement
coupables. Mais il est parfois bien commode de créer par la magie du
verbe, autour des crimes que l’on ne peut pas reconnaître, un voile qui
rend l’événement invisible.
Pièges de l’humanitaire
Un autre obstacle à la reconnaissance du génocide est caractérisé,
paradoxalement, par un excès de visibilité. Il s’agit de l’approche
humanitaire. Il n’est pas de jour que des organisations non
gouvernementales n’alertent l’opinion sur le danger d’un « génocide
» (ou d’un « holocauste ») en tel ou tel endroit. La compétence
supposée de ces organisations, et le réel dévouement d’une partie
au moins de leurs envoyés sur le terrain, assurent à leurs appels un
écho sans précédent. L’accumulation progressive des souffrances
ne serait-elle pas un indicateur du génocide à venir ?
S’il s’agit de soulager des souffrances et de sauver des vies, tout
effort est évidemment le bienvenu. Mais les opérations de communication
qui accompagnent immanquablement ces efforts vont
souvent de pair avec une banalisation du terme de « génocide »,
que ce soit pour susciter l’émotion des donateurs ou pour obéir à
des impératifs politiques. De ce fait, la crédibilité de ces alertes au
génocide, fondées sur le constat d’une urgence humanitaire, est
très sujette à caution.
Au-delà des effets médiatiques, on doit s’interroger sur la pertinence
de l’action humanitaire en situation de génocide. Le précédent
de la Croix-Rouge à l’époque de la Shoah est bien connu : non
seulement l’organisation fut incapable d’apporter aux populations
juives un secours significatif – ce qui était sans doute inéluctable,
compte tenu des circonstances –, mais elle se prêta à des opérations
de relations publiques organisées par les nazis. Les enseignements
du génocide rwandais ne sont guère plus encourageants.
En 1994, Jean-Hervé Bradol représentait au Rwanda l’organisation
Médecins sans Frontières (MSF). Devenu en 2000 président de
l’organisation, il apporta en 2004 son témoignage sur le génocide
rwandais dans un entretien avec Jacky Mamou, ancien président de
Médecins du Monde : « Quand je vois les humanitaires donner des
recommandations pour prévenir les génocides, je ris jaune, parce
que ces gens-là sont d’une incroyable arrogance. Ils n’ont pas été
capables de garantir que leurs ressources matérielles et symboliques
ne soient pas utilisées par les génocidaires, et ils viennent
maintenant expliquer qu’ils auraient découvert des idées, une
méthode empêchant que les génocides puissent se reproduire8. »
La référence aux « ressources symboliques » est significative.
Car le problème n’est pas limité aux contraintes objectives résultant
d’un état de guerre. On sait que, dans le Rwanda de 1994, des
organisations et des individus ont failli au plus élémentaire devoir
de solidarité. Cela s’applique aux diplomates, aux militaires étrangers
ou aux Églises. Cela s’applique également aux organisations
humanitaires, comme en témoigne M. Bradol : « J’ai constaté à
MSF – mais cela vaut pour d’autres organisations – que nous
n’avons pas été tellement efficaces, voire tout simplement motivés,
pour protéger nos collègues rwandais tutsi, employés comme nous
des organisations humanitaires. Ce que j’ai vu dans les rangs de
MSF, c’est à la fois des comportements très honorables, mais aussi
beaucoup d’abandons9. »
Si M. Bradol déplore, avec une franchise qui l’honore – il est
président de MSF au moment où il s’exprime –, l’absence de
« motivation » des humanitaires étrangers dans la protection leurs
collègues tutsi, on peut s’interroger sur la validité du témoignage
Comment ne pas reconnaître un génocide
8. Entretien publié par la revue Humanitaire, éditée par Médecins du Monde, dans le cadre
d’un dossier intitulé « Le génocide des Tutsi au Rwanda » (n° 10, printemps-été 2004), p. 37.
Le titre de l’entretien, « La commémoration amnésique des humanitaires », a été choisi par
M. Bradol lui-même.
9. Ibid.
apporté par ces humanitaires pour ce qui est de l’identification
d’un génocide en cours. Au-delà du choix des personnels et du
mode de fonctionnement des organisations, il y a là une contradiction
inscrite dans la définition même de l’action humanitaire.
Les humanitaires, en effet, ont pour vocation de soigner des
gens, non de les défendre contre des groupes armés. En situation de
conflit, ils se portent là où ils pourront remplir les tâches confiées
par leurs mandants. Ainsi, au Rwanda en 1994, il y avait des humanitaires
dans les camps de réfugiés – y compris les camps où se
trouvaient des génocidaires en fuite –, mais il n’y en avait pas pour
faire face aux assassins, car tel n’était évidemment pas leur rôle. De
ce fait, le témoignage des humanitaires n’est pas pertinent pour
reconnaître le génocide ; pire : il peut faire diversion en attirant
l’attention sur les situations où il y a une « urgence humanitaire »
mais pas de génocide.
Patrick de Saint-Exupéry, alors journaliste au Figaro, fut témoin
du génocide rwandais et en resta marqué à jamais. Il explique
comment le discours humanitaire engendra un « écran de fumée »
qui rendit la nature réelle du génocide indiscernable aux yeux d’une
partie de l’opinion mondiale. Cet « écran de fumée », dit-il, prit la
forme d’une apparente multiplication des génocides, de sorte qu’à en
voir partout, on ne reconnaissait plus le génocide en cours, ou qui
venait de s’achever, au Rwanda. « En lieu et place du “génocide”,
apparurent donc “les génocides”. Et ce pluriel était formidable. Surgi
de nulle part à la manière d’un virus inconnu, il contamina les uns
et les autres. Certains se mirent à la recherche de ces “génocides”. Ils
affirmèrent en avoir trouvé une trace ici, une autre là… Il suffisait de
faire son marché et de puiser dans les rayons10. »
Ainsi, un apparent surcroît de visibilité du génocide, sous l’impact
des organisations humanitaires, a-t-il un effet symétrique à
celui de la dissimulation du génocide causée par nos blocages
psychologiques et cognitifs. Génocides partout ou génocides nulle
part, la non-reconnaissance a de beaux jours devant elle.
10. Patrick de SAINT-EXUPÉRY, L’Inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004,
p. 29.
D’un génocide à l’autre
Il nous reste à envisager un autre cas de figure. Pourquoi ne reconnaîtrait-
on pas un génocide tout simplement en projetant sur lui les
informations glanées au sujet de génocides précédents ? C’est ce
qu’on pourrait appeler l’« effet Lemkin » : la vision des crimes nazis
ravivant le souvenir du massacre des Arméniens et, symétriquement,
les enseignements de l’Anatolie de 1915 projetés sur l’Europe centrale
de 1942. Or si tel est sans doute le mécanisme mental par lequel
Raphaël Lemkin, Juif polonais réfugié aux États-Unis, fut amené à
forger le concept de génocide, en lui donnant d’ailleurs une signification
plus étendue que celle qui s’est imposée par la suite, rien n’indique
que ses contemporains aient réagi dans le même sens avant la
fin de la guerre – si l’on excepte les Juifs, qui étaient évidemment les
principaux intéressés mais n’avaient guère voix au chapitre.
Les Juifs de Pologne, chez qui le massacre des Arméniens était un
sujet bien connu avant la guerre, notamment par la lecture du livre de
Franz Werfel Les Quarante Jours du Musa Dagh, firent très tôt le lien
entre les deux événements : des témoignages qui nous sont restés de
la résistance juive dans les ghettos se réfèrent expressément au modèle
du Musa Dagh, haut lieu de la résistance arménienne lorsque débuta
le génocide de 1915. Le compte-rendu d’une réunion du mouvement
de jeunesse sioniste socialiste Dror, qui s’est tenue 27 février 1943
dans le ghetto de la ville polonaise de Bialystok, contient le propos
d’un militant nommé Hershl Rosental : « Il ne nous reste qu’une chose
à faire : organiser la résistance collective dans le ghetto, à n’importe
quel prix, et que le ghetto soit notre Musa Dagh, pour écrire un
chapitre à l’honneur du Bialystok juif et de notre mouvement11. »
Quand les Juifs de Palestine durent faire face, en 1942, à la perspective
que le pays soit évacué par les Britanniques puis conquis par
les Allemands, et qu’ils créèrent ce qui devait être le noyau de la
future armée d’Israël pour se préparer à un combat désespéré sur le
mont Carmel, c’est le Musa Dagh qui leur servit d’inspiration (le livre
de Werfel avait été traduit en hébreu dès 1934). Dans une lettre à sa
femme écrite le 23 mars 1942, Israël Galili, alors jeune dirigeant de
Comment ne pas reconnaître un génocide
11. Archives de Yad Vashem, M-11/7.
l’un des principaux mouvements de kibboutzim et futur dirigeant du
parti travailliste israélien, évoquait simultanément Massada (lieu
d’une résistance désespérée des Juifs aux Romains, après la destruction
du Temple de Jérusalem en l’an 70 de l’ère chrétienne) et le
Musa Dagh. Le 7 juillet 1942, parlant devant le comité central de son
mouvement de kibboutzim, à un moment où il semblait que les
Allemands étaient aux portes de la Palestine, Galili proposait à ses
camarades de « créer dans le pays un Musa Dagh, une Massada12 ».
Durant la Shoah, l’évocation de ce qu’on n’appelle pas encore le
génocide des Arméniens vient donc spontanément à l’esprit des
Juifs. La connaissance d’un génocide passé aide à prendre
conscience d’un génocide en cours – à le reconnaître, comme s’il
était une nouvelle page du même grand livre de l’inhumanité. Mais
ce sont les victimes destinées qui parlent, et non le monde extérieur.
Les dirigeants des puissances alliées, qui à cette époque mènent la
guerre sans tenir compte du sort particulier des Juifs, ne semblent
pas avoir été autrement touchés par le souvenir des événements de
1915 en Anatolie.
Peut-être Lemkin espérait-il, en inscrivant le massacre des Juifs
dans une lignée conceptuelle, créer chez ses lecteurs et ses auditeurs
le sentiment qu’il y avait là un crime non pas singulier mais général,
et appelait-il de ce fait une intervention motivée non par la sollicitude
pour les Juifs mais par le souci du bien commun. S’il y eut une
telle attente, elle fut vaine. Les principaux témoignages que nous
avons d’un lien direct, en temps réel, entre ce que nous appelons
aujourd’hui la Shoah et le génocide des Arméniens, proviennent des
victimes juives. La conscience universelle demeura longtemps sourde
à cette argumentation.
De même, les Tutsi comparant – bien avant les événements de
1994 – leur sort à celui des Juifs exprimaient la conscience qu’ils
avaient de leur situation. Ceux qui étaient le mieux informés de l’histoire
de l’antisémitisme européen reconnaissaient dans la propagande
anti-tutsi une résurgence de la propagande antijuive. Ainsi, ce
12. Cité in Anita SHAPIRA, Igal Alon : Aviv Heldo, Tel-Aviv, Hakibboutz Hameouhad, 2004,
pp. 203-204 (en hébreu).
« document » publié en novembre 1990 dans Kangura13, qui est une
version « tutsi » des Protocoles des Sages de Sion : même cynisme des
conspirateurs supposés, même mépris affiché envers les populations
réduites à leur merci, mêmes connotations sexuelles (« Puisque nous
ne pouvons pas remplacer les élus Bahutu, faisons-en des amis.
Offrons-leur quelques cadeaux et surtout de la bière afin de leur tirer
les vers du nez. Offrons-leur nos filles et au besoin marions-les à eux,
les Bahutu résisteront très difficilement à leur beauté angélique »), en
un mot tout ce qu’il faut au lecteur crédule ou fanatisé pour croire
que ces gens-là ont le mal chevillé au corps et qu’il faut les annihiler
afin de sauver l’humanité, ou du moins la population hutu. Ainsi
encore, ce vocabulaire assimilant les Tutsi à des animaux nuisibles
dont la destruction relève de l’hygiène la plus élémentaire. Le crime
était là, annoncé, voire programmé. Pourtant, aucun cri d’alarme n’a
retenti à travers le monde et l’analogie du génocide en gestation avec
les génocides déjà effectués n’a été relevée par quasiment personne.
On me permettra d’apporter ici un témoignage personnel. J’ai
visité à Butare l’appartement d’un jeune Rwandais, seul rescapé de
sa famille, qui a monté chez lui un musée de la Shoah en miniature.
Les murs sont couverts de photos familières à bien des Juifs mais qui
semblent incongrues dans cette ville de province, par ailleurs principal
centre universitaire du Rwanda. Ici, un Juif barbu entouré de
soldats allemands goguenards. Là, un mourant décharné. Des
wagons plombés, des défilés nazis, d’autres photos encore. Un
exposé des motifs, affiché sur un mur, justifie cette exposition par le
caractère exemplaire de la Shoah et donc l’impératif d’en « connaître
par coeur l’histoire ». Cette connaissance fut-elle d’une quelconque
utilité en 1994 ? Nous savons que non.
A contrario, on peut voir le musée privé de Butare comme un acte
d’accusation contre le monde : les horreurs de la Shoah étaient de notoriété
publique, les photos existaient, et pourtant vous n’avez pas
empêché que cela se répète. Telle n’était pas l’intention du jeune
rescapé tutsi, mais c’est ce que j’ai éprouvé lors de ma visite. Je
connaissais les règles du génocide, je savais par expérience familiale ce
Comment ne pas reconnaître un génocide
13. Voir le texte de ce prétendu « manifeste tutsi » in Jean-Pierre CHRÉTIEN (dir.), Rwanda :
les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, pp. 163-165.
que signifiait l’extermination d’un peuple, je savais tout cela en 1994,
et pourtant moi aussi j’ai assisté en spectateur au génocide des Tutsi.
Sur notre chemin de Kigali à Butare, nous étions passés par le site
de Murambi. En avril 1994, quelque 45 000 Tutsi ont été massacrés
dans l’école de Murambi. Leurs restes y sont exposés dans des salles
de classe. On visite le site, salle par salle. Des squelettes allongés sur
des tables. Ici des adultes, là des enfants. Je connaissais le site par
des photos et, à vrai dire, ces photos m’avaient choqué, comme un
étalage indécent de morts sans sépulture. Il m’a fallu le visiter pour
le comprendre. En ouvrant la porte d’une des salles de classe me sont
venus ces mots du poète israélien Haïm Gouri, écrits pour d’autres
morts en d’autres lieux : « Hiné moutalot goufoteinou », « voici nos
cadavres étendus14 ». Leurs cadavres, nos cadavres ; comment reconnaître
si l’on ne fait pas l’effort de connaître ? Et comment se
convaincre, se pénétrer de la conviction que le génocide a bien eu
lieu, si ce n’est en affrontant le regard vide des morts ? Mais nos
efforts pour comprendre la douleur des Tutsi ne nous feront pas
échapper à cet éternel remords qui est le sort de tous les témoins
impuissants. Et nous restons avec l’aporie de la prédiction impossible.
La chaîne symbolique des victimes est censée nous prévenir de
l’imminence d’un génocide à venir : il suffirait d’examiner l’histoire
des massacres passés pour discerner les linéaments du danger. Or il
n’en est rien. Chacun des trois grands génocides du XXe siècle a été
précédé d’une série de persécutions, un peu comme les signes avantcoureurs
d’un séisme. Les massacres d’Arméniens dans l’Empire
ottoman ont commencé dans les dernières années du XIXe siècle, les
exactions nazies ont commencé avec l’ascension d’Hitler (sans parler
des violences, au même moment, contre les Juifs dans divers pays
d’Europe centrale et orientale), et la persécution des Tutsi au Rwanda
a commencé en 1959. Dans chacun des trois cas, les persécutions
présentaient les caractéristiques du génocide à venir : désignation des
victimes selon leur origine, diffusion d’un discours déshumanisant,
14. Il s’agissait des corps de 35 jeunes combattants juifs, en majorité des étudiants de
l’Université de Jérusalem, qui tombèrent dans une embuscade arabe en janvier 1948. La plupart
étaient membres des unités d’autodéfense créées après l’alerte à l’invasion allemande ; les
autres avaient combattu sous l’uniforme britannique durant la Seconde Guerre mondiale.
etc. Mais ce « sur-place », où le génocide est annoncé sans produire
encore tous ses effets, désarme les comparateurs. On croit reconnaître
le génocide, et pourtant il ne se produit pas. L’observateur est donc
conduit à mettre en doute de la pertinence de son jugement.
Quant à la victime, elle espère elle aussi que la catastrophe, à
force d’être annoncée puis démentie, sera indéfiniment reportée. À
moins qu’elle ne se résigne à son sort, comme hypnotisée par ses
persécuteurs. Scholastique Mukasonga donne de ce processus une
description terrible dans sa justesse : « À Nyamata, nous avions
depuis longtemps accepté que notre délivrance soit la mort. Nous
avions vécu dans son attente, toujours aux aguets de son approche,
inventant et réinventant malgré tout des moyens d’y échapper.
Jusqu’à la prochaine fois où elle serait plus proche encore, où elle
emporterait des voisins, des camarades de classe, des frères, un fils.
Et les mères tremblaient d’angoisse en mettant au monde un garçon
qui deviendrait un inyenzi [« cafard »] qu’il serait loisible d’humilier,
de traquer, d’assassiner en toute impunité15. »
Jusqu’ici, et à quelques détails près, cette description de l’attente des
victimes tutsi correspond aux sentiments éprouvés par les Arméniens
ou les Juifs. Cependant, la fin choque par sa brutalité. « Nous étions
fatigués et parfois nous nous laissions aller au désir de mourir. Oui,
nous étions prêts à accepter la mort, mais pas celle qui nous a été
donnée. Nous étions des inyenzi, il n’y avait qu’à nous écraser comme
des cafards, d’un coup. Mais on a pris plaisir à notre agonie. On l’a
prolongée par d’insoutenables supplices, pour le plaisir. On a pris
plaisir à découper vivantes les victimes, à éventrer les femmes, à arracher
le foetus. Et ce plaisir, il m’est impossible de le pardonner, il est
toujours devant moi comme un ricanement immonde16. »
Dira-t-on que cette description-là évoque, elle aussi, des scènes
du génocide des Arméniens et de la Shoah ? Oui, et l’on aura raison.
Mais comment ne pas voir que l’horreur, qui a surpris même des
victimes habituées aux violences et aux humiliations, était humainement
imprévisible ? Comment ne pas voir qu’il y a là une barrière,
Comment ne pas reconnaître un génocide
15. Scholastique MUKASONGA, Inyenzi ou les Cafards, Paris, Gallimard, 2006, p. 116.
16. Ibid., p. 117.
un obstacle à notre capacité de comparer et de prévoir, et que cet
obstacle est dans l’idée que nous avons de la nature humaine, dans
l’espoir qu’au fond de l’abîme nous conservons d’un ultime retour au
bien ? Les préalables au génocide sont comparables et repérables. Le
basculement dans l’horreur, lui, surprend toujours victimes et
témoins. Jean Carbonare, plaidant les larmes aux yeux pour que les
téléspectateurs français empêchent le génocide annoncé, était sans
doute incapable de décrire l’étendue et les modalités du crime ; et,
l’eût-il fait, sa parole eût été littéralement inaudible.
L’expérience juive
Les Juifs de l’après-guerre, élevés dans l’obsession du « Plus jamais
ça », doivent faire le triste constat d’un échec. Le « ça » en question
s’est reproduit, une fois au moins au Rwanda (et approximativement
en quelques autres circonstances). Mais cet échec est-il le leur ? Sontils
seuls concernés ? Pour certains, la cause est entendue. Les Juifs,
obnubilés par leur propre malheur, n’auraient pas su étendre au
restant de l’humanité les leçons de la Shoah. Partie prenante dans une
prétendue « concurrence des victimes », ils auraient négligé le rôle de
sentinelle qui aurait dû leur échoir. Pire encore : ils auraient détourné
les regards de l’humanité et auraient empêché que l’on discerne les
signes annonciateurs des massacres futurs.
Un examen attentif du cas rwandais indique que cette thèse est
fausse. En fait, c’est exactement le contraire qui s’est produit. L’un
des facteurs de l’aveuglement du monde au génocide des Tutsi du
Rwanda n’est pas une attention exagérée portée aux modalités
précises de la Shoah, mais un manque d’attention à ces modalités.
Esther Uwanyiligira, enseignante et économe scolaire, que le
génocide a faite « veuve et orpheline en même temps, à 27 ans »,
avait tiré à sa manière les leçons du génocide lorsqu’elle déclarait à
Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, les gens ont été saignés pendant trois
mois et les Blancs n’ont envoyé que des journalistes à pied pour bien
photographier. Les Blancs se méfient pareillement des Tutsi et des
Juifs. Ils les ont regardés mourir presque jusqu’au dernier les bras
croisés, voilà une vérité. Voilà la vraie comparaison entre les génocides,
et ce problème resurgira demain parce que leurs soupçons sont
enfouis au fond de leurs pensées17. »
On sait que s’il y eut dans l’immédiat après-guerre une « concurrence
des victimes », elle s’exerça au détriment des Juifs. Tout
comme la prévention du génocide occupait une place mineure dans
les objectifs des adversaires de l’Allemagne nazie, la spécificité du
sort réservé aux Juifs par les nazis ne fut guère mise en évidence par
les vainqueurs de 1945. La différence entre camps de concentration
et camps d’extermination n’était pas perçue (de nos jours encore, elle
demeure absente du discours populaire et, souvent, du discours des
médias et des élites, toutes nations confondues).
Dans un pays comme la France, où la plupart des morts en déportation
étaient des Juifs, mais où la plupart des déportés rentrés en vie
n’étaient pas juifs, c’est la parole de ces derniers qui fut longtemps
dominante voire exclusive. Aussi le modèle du camp tel qu’ils l’avaient
connu, celui de Dachau ou de Buchenwald, s’imprima-t-il dans les
esprits. Quand, bien des années plus tard, le camp « mixte » d’Auschwitz
fut à son tour privilégié comme représentation du crime nazi, c’est la
partie concentrationnaire du camp qui demeura au premier plan des
pensées. Même la référence aux chambres à gaz est associée aux baraquements
du camp, alors que la grande majorité des victimes des
chambres à gaz y entrèrent directement. Quant aux autres informations
sur la Shoah, telle qu’elle se produisit en Europe centrale et orientale,
elles ne sont pas véritablement intégrées dans la conscience collective.
Au nom d’une « universalisation » à marche forcée de l’expérience
juive, on a évacué les données concrètes du génocide.
Tout cela est compréhensible au regard de l’histoire des mentalités,
mais n’est pas sans effet sur l’objet de notre réflexion. La forme
« camps », initialement associée au crime nazi, est restée longtemps
indissociable du concept de génocide, et elle l’est encore dans une
large mesure. L’utilisation de ce symbole au service d’un discours
politique a accentué encore sa prééminence : après avoir été le lieu
Comment ne pas reconnaître un génocide
17. Jean HATZFELD, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000,
p. 166.
de la déportation des résistants gaullistes, chrétiens ou communistes,
le camp est devenu le témoignage central des crimes des systèmes
communistes en URSS et en Chine, tandis qu’en Occident, la contestation
du capitalisme passait par l’assimilation des grandes entreprises
à des camps. Le génocide et le camp sont ainsi devenus deux
représentations largement interchangeables du principe du mal.
En conséquence, le public confronté à la perspective d’un meurtre
de masse recherche, sinon exactement des camps sur le modèle
d’Auschwitz, du moins un appareil de mise à mort qui en serait l’équivalent.
L’enfermement dans les ghettos, les « actions », les fusillades
à ciel ouvert et les autres massacres qui caractérisèrent la Shoah ne
sont pas spontanément pris en compte. Ainsi s’est entretenue une
image de la Shoah, non pas telle qu’elle fut réellement, mais telle
qu’on l’a modelée pour un usage discursif où les victimes juives n’ont
qu’une place limitée. Les différences ne tiennent pas seulement au
mode opératoire ; c’est une autre relation entre le bourreau et la
victime, c’est un autre rapport à la société environnante. Or, plus on
entre dans les détails de la Shoah réelle, plus on y trouve d’analogies
significatives avec le génocide des Arméniens en Turquie et le génocide
des Tutsi au Rwanda : outre les centres de mise à mort, il y a les
déportations, les opérations mobiles de tuerie, les rafles, le « génocide
rural ». À l’opposé, plus on reste collé à l’image d’un « génocide de
synthèse » créée à partir de la Shoah par une société en quête de
symboles rassembleurs, plus on s’éloigne de la réalité, et moins l’on
est capable de reconnaître un nouveau génocide.
Ce n’est donc pas un excès d’attachement des Juifs à l’unicité de la
Shoah qui a ralenti la reconnaissance du génocide des Tutsi. Bien au
contraire, une certaine ignorance des conditions concrètes de la Shoah
a pu empêcher les observateurs d’identifier le crime qui se préparait et
de donner l’alarme. S’il faut en retenir une leçon, c’est qu’afin d’atteindre
vraiment à l’universel il faut aller jusqu’au bout de la singularité
de chacune des expériences humaines. Une telle démarche devrait
nous apprendre à mieux reconnaître – aux deux sens du terme – la
continuité entre les charniers des précédents génocides et les ossements
de Murambi.