Fiche du document numéro 27841

Num
27841
Date
Mardi 2 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
38287
Pages
4
Urlorg
Titre
« Double génocide au Rwanda » : Patrick de Saint-Exupéry, l’art du retour aux faits
Sous titre
Dans son livre « La Traversée », le journaliste d’investigation revisite la mythologie d’un « double génocide » au Rwanda et au Congo. Ce Storytelling est interminablement distillé en France par Hubert Védrine, relayé par ses amis et ses réseaux. Objectif : dédouaner les hommes de l’Elysée de leur rôle dans l’extermination des Tutsi en 1994, transformer la tragédie en obscure histoire « de salauds contre des salauds ». Patrick de Saint-Exupéry a refait le chemin des génocidaires en déroute, poussant « leur » bouclier humain à travers les forêts du Congo. Du second génocide allégué, celui des Hutu, il n’a pas trouvé trace…
Nom cité
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Comment rendre compte d’un livre aux mille rencontres ? J’ai décidé d’imiter son auteur : laisser le hasard entrer dans la danse. Après l’avoir lu d’une traite, je l’ai laissé reposer, puis rouvert vers le milieu. C’est la page 109 de « La Traversée », récit d’une plongée dans la « mousse » de la forêt vierge. La scène se passe dans une courette à Goma, la grande ville congolaise à la frontière du Rwanda. Ezzé (Ezéchiel), gardien d’une résidence des Nations unies et candidat malheureux aux dernières élections législatives, s’est assis sur une chaise en plastique en face de Patrick de Saint-Exupéry. A Goma, Ezzé est bien informé de la vie locale. Le journaliste français lui pose une question « ouverte » qu’il répétera d’interlocuteur en interlocuteur, lors d’un périple à pied, à moto, en train, en bateau, sur des milliers de kilomètres :

- « Et le génocide ?

- ?

- Je te parle du deuxième génocide, celui du Congo ?

- Ah bon ! Un deuxième ?… Vraiment ! »

« Ezzé m’a laissé stupéfait. Comment un Congolais pouvait-il ignorer le deuxième génocide ? Quelques mois avant mon départ, Hubert Védrine en avait encore parlé sur le ton de l’évidence à l’occasion d’un débat dans une librairie parisienne ».

Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée lors du second septennat de François Mitterrand, est très convaincant et bénéficie de puissants relais, y compris dans les médias. Il distille une inusable rumeur : assoiffés de vengeance après avoir découvert leurs familles anéanties et leurs maisons méthodiquement détruites, « les Tutsi » (sic) de l’Armée patriotique rwandaise (APR) auraient exterminé les Hutu qui s’étaient réfugiés au Zaïre (actuellement République Démocratique du Congo, RDC). Bilan avancé : entre 1 et 4 millions de morts, selon les « followers » d’Hubert Védrine et de feu Pierre Péan. Ce dernier n’a pas davantage mis les pieds au Congo qu’au Rwanda, mais était très lié avec Hubert Védrine, et péremptoire de la thèse du « double génocide » qu’il répéta de livre en livre, d’article en article, d’interview en interview, jusqu’à son décès. Une thèse qui a laissé des traces. Péan n’est-il pas considéré par certains chroniqueurs en chambre comme « un immense journaliste d’investigation » ?

Patrick de Saint-Exupéry s’étonne du bilan extravagant de ce « second génocide » dans les forêts congolaises, alors que l’ONU et des démographes avaient évalué à 1,2 million le nombre de Hutu ayant été poussés à fuir au Zaïre devant l’avancée de l’APR, et à plus d’un million ceux qui ont été rapatriés à partir de 1997. Il a décidé de refaire cette route de l’exode. Etape emblématique, Tingi-Tingi a abrité une mise en scène morbide, « le fond du gouffre où éclate la désespérance d’un peuple mené à l’abîme par les extrémistes hutu ». Mais pas de second génocide à Tingi-Tingi. La vie était très dure pour la piétaille hutu, derrière laquelle prospéraient les génocidaires. Mais « il n’y a pas eu un combat, pas même un accrochage ». Le massacre de Tingi-Tingi est une pure invention. Idem à Kisangani, où ce furent plutôt les mercenaires serbes payés par Paris pour bloquer l’APR qui firent régler la terreur.

Patrick de Saint-Exupéry poursuit son périple sur les traces des fugitifs rwandais, interroge les témoins. Il répète une question simple : « Vous avez vu un génocide ? ». Non, personne n’a vu ce « second génocide ». Au terme de l’odyssée, il arrive à Mbandaka, au bord du fleuve. Le terminus du « peuple hutu » fuyant désespérément l’avancée supposée exterminatrice des militaires rwandais. Ils avaient parcouru, à pied, quelque deux mille kilomètres lorsqu’ils y furent rejoints par la rébellion de Kabila. En mai 1997, il y eut des massacres que racontent des témoins. Plusieurs centaines de tués. Mais pas de génocide.

Ex-institutrice au Rwanda, Marie-Rose était penchée sur son mari épuisé lorsqu’elle a vu un soldat s’approcher : « C’était un Tutsi. Je me suis dit "c’est la fin de ma vie". »

Marie-Rose croyait la propagande du génocide : « Si nous ne nous débarrassons pas des Tutsi, ils nous extermineront ». Les Nazis disaient ça des Juifs – c’est aussi, d’une certaine façon, ce que raconte Védrine sur les Rwandais.

La dernière heure de Marie-Rose est évidemment arrivée. Or, au lieu de la tuer, le militaire tutsi lui demande ce qu’elle veut faire : « Rwanda ! » Un cri du cœur. Son mari est soigné. Quelques jours plus tard, elle monte dans un avion. « Nous étions deux cent cinquante, trois cents, tous sortis de la forêt. Nous rentrions chez nous. » Le pont aérien a duré des mois. Les fuyards ont retrouvé leur place dans la société rwandaise. Marie-Rose était une bonne personne, elle n’a pas eu de problèmes à sa descente d’avion, elle est même devenue gouverneur de province. L’histoire du Rwanda et des Rwandais, du Congo et des Congolais, est décidément plus subtile que les racontars d’Hubert Védrine. Il suffit d’aller voir, de vérifier…

Journaliste d’investigation, lauréat du prix Albert-Londres, Patrick de Saint-Exupéry applique les standards professionnels, trop vite oubliés par certains. La déontologie, il n’y a rien de mieux devant un problème apparemment compliqué. David Remnick, une des gloires du journaliste américain (il a obtenu le prix Pulitzer de l’essai pour son livre Lenin’s Tomb: The Last Days of the Soviet Empire,
à peu près à l’âge où Saint-Exupéry décrochait le prix Albert-Londres) résumait les principes de base à son collègue Ronan Farrow, qui menait lui-même une enquête pleine d’embûches sur les allégations d’abus sexuel visant Harvey Weinstein : « On ne laisse rien au hasard, on s’en tient aux faits ».[1]

Les grandes plumes des médias américains ont un autre adage : « Don’t review, just report [“pas de baratin, juste du reportage”]. »

Interroger les témoins directs des faits. Se remémorer les fondamentaux : qui, où, quand, comment, pourquoi ? Poser des questions neutres. Commencer bien sûr par aller sur le terrain. « Le terrain, c’est l’épreuve de vérité », rappelle Saint-Exupéry à une chroniqueuse qui lui demande naïvement « est-ce que la vérité sort forcément du terrain ? ».

Sans aller sur le terrain, on fait comment ? A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un prétendu « double génocide »…

Armé de son courage et de son carnet de notes, Saint-Ex’, comme l’appellent ses collègues, a pris des risques que certains qualifient d’insensés en s’aventurant si loin et si longtemps dans la forêt congolaise où le contrat sur la tête d’un homme peut se négocier une vingtaine d’euros. Il l’a fait pour servir sa vieille et exigeante maîtresse, l’information. Et pour notre plus grand plaisir, car à son audace et à sa capacité de cocher toutes les cases du grand journalisme, il ajoute une rare élégance de plume.

[1] Cité par Ronan Farrow, « Les faire taire », Le Livre de poche, Paris, 2020, p. 324.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024