Blottie entre le mur et une vitrine contenant crânes et ossements, la grande silhouette vêtue de noir d’Albertine Mukakamanzi est secouée de pleurs silencieux. Nous sommes au mémorial de Kibuye, dans l’ouest du Rwanda, inauguré en 2019 et construit sur le site des massacres du stade Gatwaro.
C’est ici que les parents d’Albertine, ses frères, sa petite sœur ont été tués en avril 1994, parmi des milliers d’autres. C’est la première fois qu’Albertine, 48 ans, seule survivante de sa famille, découvre ces vêtements et ossements des victimes, dont ceux, peut-être, de ses proches. Le lieu est oppressant : des cercueils, une immense étagère recouverte d’habits déchirés et tachés de sang. Des brosses à cheveux, des pipes, des chapelets disposés sobrement sur une table. “Je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne pleure jamais d’habitude…”, souffle Albertine, en s’agrippant aux grilles à l’extérieur. “J’ai cherché si je voyais les vêtements de ma mère mais j’ai pas trouvé…”
Une détresse d’autant plus poignante qu’elle contraste avec la personnalité pétillante de cette entrepreneuse, retraitée de la police rwandaise où elle a servi dix-huit ans.
Massacre au stade
Albertine raconte aussi ses plus de deux mois de survie en une plongée saisissante dans sa mémoire de 1994. Après l’incendie de leur maison de Rubengera, les siens se réfugient au stade Gatwaro où, leur assure-t-on, des gendarmes vont “les protéger”. En réalité, le stade est attaqué par des miliciens extrémistes hutus. Ces “Interahamwe” ont été les principaux bras armés d’un processus d’extermination systématique des Tutsis : voisins, amis, hommes, femmes, enfants, sans distinction.
Entre avril et juillet 1994, ce génocide, orchestré par le régime hutu au pouvoir, a fait plus de 800 000 morts. “En entendant au loin des heures de tirs, en voyant les Interahamwe brandir des machettes devant le stade (...), on a rapidement compris que c’est la mort qu’on attendait…” Et le 18 avril dans l’après-midi, “ils ont tiré, tiré, tiré, lancé des grenades ; puis le soir ils sont venus tuer les gens avec des machettes, des couteaux”.
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En entendant au loin des heures de tirs, en voyant les Interahamwe brandir des machettes, on a rapidement compris que c’est la mort qu’on attendait… »
La nuit venue, la famille tente de se rassembler. Son frère aîné est déjà mort, son père et sa petite sœur très gravement blessés. Son autre frère et ses deux neveux ont disparu.
“Après avoir pleuré, j’ai dit à Maman “ ils vont mourir… on a la chance d’être vivantes, il faut qu’on parte.” Mais sa mère “très croyante” lui dit qu’elle a juré devant Dieu qu’elle “ne laisserait pas Papa dans le beau temps ou le mauvais temps”. Albertine raconte comment elle quitte alors sa mère agenouillée en prière près de son mari et de sa petite fille, promise à un sort funeste dont chacune est consciente. “Je lui ai dit “au revoir Maman, on se verra au ciel…”
Dans la nuit du 18 au 19 avril, des Interahamwe entrent de nouveau dans le stade, pour finir de tuer blessés et rescapés. Le nombre de morts est estimé à 10 000. À la sortie du mémorial, Albertine montre la montagne recouverte de forêt, juste derrière, par laquelle elle a fui.
“Les chiens voulaient me manger”
Pendant des semaines, elle vit comme une bête traquée. Un jour, elle croise un groupe d’habitants hostiles, qui la violentent et la déshabillent. Une femme la frappe d’un coup de couteau au sein. Plus tard, découverte par des miliciens, Albertine se voit ordonner de creuser un trou “pour enterrer vivant un bébé traînant par là, qui essayait de lécher de l’eau de pluie”. “J’ai refusé… ils allaient me tuer, que je le fasse ou non. Alors, l’Interahamwe a creusé, il a mis l’enfant dans le trou… “
Albertine se voit ordonner de creuser un trou “pour enterrer vivant un bébé traînant par là” Puis la jeune femme est battue et laissée là. Dans cet enfer, une lueur d’espoir : un jeune Hutu tombe sur elle et décide de la cacher chez lui, par charité. Jusqu’au jour où sa mère la découvre : “Il y a une Inyenzi (cafard) ici !” crie-t-elle. Albertine est frappée, grièvement blessée à la tête par des coups de machette dont elle garde des cicatrices dissimulées sous ses longues tresses. Elle raconte avoir été “jetée dans les latrines” de l’école, “par-dessus des corps déjà empilés”.
“Mais rien ne s’oppose au destin”, lance-t-elle. De retour chez lui, le jeune homme l’extirpe de ce cloaque. Albertine tente alors de rejoindre, tenant à peine debout, l’hôpital pour y être soignée. “Les chiens, qui mangeaient les autres corps, voulaient me manger aussi ; j’ai dû leur faire la guerre, avec une branche d’arbre.”
Libérée par une religieuse
Albertine dit ne pas avoir été violée : “J’avais 21 ans mais l’aspect d’une vieille femme et je sentais le cadavre…”. Elle croise des miliciens qui lancent : “Il faut laisser le déchet là, elle va mourir”. À l’hôpital de Kibuye, “où il était strictement interdit de soigner les Tutsis”, un infirmier la cache à la morgue avec d’autres filles. Des infirmières la soignent en cachette.
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J’avais 21 ans mais l’aspect d’une vieille femme et je sentais le cadavre »
Mais un jour, Albertine et d’autres sont découvertes par les Interahamwe, séquestrées dans une prison. Jusqu’à l’arrivée inespérée d’une sœur hollandaise de l’église dont Albertine était fidèle, partie à sa recherche et qui réussit à payer la police pour la libérer. Elle trouve refuge chez un ami et fin juin, apprenant que “les Français sont arrivés” en ville, elle parvient à se réfugier dans un camp de l’opération militaro-humanitaire française Turquoise.
Albertine a refait sa vie dans l’agitation et l’anonymat de la capitale, Kigali. Elle n’est jamais revenue vivre dans “sa forêt”. Le mémorial de Kibuye est situé près d’une école, le silence du lieu est régulièrement chahuté par des cris d’enfants joyeux échappés de la cour.
L’attente d’un procès
Depuis près de dix ans, Albertine aide dans ses enquêtes sur place le couple franco-rwandais Dafroza et Alain Gauthier, qui traque les génocidaires présumés réfugiés en France. Elle doit témoigner à Paris lors du procès d’assises du Franco-Rwandais Claude Muhayimana, accusé de complicité de génocide pour avoir transporté dans l’ouest du pays des Interahamwe sur les lieux des massacres. Prévu en février, le procès vient d’être reporté à une date indéterminée à cause de la crise sanitaire.” Ce que j’en attends, c’est le soulagement, si la justice fait son travail”, explique Albertine.