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Entre le 27 juin et le 30 juin 1994, près d’un millier de réfugiés Tutsis furent massacrés sur les collines de Bisesero. Le 30 juin, les forces de l’opération Turquoise interviennent au secours de près de 800 rescapés. Durant les trois jours précédant l’intervention, des unités du Commandement des opérations spéciales (COS) sillonnent la zone. Pourtant, l’Etat Major a toujours prétendu ignorer qu’un massacre était en cours. Il affirme n’avoir été mis au courant de la situation que le 29 juin. Les rescapés Tutsis n’ont alors pu être secourus que le 30 juin 1994 après avoir été découverts, de manière fortuite, par un détachement du COS.
Le tragique épisode de Bisesero n’exprime pas uniquement un défaut d’assistance – pendant trois jours - aux rescapés en danger. Il est en réalité révélateur de la stratégie politico-militaire française. Car si les rescapés n’ont pas été secourus rapidement, c’est parce que la mission de l’armée française n’était pas, contrairement au mandat explicite donné par le Conseil de sécurité des Nations Unies à la France dans la résolution 929, une mission humanitaire mais une mission de soutien au Gouvernement intérimaire contre les forces du FPR. Ainsi, les unités déployées dans la zone de Bisesero n’étaient pas des unités cherchant « de manière impartiale » à protéger les « civils en danger » (termes de la résolution 929) mais des unités de reconnaissance d’un ennemi identifié : les combattants du FPR. Ceci explique la surprise des hommes déployés en présence des rescapés, et l’ordre qu’ils reçurent de ne pas les assister.
Cette période initiale de l’opération turquoise exprime donc une forme de co-belligérance contre le FPR, qui prolonge l’engagement antérieur de la France aux côtés de l’armée rwandaise. Ainsi contextualisés, les faits de Bisesero se qualifient de complicité de génocide (voy. article de Damien Roets).
La ligne de défense avancée par certains militaires dans le cas de Bisesero a varié. Il a d’abord été soutenu que l’armée française devait se protéger contre les forces menaçantes du FPR. Ceci n’entrant à l’évidence pas dans le mandat de l’ONU – mandat nécessaire à la légalité internationale de l’intervention - la deuxième ligne de défense a été l’ignorance. La thèse de l’ignorance des faits de Bisesero étant devenue intenable (I), les responsables militaires invoquent désormais l’absence de moyens. Mais le récent témoignage de Guillaume Ancel démontre que les moyens existaient (II). Le défaut d’action révèle ainsi la véritable nature de l’intervention française (III). L’épisode d’abandon de Bisesero ne peut dès lors qu’être qualifié de complicité de génocide (IV)
I. La connaissance de l’acte punissable principal par l’Etat-Major
Des documents déclassifiés permettent de réfuter la thèse de l’ignorance des massacres.
En effet, ces derniers révèlent que l’état-major avait connaissance de la situation à Bisesero dès le 27 juin 1994. Un premier document émanant du poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) établi à Goma, en date du 27 juin 1994, fut transmis au ministère de la Défense, à Paris. Ce document rapporte la présence de près de 200 civils Tutsis originaires de la commune et menacés par des miliciens hutus, sur les collines de Bisesero. Un second document fait état de la présence de réfugiés Tutsis fuyant les massacres dans le triangle Gishyita-Mont Karongi-Gisovu. Il s’agit en réalité d’un « point de situation » écrit de la main du général Lafourcade, le 27 juin à 22 heures, à l’adresse de l’amiral Lanxade.
Sur le terrain, le 27 juin, des militaires français du COS découvrent près de 2 000 réfugiés Tutsis qui, menacés par les miliciens et soldats du gouvernement intérimaire, ont trouvé refuge dans les collines de Bisesero. Cette unité du COS est alors dirigée par le lieutenant-colonel Jean-Rémi Duval (alias « Diego). Alarmé par la situation d’extrême précarité dans laquelle se trouvent les réfugiés, Diego prévient immédiatement sa hiérarchie, à savoir le colonel Jacques Rosier, chargé de la direction du COS, afin de pouvoir y retourner le lendemain avec les renforts nécessaires à l’évacuation des rescapés. Le colonel Rosier lui oppose alors un refus. Ce dernier prétend aujourd’hui ne jamais avoir eu connaissance de cette information.
Pourtant, le journal de marche et d’opérations du détachement COS de l’opération Turquoise fait mention de la découverte des Tutsi menacés et du besoin de protection française. La hiérarchie militaire ne peut donc prétendre ignorer la situation puisque l’information a bien été transmise. Un autre élément vient confondre la version de l’Etat-Major. Une vidéo enregistrée par les services audiovisuels de l’armée (ECPA) filme une conversation entre un militaire présent à Bisesero le 27 juin et le colonel Rosier. Le militaire en question lui décrit la situation dramatique dont il a été le témoin. Par ailleurs, certaines mentions des comptes rendus du capitaine de frégate Marin Gillier confirment que les militaires sur place étaient conscients de la situation dramatique dans laquelle se trouvaient les Tutsis dans la zone. Bien que le militaire Gillier affirme que sa principale crainte fut celle d’une attaque d’éléments infiltrés du FPR, ses observations font état de la fuite de certains Tutsi de la commune et de la présence de patrouilles armées Hutu. Enfin, les auditions du lieutenant-colonel Duval et de son adjoint ont révélé que ce dernier a informé, le 29 juin, le ministre de la Défense, François Léotard, de ce qu’il avait vu à Bisesero. Le même jour, un « point de situation » de la Direction du renseignement militaire confirme la situation extrêmement précaire dans laquelle se trouvent les Tutsi du secteur suite aux « expéditions meurtrières » dont ils faisaient l’objet.
Dès lors, l’Etat-Major ne peut soutenir qu’il n’avait pas connaissance de la situation à Bisesero avant le 29 juin 1994.
II. L’existence de moyens pour venir en aide aux rescapés
Face à ces éléments, l’Etat-Major souligne l’absence de moyens disponibles et les sous-effectifs. C’est précisément l’argument avancé par le général Lafourcade lors de son audition. En effet, ce dernier justifie la non-intervention de l’armée française à Bisesero par le fait qu’il ne disposait pas des moyens humains nécessaires pour sécuriser la zone. En réalité, l’argument du sous-effectif ne tient pas, précisément dans la région de Bisesero.
Le récit de l’officier Guillaume Ancel montre ainsi que l’armée disposait des effectifs nécessaires pour intervenir à Bisesero dès le 28 juin 1994. Un régiment de la Légion étrangère en attente de mission - la compagnie de combat du 2° REI comprenant 160 légionnaires -, se trouvait à quelques kilomètres de la zone, du 28 juin au 30 juin 1994. L’étude des ordres de mission et des opérations de ce régiment démontre que non seulement l’armée a refusé d’envoyer les unités d’intervention nécessaires au secours des réfugiés Tutsi de Bisesero, mais qu’elle a surtout activement participé au maintien du gouvernement génocidaire en place en apportant un soutien militaire actif à ce dernier dans sa lutte contre les forces du F.P.R. Pour le constater, il convient de se référer d’une part aux documents déclassifiés, d’autre part au témoignage de Guillaume Ancel, officier de contrôle aérien avancé détaché auprès dudit régiment de la Légion étrangère dont la plupart des actions sont retranscrites dans ce que les militaires appellent le « journal de marche et des opérations ».
Une fois déployées sur le théâtre des opérations, les unités opérationnelles de Turquoise sont stationnées à Goma, au Zaïre. Guillaume Ancel est détaché dans la compagnie de combat du 2°REI (Légion étrangère) afin de guider les frappes aériennes. Cette compagnie restera stationnée à Goma du 25 au 27 juin. Le 28 juin, la compagnie reçoit l’ordre de rejoindre le petit aéroport de Bukavu, au Zaïre. Ce déplacement ne s’accompagne d’aucun ordre de mission, ce qui agace les légionnaires qui depuis près de trois jours demeurent dans l’attente. C’est une situation à laquelle ce corps de l’armée de terre n’est pas habitué dans la mesure où il est généralement très actif dans les zones de conflit.
La compagnie arrive donc à l’aéroport de Bukavu. Il s’agit en réalité d’une simple piste établie en pleine nature dont la surface permet juste aux aéronefs de décoller et d’atterrir. Toutefois, le poste de commandement (PC) des forces spéciales (COS) du colonel Rosier se situe à cet endroit précis. Les légionnaires y établissent leur campement. Ils se trouvent désormais à 50 mètres environ du PC du COS. Rappelons que le 27 juin, le lieutenant-colonel Duval et son unité découvrent le désastre humanitaire en cours à Bisesero et rendent immédiatement compte de la situation au colonel Rosier. Dans la soirée, l’ensemble de la hiérarchie militaire est informé de l’urgence de la situation et de la nécessité d’une intervention rapide. Le commandement a donc, en dépit de l’alerte transmise dès le 27 juin, refusé d’intervenir immédiatement. Or le 28 juin une unité de combat de 160 légionnaires en attente d’ordre de mission, bien équipés et entraînés, stationne à 50 mètres du PC des forces spéciales, autrement dit à 50 mètres du colonel Rosier. Guillaume Ancel rappelle que ce corps de l’armée est « parfaitement adapté à la sécurisation d’une zone de refuge pour des rescapés » et assure qu’« aucun milicien ou soldat dépenaillé du régime en déroute n’aurait osé s’y frotter ». L’ex-officier souligne que les légionnaires disposaient des moyens humains et matériels nécessaires pour effectuer cette mission et sécuriser une zone de refuge, « de jour comme de nuit ». Pourtant, cette unité de combat ne fut sollicitée à aucun moment pour venir en aide aux rescapés Tutsis. La non-intervention des soldats française en raison d’un manque d’effectif ne tient donc pas.
Pourquoi l’armée française, mandatée initialement par l’ONU pour résoudre une crise humanitaire et donc tenue, par ce mandat, de venir en aide aux rescapés tutsis n’est-elle pas intervenue alors qu’elle avait connaissance de l’acte criminel et disposait des moyens opérationnels nécessaires? Il faut, pour le comprendre, analyser la nature de l’opération turquoise dans son contexte historique ; à défaut la situation n’est pas intelligible et la qualification pénale des faits comme « non-assistance à personne en danger » s’avère totalement inadéquate.
III. Bisesero re-contextualisé
Bien que l’opération Turquoise soit théoriquement déclenchée à des fins principalement humanitaires, et légalement justifiée par cette fin, ses modalités de déploiement et ses premières opérations ont en réalité une toute autre finalité. Trois documents déclassifiés datant du 15 juin 1994 contiennent des cartes détaillant trois modalités de déploiement de l’opération Turquoise – l’« Effort Goma », « Effort Bujumbura », « Variante Ouganda » - qui ont pour objectif commun de prévoir une percée jusqu’à Kigali. Or la capitale du Rwanda est contrôlée partiellement par les troupes du Front patriotique rwandais (FPR). Il apparaît déjà que l’Etat-Major français conçoit l’opération Turquoise comme une opération avant tout militaire et non pas humanitaire comme le précise le mandat de l’ONU, dans la mesure où sa mise en œuvre traduit une volonté d’entrer en confrontation avec les troupes du FPR. L’audition du Général Lafourcade en janvier 2016 conforte ce propos puisque ses déclarations font état d’une « obsession de l’état-major français envers la progression militaire du FPR ». Il évoque même à une « hantise de l’état-major d’une attaque du FPR sur Kibuye ».
Sur le terrain, Guillaume Ancel affirme qu’il ne fut averti de la finalité humanitaire de l’opération que le 30 juin. En effet, l’officier souligne que son régiment et lui-même ne firent l’objet d’aucun briefing lorsqu’ils furent appelés pour participer à l’opération Turquoise. Cette étape est pourtant essentielle dans la préparation d’une opération où des militaires sont envoyés sur un territoire étranger, notamment quand celle-ci a une vocation humanitaire puisque la connaissance des forces en présence est un préalable nécessaire à sa réussite. Son unité n’était donc pas au courant de l’implication du Gouvernement intérimaire rwandais dans le génocide, de même que, jusqu’au 30 juin, le but de leur mission était explicitement de se battre contre le FPR.
En effet, l’officier reçoit d’abord à Nîmes, avant son départ sur le théâtre des opérations, l’ordre de préparer un raid terrestre sur Kigali avec de l’appui aérien. Selon lui, l’ordre aurait été diffusé par le bureau Opérations du 2°REI. Ce type d’opération est de nature offensive et permet de porter l’action rapidement en minimisant au maximum les risques de complication. Il s’agit de précéder l’action terrestre par des frappes aériennes afin de dégager un couloir terrestre dans lequel les unités de combat peuvent s’engager. N’ayant aucune information sur la finalité de la mission, l’officier affirme qu’il s’agissait pour lui de s’emparer de la capitale Kigali afin de remettre en place le gouvernement que la France soutenait, en l’occurrence le gouvernement rwandais. Or à cette période, les forces du F.P.R contrôlaient une partie de la capitale. Cet ordre n’a pas heurté les consciences des compagnies de combat dans la mesure où celles-ci n’étaient pas informées du rôle central que jouait le gouvernement rwandais dans le génocide. Précisons qu’à l’époque, l’état d’esprit de l’armée n’est pas à la reconnaissance du génocide. Il suffit de lire l’ordre d’opération du 22 juin signé par le sous-chef d’état-major Opération, le général Raymond Germanos. Cet ordre ne mentionne que de « très graves affrontements ethniques » et évoque la « reprise des hostilités » par le FPR sans jamais mentionner le terme « génocide », alors même qu’il a pour objet de présenter la situation militaire et humanitaire aux forces Turquoises.
Le lancement de ce raid terrestre sur Kigali devait donc avoir lieu le 22 juin 1994, à partir de la base de Goma au Zaïre. Guillaume Ancel affirme que la mission fut finalement annulée et l’ordre écrit « soigneusement récupéré par un officier d’état-major qui notait scrupuleusement le retour de chaque exemplaire numéroté et la présence de chacune des pages comme s’il s’agissait d’un document précieux, entre le 25 et 27 juin ». Il n’est pas d’usage dans l’armée de procéder ainsi. Les ordres de mission sont généralement détruits par ceux qui les détiennent au fur et à mesure que sont acheminés les ordres suivants. En somme, les modalités de déclenchement de l’opération Turquoise suscitent certains doutes quant à sa véritable orientation.
Il s’agissait avant tout pour la France de venir en aide au gouvernement rwandais en déroute, un allié qu’elle avait assisté auparavant. Pour ce faire, il fallait combattre les soldats du FPR qui constituaient une réelle menace pour ce gouvernement. C’est pourquoi le 30 juin, l’unité de combat des légionnaires à laquelle est détaché Guillaume Ancel reçoit de nouveau un ordre offensif : l’ordre de stopper le FPR par la force devant la forêt de Nyungwe, à quelques dizaines de km plus à l’est.
Ainsi, le 30 juin, la compagnie de combat du 2° REI reçoit enfin son ordre de mission. Cet ordre prévoit un « coup d’arrêt », consistant à stopper une colonne du FPR en bordure de la forêt de Nyungwe. Selon Guillaume Ancel, la découverte des rescapés le 30 juin par une unité du COS « égarée », ainsi que la présence de médias divulguant aussitôt l’information captent l’attention de l’opinion publique sur les massacres de Bisesero. L’armée française sait que des accusations de complicité risquent d’être rapidement formulées. Elle se doit d’agir pour redorer son image, ce qui contraint le colonel Rosier et le général Lafourcade à mobiliser leurs forces opérationnelles pour procéder au secours des rescapés. Par conséquent, il n’y a plus d’effectifs en mesure de continuer la lutte contre la progression du FPR, mise à part les 160 légionnaires inactifs depuis trois jours sur la base de Bukavu à qui l’on ordonne le 30 juin de procéder à un « coup d’arrêt » contre des colonnes du FPR, autrement dit à stopper brutalement la progression des soldats du FPR par une embuscade qu’il est impossible de contourner.
Guillaume Ancel est alors chargé de guider les frappes aériennes. La mission sera finalement annulée in extremis au lever du jour le lendemain, soit le 1er juillet, alors même que l’exécution de la mission avait en réalité débuté puisque les avions de chasse qui devaient mener les frappes au profit de la Légion étrangère étaient déjà en vol dans l’attente d’une prise de contact du FAC (contrôleur avancé). Un des pilotes en vol a contacté par la suite Guillaume Ancel pour appuyer son témoignage. Ce pilote lui a confié que l’ordre d’annulation lui avait été transmis à l’époque via le contrôle aérien (CASA). Or, cette façon de procéder ne correspond pas à la procédure habituelle. En effet, le contrôleur aérien aurait affirmé que l’ordre d’annulation était « envoyé directement par le PC Jupiter ». Après demande de confirmation, le contrôleur aérien réitère cette affirmation. Cette procédure est d’autant plus anormale que ce PC ne traite pas de ce type d’opérations et se trouve sous l’autorité de l’Elysée. Quant à Guillaume Ancel, il reçut l’ordre d’annulation alors qu’il s’apprêtait à quitter le tarmac de l’aéroport de Bukavu en hélicoptère afin de se rendre sur les positions de guidage des frappes. L’officier en charge de leur communiquer l’ordre d’annulation expliqua qu’un accord avait été passé avec le FPR et qu’ils allaient désormais « protéger une zone humanitaire ».
L’opération Turquoise est déclenchée le 22 juin et ce n’est que le 1er juillet au matin que les unités opérationnelles se voient confier une mission humanitaire. Ce revirement serait la conséquence logique des remous provoqués par l’affaire de Bisesero et par les témoignages des journalistes présents sur le terrain qui alertent l’opinion publique sur l’orientation réelle de cette opération dite « humanitaire ». Selon Guillaume Ancel, l’Elysée comprend dans la nuit du 30 juin – 1 juillet qu’elle ne peut plus soutenir ainsi le gouvernement intérimaire rwandais et combattre le FPR sans risquer d’être accusée de « complicité de génocide ». Cette annulation d’urgence aurait été décidée au plus haut niveau et communiquée in extremis par le biais du PC Jupiter, précisément localisé sous l’Elysée.
Les nouveaux éléments de faits émergeants du témoignage de Guillaume Ancel permettent ainsi d’éclairer les évènements de Bisesero.
Tout d’abord, ils expliquent la surprise des unités découvrant les rescapés. Les unités déployées à Bisesero avaient pour fonction de repérer les combattants du FPR et ne s’attendaient nullement à rencontrer des victimes du génocide. Ensuite, ils permettent de comprendre le refus du commandement de porter secours : les missions militaires consistent précisément dans ces repérages de la présence du FPR. Il n’est donc pas question de venir en aide aux victimes. Finalement obligé par la présence journalistique de venir en aide aux rescapés, le 30 juillet, le commandement militaire/politique transfère la mission offensive à la Légion, avant de retirer un ordre qui rendrait excessivement visible le soutien co-belligérant aux forces gouvernementales.
IV. Qualification juridique de l’abandon de Bisesero
Rappelons les termes de la Résolution 929 prise par le Conseil de Sécurité des Nations Unies aux fins d’autoriser le déploiement de l’Opération Turquoise au Rwanda : celle-ci autorise les forces armées françaises à employer « tous les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés aux alinéas a) et b) du paragraphe 4 de la Résolution 925 (1994) ». Or le a) de la Résolution fixe l’objectif suivant : « contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, de réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là il sera possible, de zones humanitaires sûres ».
Les éléments offensifs de Turquoise (raid sur Kigali, coup d’arrêt à une colonne du FPR, repérage des combattants FPR à Bisesero) ne correspondent nullement au mandat onusien, le Conseil de sécurité ayant par ailleurs clairement insisté, dans la résolution 929 et les débats qui l’ont précédé, sur le caractère impartial de l’intervention française (sur ce point, voy. l’article de Rafaëlle Maison, « L’opération Turquoise, une mise en œuvre de la responsabilité de protéger ? »). Il s’agit d’une « opération temporaire, placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda » (résolution 929, point 2).
Aussi, certains aspects de l’opération Turquoise sont juridiquement douteux au regard du mandat international qui a légalement justifié l’intervention dans un pays en proie au génocide. Mais cette réalité ne permet pas, en elle-même, d’engager la responsabilité pénale.
En revanche, le défaut d’action, c’est à dire l’ordre de laisser les massacres se perpétrer à Bisesero réalise une figure de complicité de génocide par abstention. Ainsi les massacres de Bisesero sont clairement qualifiés d’actes de génocide dans la jurisprudence internationale de TPIR. Les forces françaises dont la fonction est de porter secours, et donc d’empêcher ces actes de génocide, et qui négligent ce devoir pourraient « être condamnées comme complice du fait que (leur) abstention a permis » (voy. article de Damien Roets, citant J-H. Robert, sur décision de Cass, Crim, 27 décembre 1960).
Mais, la nécessaire contextualisation de la tragédie de Bisesero permet d’engager des catégories juridiques plus fermes encore et d’envisager une complicité par action.
Il convient tout d’abord de relever que la jurisprudence internationale (TPIR) permet de retenir une complicité par encouragement. Et la simple présence de personnes en position d’autorité sur les lieux de massacre permet d’identifier une forme d’encouragement. Ici, la présence des forces Turquoise ayant clairement reçu un mandat international et s’abstenant d’intervenir constitue une forme d’encouragement à poursuivre l’élimination des rescapés de Bisesero.
Plus grave encore, l’ordre de ne pas sauver les rescapés de Bisesero pour privilégier des opérations de co-belligérance contre le FPR s’inscrit dans une stratégie de soutien aux forces génocidaires.
Cette stratégie de soutien est initiée bien avant le génocide par l’assistance politique et militaire à un régime raciste, qui est très largement documentée. Elle se prolonge dans un probable soutien au coup d’Etat du 6-9 avril 1994 : les sources internationales du TPIR démontrent que le Gouvernement intérimaire du génocide est rassemblé à l’Ambassade de France à Kigali. L’abandon des personnes en danger est attestée dès cette date puisque les employés Tutsi de l’Ambassade de France et du Centre culturel français n’ont pas été protégés dans le cadre de l’opération française « Amaryllis ».
Pour la période Turquoise, les témoignages récents, on l’a souligné, démontrent le caractère offensif des ordres initialement reçus. Et le soutien aux forces du génocide se prolonge également dans la période où sont établies les « zones humanitaires sûres » françaises. D’abord, on constate les liens étroits, exprimés par des contacts réguliers, existants entre le commandement français et les forces politico-militaires du génocide (liens attestés dans la jurisprudence internationale notamment : affaire Bagosora). Par ailleurs, la jurisprudence internationale affirme également que les forces de Turquoise ont permis la fuite des forces génocidaires de Bisesero vers le Zaïre (affaire Karemera). Enfin, le témoignage de Guillaume Ancel rend compte de livraison d’armes aux forces génocidaires quittant le Rwanda vers le Zaïre.
Les liens de co-belligérance, l’assistance donnée aux auteurs du génocide dans leur fuite ainsi que la fourniture de moyens (armes) pour une éventuelle reconquête du Rwanda sont, au regard du contexte, des faits d’aide ou d’assistance au génocide.
Pour ce qui est des faits relevant de l’instruction, les faits de Bisesero, l’abandon volontaire des rescapés de Bisesero s’inscrit dans une politique de soutien réel aux forces génocidaires contre le FPR. Le refus de sauvetage s’explique par la stratégie prioritairement mise en œuvre au début de l’opération turquoise, qui consiste à repérer et à s’engager offensivement contre les forces du FPR. Les rescapés ont été abandonnés car les unités du COS rapidement déployées avaient pour fonction, à ce stade, d’identifier les lignes combattantes dans le but de limiter l’offensive du FPR et, ainsi, de maintenir au Rwanda les forces coupables du génocide. L’abandon des rescapés est en conséquence l’un des aspects d’une politique de soutien aux forces du gouvernement intérimaire rwandais, soutien qui, au regard de l’implication continue de ces forces dans le massacre de la population Tutsi, réalise une forme de complicité active dans le génocide.
L’aide, exprimant une complicité par action, réside, dans le cas de Bisesero, dans l’ordre de ne pas retourner à Bisesero et de continuer à mener des opérations d’identification des lignes ennemies, en contradiction avec le mandat international reçu. Ce comportement, qui doit se lire dans le contexte d’un génocide et d’une intervention dont la justification ne tient que par le mandat de sauver, a bien été causal dans la réalisation de l’infraction. Une intervention précoce aurait à l’évidence permis, ainsi que le pressentit immédiatement « Diego », d’éviter les massacres génocidaires des derniers jours à Bisesero.