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Au moment où la Commission Duclert, instituée en avril 2019 pour examiner les archives françaises concernant le génocide des Tutsi au Rwanda, vient de remettre un rapport d’étape, Julien Théry reçoit deux des meilleurs spécialistes français de l’histoire de ce génocide, Hélène Dumas (Chargée de recherches au CNRS) et Stéphane Audoin-Rouzeau (Directeur d’études à l’EHESS)… dont l'exclusion de cette commission a fait scandale.
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La Commission Duclert, instituée en avril 2019 par le Président Emmanuel Macron pour examiner les archives françaises concernant le génocide des Tutsi au Rwanda – et, implicitement, pour tenter de mettre fin à 25 ans de scandale et de controverse sur le rôle joué par la France dans ce génocide – vient de remettre son rapport d’étape au gouvernement, qui l’a rendu public ce lundi 7 avril. Très succinct, ce texte de 29 pages se contente de poser des principes de méthode généraux, sans vraiment entrer dans la matière. Il n’en suscite pas moins déjà des critiques acerbes, en particulier de la part de l’association Survie, qui « milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique » et demande depuis des années que les responsabilités françaises dans le génocide des Tutsi soient reconnues : « Commission Duclert : la grande lessive a commencé », annonce dès le titre son communiqué diffusé le 8 avril. Dans cet épisode de « La grande H. », Julien Théry donne la parole à deux des meilleurs spécialistes français de l’histoire de ce génocide, Hélène Dumas (Chargée de recherches au CNRS) et Stéphane Audoin-Rouzeau (Directeur d’études à l’EHESS).
Entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, au Rwanda, de 800 000 à 1 000 000 de Tutsi ont été assassinés à l’instigation d’un gouvernement hutu extrémiste arrivé au pouvoir immédiatement après l’assassinat du président Juvénal Habyarimana le 6 avril au soir. H. Dumas et S. Audoin-Rouzeau reviennent d’abord sur la façon dont cet événement inouï plonge ses racines dans l’histoire du Rwanda non seulement depuis son indépendance en 1962, mais aussi et surtout depuis la colonisation du pays, d’abord par les Allemands (1894-1916), puis par les Belges (1916-1962). C’est en effet l’idéologie raciste et eugéniste des Européens du XIXe siècle, dont l’Essai sur l’inégalité des races du Français Arthur de Gobineau (première éd. 1849) est emblématique, qui a implanté au Rwanda la notion de « races » hutu et tutsi. À des fins de gouvernement, les colons ont durci, radicalisé ces appartenances, qui étaient en réalité beaucoup plus fluides et complexes que ce qu’ils ont bien voulu voir. Mais par leurs préjugés, Allemands et belges ont implanté dans la société rwandaise l’idée d’une division entre une race des tutsi supérieure, parce qu’issue de la « coulée blanche » imaginée par Gobineau, donc dérivée de la race blanche, et une race des hutus inférieure parce que négroïde, destinée à obéir. L’intériorisation de ces catégories par les intéressés eux-mêmes a conditionné la vie politique rwandaise à partir de la « Révolution sociale » de 1959 et du processus de prise d’indépendance qui s’en est suivi. La politique de revanche des gouvernements dominés par les Hutu, majoritaires et désormais au pouvoir, a conduit au début des années 1960 à des massacres et à l’exil forcé de nombreux Tutsi. Le régime hutu s’est dès lors fondé sur un système ségrégationniste. À partir de 1990, la guerre menée par le Front Patriotique Rwandais (majoritairement tutsi) contre le gouvernement de Kigali, à partir des pays limitrophes, a suscité en réponse de nombreuses exactions du gouvernement et du « Hutu power », mouvement extrémiste, contre les civils tutsi. Jusqu'au déclenchement de l'entreprise d'extermination systématique en avril 1994.
H. Dumas et S. Audoin Rouzeau n’insistent pas seulement sur les racines européennes du génocide des Tutsi, dont les racines sont donc les mêmes que celles des génocides des Arméniens (1915-1917) et des Juifs (1941-1945). Ils soulignent aussi ses très fortes spécificités. Dans le milieu rural bien particulier constitué par les collines, les massacres ont été perpétrés par des populations hutu qu’encadraient les autorités gouvernementales et locales. La grande proximité dans laquelle vivaient jusque là bourreaux et victimes pourrait expliquer les degrés paroxystiques de cruauté atteints dans les modes de mise à mort : pour être en mesure de tuer des gens que l’on a côtoyé au quotidien, il faut les déshumaniser, les transformer en Autre absolu. C’est l’atroce inventivité de la « violence des voisins », qui constitue aux yeux de S. Audoin-Rouzeau et d’H. Dumas un avertissement sur les potentialités d’affrontement au sein de toute communauté humaine travaillée par des divisions radicalisées.
Dans la dernière partie de l’émission, les invités reviennent sur les conditions dans lesquelles la France du Président Mitterrand et du secrétaire général de la Présidence Hubert Védrine, du Premier ministre Édouard Balladur et du Ministre des affaires étrangères Alain Juppé, a soutenu le gouvernement génocidaire pendant qu’il perpétrait ses crimes – comme elle avait soutenu pendant des années le régime hutu ségrégationniste et sa guerre contre le Front Patriotique Rwandais.
H. Dumas et S. Audoin-Rouzeau évoquent aussi la manière dont la Commission Duclert a été constituée et dont ils en ont été exclus – ce qui a provoqué le boycott de l’ensemble des spécialistes français, sans dissuader pour autant le gouvernement de lancer les travaux. S. Audoin-Rouzeau, qui a pris part à la première concertation avec la Cellule Afrique de l’Élysée en vue de la formation de la commission, n’hésite pas à parler de « mensonge d’État ».