Citation
« Un génocide dans ces pays-là, ce n’est pas très important »
F. Mitterand
Les conflits communautaires à l’est du Congo-Zaïre perdurent depuis le début des années 60 et sont devenus des soupapes d’insécurité instrumentalisées par des acteurs intéressés congolais et étrangers pour leurs objectifs inavoués. Le Kivu, connait des convulsions morbides entre différentes communautés ; au Nord-Kivu, les antagonismes se manifestent entre les Banyarwanda (populations congolaises d’expression kinyarwanda, composés en majorité des Hutu et des Tutsi) et les autres communautés qui se disent autochtones (Nande, Hunde, Nianga...) ; au Sud-Kivu les populations dites Banyarwanda (composés en majorité des éleveurs Tutsi labélisés Banyamulenge ) et des Barundi s’affrontent avec les autres groupes dits autochtones (Bafulero, Babembe, Bashi...). Les Congolais ont une opinion étriquée du Rwanda ; très souvent quand ils font référence au mot « Rwandais », ils imaginent d’emblée le mot « Tutsi » dans sa conception raciale. Dans l’imaginaire collectif congolais, le terme « rwandais » identique au terme « Tutsi » même si la personne peut être un Congolais ou un Burundais. Comme l’a pensé Albert Camus, « ...Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Au Congo, on entend souvent dire que la culture de la violence est une caractéristique rwandaise, les Hutu et les Tutsi s’entre-tuant mutuellement ; un tel préjugé est faux et dangereux car les violences entre les deux groupes ont débuté en 1959. Quelle est l’origine des conflits ayant entrainé la haine et des massacres des Tutsi dans la région des Grands-Lacs ? La réponse à cette question se réfère au principe de causalité historique ; ainsi nous allons essayer de montrer les effets de la colonisation européenne sur le comportement des populations au Rwanda et au Burundi, ayant une influence particulière dans la province du Kivu. Il serait nécessaire de faire un rétrospectif historique pour comprendre ce phénomène de permanence de haine et des violences. Les différentes réflexions sur les violences, les préventions des conflits et la politique humanitaire, ont occulté la compréhension de la complexité historique de cette région (cfr. CHRÈTIEN J.P., p.15)
Rétrospectif historique
I.1.Le Rwanda précolonial
Après avoir implanté sa domination au centre du Rwanda actuel, la dynastie des éleveurs Tutsi va étendre son influence politique dans la région ; comme institutions de l’économie du Rwanda précolonial, le gros bétail et la terre étaient des facteurs de production essentiels. La tradition orale rapporte de nombreuses guerres d’annexion et leur pouvoir s’est progressivement élargi ; ainsi les éleveurs Tutsis étaient en conflit permanent avec leur voisin. Ils ont créé un système politique dans lequel les éléments du terroir sont intégrés, comme la langue, mais dont le système économique était influencé par la « civilisation de la vache ». Le contrôle des grands troupeaux faisait la richesse et la puissance des chefs ; le roi donnait l’usufruit du bétail royal pour assujettir sa clientèle.
Une société stratifiée va se constituer dont les éleveurs et leurs descendants formeront le groupe dominant. Dans cette stratification sociale, les détenteurs de grands cheptels détenaient le pouvoir économique et constituaient l’aristocratie politique ; les Hutu étaient agriculteurs et les Twa (pygmées) avaient un rôle social marginal. Ces groupes ont façonné, après plusieurs siècles, une seule identité culturelle et une seule langue bantu qui est le Kinyarwanda ; sur ce, il n’y a pas de tribu hutu, tutsi ou twa. La communauté du royaume était constituée de plusieurs clans, chacun composé des Hutu, des Tutsi et des Twa.
Socialement, un Tutsi qui perdait son cheptel devenait un Hutu ; un Hutu qui augmentait son cheptel ou se mariait avec une Tutsi devenait un Tutsi. La qualité de Tutsi / Hutu était transmise par la lignée paternelle. Ainsi, la différence entre Hutu et Tutsi n’est pas raciale ou ethnique mais plutôt sociale ; ceux qui pensent que seuls les Hutu sont des bantus se trompent car la langue Kinyarwanda parlée par tous les Banyarwanda ou Rwandophones est une langue bantu. Ce phénomène sociopolitique sera observé au Burundi et en Ouganda avec les Hima.
Au 19ième siècle, conscient de son apogée et fort de son armée, le Mwami du Rwanda va mener des actions d’expansion vers le Lac Edouard, au sud de Nkore (dans l’actuel Ouganda), au nord et au sud du Lac Kivu. Ces expéditions de conquêtes expliquent certaines velléités et préjugés historiques, autant que des haines ataviques :
pour certains Rwandais, l’existence d’un grand royaume du Rwanda, plus vaste que le Rwanda actuel ;
pour des autres populations de la région, dans leur mémoire collective, l’esprit de conquêtes des Tutsi.
I.2. Le Rwanda et la période coloniale belge
La colonisation européenne va débuter avec les Allemands ; ceux-ci vont découvrir à leur arrivée, une organisation politique « comparable à ceux des pays civilisé » (De LACGER L., P.61) ; ils avaient opté pour une administration indirecte. En occupant le Rwanda, le colonisateur allemand avait inventé le mythe des deux races et le mythe des Tutsi conquérants et dominateurs ; ces stéréotypes sont à l’origine des catastrophes politiques et humanitaires au Rwanda et au Burundi. Au 19ième siècle, les théories racistes étaient à la mode ; des écrits ethnocentriques européens, influencés par les idées de Gobineau, ont semé une idéologie dite hamitique qui qualifiait certains groupes africains de « faux nègres », donnant ainsi une sève de racisme dans l’imaginaire politique des populations de la région des Grands-Lacs. Influencé par l’anthropologie raciale de cette époque, le pouvoir colonial et les missionnaires Pères Blancs étaient fascinés par l’aristocratie tutsi en adhérant à la théorie hamitique ; certains religieux vont même qualifier les Tutsi comme des « juifs de l’Afrique ». Le concept de race était inexistant dans le Rwanda précolonial dont la société était patrilinéaire, la filiation étant liée au lignage du père ; en effet on était Hutu, Tutsi ou Twa de son père, et cette identité était un fait social.
Suite à la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre Mondiale, la Belgique prend la tutelle du Ruanda et du Burundi et prolonge le système d’administration instauré par les Allemands. Dans les 3 territoires constituant l’espace colonial belge (Congo, Ruanda et Urundi) les cadres coutumiers sont réformés, sélectionnés et affectés à de nouvelles responsabilités en fonction des objectifs du pouvoir colonial. Au Ruanda, sous l’influence de l’Eglise catholique, le pouvoir colonial belge va s’appuyer sur les indigènes dominants en déclarant que les Tutsi constituaient une classe des « chefs nés » plus intelligents que les Hutu et les Twa ; une théorie anthropologique va accompagner la « tutsification » du Rwanda colonial ; en effet selon la Revue Nationale Belge de 1950, « les Tutsi sont élancés, possèdent le nez droit, le front haut, les lèvres minces (...), sont réservés, polis, fins » alors que les Hutu sont « des nègres qui en possèdent toutes les caractéristiques : nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale, qui conservent un caractère d’enfant, à la fois timide et paresseux, et le plus souvent d’une saleté invétérée ». Les Hutu étaient identifiés comme « appartenant à la race bantu, et plus précisément, note Hans MEYER, à ce qu’on appelle les Bantu primitifs ». Le terme bantu désignait alors les « nègres » et était pris dans son essence raciale péjorative ; le Hutu était « la bête » à exploiter, à coloniser, à esclavagiser qui offrait le schéma classique du Nègre proprement dit... : nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale, [...] caractère d’enfant, à la fois timide et paresseux (SASSERATH J., 1948), Bref, on voit bien que le Hutu était méprisé non pas par le Tutsi mais plutôt par le colonisateur européen, générant en lui un sentiment d’infériorité et des frustrations. Pour le colonisateur belge la race Hutu était créée pour le travail servile, celle des Tutsi pour gouverner. Les petites vassalités dirigées par des Hutu sont supprimées ainsi que les chefs Hutu dans les différentes collines ; les Tutsi seuls pouvaient être des chefs et seuls leurs enfants pouvaient être admis à l’Ecole d’Astrida destinée à former l’élite administrative. Les chefs Tutsi opposés au pouvoir colonial étaient écartés et les Tutsi pauvres, qui constituaient la majorité, étaient exclus de la « tutsification » de l’administration coloniale. Ce système de « tutsification » va perdurer jusqu’en 1955, période de la vague de décolonisation en Afrique. L’élite Tutsi était à l’avant-garde du combat pour l’indépendance du Rwanda ; dans un contexte de guerre froide, la Belgique qui s’obstinait à accepter le courant indépendantiste, va se méfier de l’élite Tutsi engagée dans la lutte pour l’indépendance. Ainsi le pouvoir colonial belge fera un choix stratégique en soutenant les cadres Hutu pour ses intérêts économiques après l’indépendance.
I.2.a. L’origine de l’idéologie ethno-raciste Hutu
Après avoir pactisé avec « la race supérieure Tutsi », la Belgique va s’allier avec les cadres Hutu aigris de rancœurs accumulées pendant toute la période coloniale. Conscients de leur majorité numérique, les leaders Hutu ne pouvaient manipuler que le discours ethno-raciste. Assisté par des prêtres catholiques européens, les leaders Hutu vont publier en 1957 leur «Manifeste des Bahutu» dont le postulat est la prise du pouvoir par la majorité Hutu (Hutu Power). Selon l’idéologie de « Hutu Power », le problème fondamental est « le monopole raciste Tutsi sur le Rwanda ». Ainsi, « il ne sert à rien de solutionner le problème mututsi-belge, si on laisse le problème fondamental mututsi-hutu ». D’après le manifeste, les Tutsi constitue une « caste qui représente à peine 14% des habitants » confirmant ainsi la théorie raciste de « la majorité populaire Hutu et de la caste minoritaire Tutsi » pour justifier les génocides. Le Manifeste des Bahutu affirme que la colonisation hamite est pire que la colonisation européenne ; on y évoque l’argument de la conquête violente par les Tutsi ; il exprime sa haine pour « 900 ans de la domination mututsi » en s’opposant contre une décolonisation « qui laisserait un colonialisme pire du Hamite sur le Muhutu ». En 1959, le mot d’ordre de PARMEHUTU fut « Vive notre chère mère la Belgique ! Vive le Roi des Belges ! Vive la Démocratie ». Au fait dans l’univers mental de l’homme Hutu des années 50, l’indépendance n’était pas vis-à-vis des Belges mais plutôt des Tutsi dominateurs. L’histoire a montré que le Colonel LOGIEST, résidant belge, qui avait le choix entre Hutu et Tutsi, avait décidé de sa propre autorité, de faire du Ruanda une République Hutu (STENGERS J., p.9).
I.2.b. L’idéologie génocidaire Hutu
En 1958, des traques incendiaires sont diffusés, de genre : « Ecoutez bien : les Tutsi ont égorgé, ils seront égorgés et c’est pour bientôt....Ils l’auront cherché...Libérons-nous de l’esclavage des Tutsi...Qui tue les rats ne doit pas avoir pitié de celle qui porte » (MUREGO D., p.882)
En 1959, le discours Hutu se radicalise, le Tutsi est qualifié de membre de la minorité, un féodal, un conquérant à neutraliser; le mensonge est utilisé pour exciter la majorité Hutu ; des émeutes s’étendent. L’autorité coloniale refusa de protéger les Tutsi, d’empêcher les pillages et les destructions. Sur base de l’idéologie raciste, le pays va connaître des meurtres de Tutsi obligés de se déporter ou de quitter le pays.
En 1964, après une attaque des combattants de l’Union Nationale Ruandaise-UNAR pro-tutsi venu du Burundi, un des gouvernants du Rwanda déclara : « Nous devons nous défendre. La seule façon c’est de paralyser les Tutsi. Comment ? Il faut les tuer » (LEMARCHAND R., p.197-226). Les massacres de 1964 s’élève à 15000 Tutsi victimes.
L’ancien Président KAYIBANDA fut l’idéologue de l’ethnicisme et du génocide : « Si vous, les Tutsi, vous prenez Kigali, nous tuerons vos femmes et enfants, nous exterminerons votre race ». Cette phrase cynique a été utilisée par le pouvoir d’HABYARIMANA pour formater les esprits au génocide contre les Tutsi en 1990-1994. La race Hutu étant la majorité démocratique et les Tutsi une minorité monarchiste, féodale et oppressive, tous les crimes étaient permis ! Les génocides contre les Tutsi comme groupe furent exécutés pour des motivations raciales ; un animateur de la radio avait appelé les Hutus d’exécuter les tueries : « de les faire disparaître pour de bon... de les rayer de la mémoire des gens... de faire exterminer les Tutsi du globe... » (CHRÉTIEN J.P., 1995, p. 205). Nous pouvons affirmer que l’ethnisation de la politique ou la politisation de l’ethnie impulsée par la colonisation a engendré le génocide contre les Tutsi au Ruanda.