Citation
Kagame, Machiavel des Grands Lacs. Sous couvert de « raison » et de quête de « vérité », on trouvera très peu d’intérêt pour les victimes du génocide dans les phrases de Mme Rever. Quand ils ou elles apparaissent, c’est pour abonder sa thèse centrale selon laquelle « les Tutsis de l’intérieur, c’est-à-dire ceux vivant au Rwanda par opposition à ceux qui grandirent comme réfugiés en Ouganda, au Burundi, au Congo et en Tanzanie, furent sacrifiés » par le chef du FPR et actuel président rwandais, Paul Kagame. Celui-ci se voit accusé d’avoir utilisé le génocide « comme [une] passerelle pour atteindre le pouvoir ». Cette métaphore utilisée par l’un des témoins-mystères cité dans l’article illustre, avec une ironie tragique, le rapport très utilitaire qu’entretient l’autrice à ce sujet.
Afin d’asseoir le statut de maître comploteur de Paul Kagame, elle en dresse un portrait indirect en mobilisant un supposé consensus international : « Kagamé est bien vu du monde entier parce qu’il a fait croire qu’une majorité de Hutus a tué les Tutsis. » La généralisation induite par une telle phrase mobilise la connivence autrice/lectorat nécessaire au récit complotiste. Judi Rever se présente en journaliste-seule-contre-tous et nous invite à rejoindre sa lutte. En l’occurrence, une recherche rapide sur des sites de journaux « du monde entier » suffit à vérifier la fragilité de cet axiome. Les articles répondant au mot-clé « Kagame » livrent un portrait moins flatteur que prévu.[1]
Dès l’introduction, Alain Léauthier nous l’assure : « Kagamé n’a pas les mains aussi propres qu’il le prétend. » Que Paul Kagame soit le vrai responsable et exécutant du génocide, Judi Rever le tient de James Munyandinda, dont on a déjà vu la fiabilité plus que discutable, qui explique l’avoir entendu sur un poste-radio militaire, fin juin 1994, demander : « Quelles nouvelles? » et « si les massacres avaient réussi ». Ces propos équivoques et invérifiables doivent suffire à convaincre le monde malgré l’ensemble des preuves compilées depuis 1994.
Les complices malgré eux. De 1973 à 1991, le Rwanda connaît un régime de parti unique organisé autour de son chef, le général Juvénal Habyarimana. En 1991, le multipartisme est autorisé dans le pays et plusieurs partis d’opposition se constituent. Dès lors, le parti présidentiel encore au pouvoir fait face à une vive opposition politique de la part des nouvelles formations, qu’il cherche à contourner en mobilisant le thème de la solidarité ethnique hutu contre « l’ennemi tutsi », formulation vague enveloppant le FPR et les Tutsi vivant au Rwanda, accusés par les médias extrémistes de représenter une cinquième colonne.
De ce moment crucial dans l’histoire de la marche au génocide, qu’elle se garde bien de rappeler en détail, Judi Rever estime que le FPR de Paul Kagame a tiré parti pour préparer « une de ses opérations les plus diaboliques » [le génocide] en infiltrant le pays et que des « représentants de l’opposition participèrent à cette infiltration, main dans la main avec le FPR ». Pareille révélation ne peut que sidérer le lectorat. La sidération est d’ailleurs un effet approprié au discours du complot puisqu’elle fait opportunément oublier la nécessité de produire des preuves.
Avec Mme Rever, les faits se plient à la forme qui arrange le moment de son récit. Quand il le faut, les figures d’opposition au pouvoir en place sont assassinées par le FPR ; quand cela dérange, les figures d’opposition deviennent des complices du FPR en vue d’accomplir le génocide, avec cette concession gracieuse qu’« on ne peut vraiment établir que ces opposants hutus étaient complètement avertis de la stratégie visant à l’extermination. »
Dans ce flou qu’elle aime entretenir, peut-être l’autrice songe-t-elle à Mme Agathe Uwilingiyimana, Première Ministre du gouvernement de transition entre 1993 et avril 1994, assassinée au matin du 7 avril 1993, avec une partie de sa famille et les dix Casque Bleus belges chargés de sa protection ?[2] Caricaturée et injuriée par la presse Hutu Power, décrite en ennemie du « peuple majoritaire » hutu, accusée de faire le jeu des « cafards » du FPR[3], sans doute n’était-elle pas « complètement avertie » de sa participation à la machination ourdie de longue date par les stratèges du FPR…
Le bourreau de Kagame. Une fois Paul Kagame campé en grand orchestrateur du génocide et manipulateur de la classe politique rwandaise, Judi Rever s’attache à révéler les complices de son action. L’article révèle ainsi l’identité de celui qui aurait exécuté les basses œuvres de Paul Kagame à Bisesero, un certain « Kiyago ». Elle dresse de lui un portrait inquiétant, fondé sur deux documents : sa page Facebook, tout d’abord, sur laquelle sont exposées des photographies :
« où il saute en l’air avec des étrangers dans le parc Akagera du Rwanda, comme s’il était leur guide, ainsi que de paisibles photos de sa mère, de ses enfants, de quelques femmes dont il a été proche et aussi une photo de Kagamé avec son fils et sa fille en treillis militaire. Il y a également des photos simples de sa jeunesse et des portraits décontractés plus récents, à l’âge mûr. Il fait référence à sa période au Darfour comme chauffeur pour les Nations unies et affiche le truquage photo sanglant d’un homme masqué arrachant son cœur pour l’offrir à une femme. Une mention de 2018 dit : « Ce n’est que dans la nuit que l’on voit les étoiles », une variation d’une citation de Martin Luther King Jr. »
Mais aussi un « compte Twitter dormant via lequel il remercie publiquement Paul Kagamé pour ce qu’il a fait pour lui. » Ici encore, la suggestion doit pallier au déficit de conviction induit par ces maigres indices. Le compte Twitter, comptant neuf abonnés, limité à deux Tweets et au Retweet d’un message adressé par Paul Kagame en 2011, inactif, sans photographie de profil devient un « compte dormant ». Cette conception digne d’un épisode du Bureau des Légendes paraît toutefois s’inscrire en faux avec la propre thèse de la journaliste canadienne. Après avoir postulé une étroite proximité entre Paul Kagame et Kiyago, il semble désormais que celui-ci ait besoin de communiquer avec celui-là via un compte Twitter en accès libre…
Après ce portrait ambigu, Judi Rever évoque les accusations qui pèseraient sur Kiyago. Celui-ci serait « cité comme l’auteur de crimes graves dans un rapport confidentiel de l’ONU ». Confidentialité opportune puisqu’elle décourage toute possibilité de vérification mais aussi très relative quand l’autrice affirme, dans le même paragraphe, que Kiyago serait « connu, parmi d’autres, pour avoir infiltré la milice hutue pour le […] FPR ». À ces chefs d’accusation, elle ajoute qu’« on le soupçonne de l’assassinat de Félicien Gatabazi » et que « des témoignages le citent également comme ayant aidé à massacrer Lando Ndasingwa, sa femme Hélène Pinsky, une Canadienne, et leurs deux enfants une fois déclenché le génocide. »[4]
Ces affirmations reposant sur des « témoignages » ne sortent pourtant pas indemnes d’un recoupement factuel. À propos de l’assassinat de Félicien Gatabazi, Linda Melvern rappelle qu’une enquête de la CIVPOL (police civile de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda) mènera à « l’arrestation d’un complice présumé – le gérant du cabaret Las Vegas – qui était le chef d’un groupe local de miliciens Interahamwe. »[5]
La mort de Landoald Ndasingwa a, quant à elle, été imputée par le TPIR à des « soldats de la Garde Présidentielle » et inscrite dans le rendu du verdict à l’encontre du colonel Théoneste Bagosora, l’un des instigateurs centraux du génocide[6].
L’article de Mme Rever prolonge bel et bien la ligne éditoriale de certains « médias du génocide ». Son recours au thème du « complot tutsi », à des témoignages invérifiables, à la calomnie conduit inévitablement à exonérer les coupables réels du crime et à perpétuer leur œuvre aujourd’hui, en bafouant la mémoire des victimes et des rescapé-es.
Pour ne pas conclure…
En septembre 1994, la version française de la revue Kangura affiche en première page un titre sans équivoque : « Pourquoi le FPR a commis des massacres ! » Fondée en mai 1990 au Rwanda, cette revue se distingue par la violence de son contenu éditorial et ses appels à la haine contre les Tutsi, à travers, par exemple, les « 10 Commandements du Hutu ».[7]
Parmi les nombreux griefs mobilisés contre la formation de Paul Kagame dans ce numéro, imprimé à Nairobi, une des rubriques prétend démontrer la « responsabilité directe du FPR dans la mort de Tutsi ». Qu’y lit-on ? Tout d’abord, que si « des Tutsi ont été tués par la population, les milices, des membres de l’armée rwandaise […], des témoins fiables […] rapportent que des interahamwe étaient composés de Tutsi ». Ensuite, que le FPR aurait opéré « l’infiltration des lignes arrières de l’armée rwandaise ». Enfin, que, loin de sauver les Tutsi, « il est maintenant établi que le FPR a tiré, avec précision et d’une façon soutenue, sur des endroits qu’il savait bien abriter des groupes importants de Tutsi », comme par exemple l’Église de la Sainte-Famille à Kigali.[8]
Le sujet de cet article, l’organisation de son propos et le recours à d’anonymes « témoins directs non liés aux massacres, mais plutôt eux-mêmes, victimes de massacres » évoquent immanquablement le texte de Judi Rever paru dans Marianne. Les supposées « révélations » de la journaliste s’inscrivent de manière mimétique dans la lignée d’une version promue par les génocidaires eux-mêmes, et qui jette un jour trouble sur sa démarche.
Bien sûr, Alain Léauthier prépare le lectorat de son magazine : les défenseurs de « l’histoire officielle » taxent Mme Rever de « négationniste […] en dépit d’années de recherche sur le sujet. » L’autrice elle-même récuse ce qualificatif puisqu’elle admet gracieusement que des Tutsi rwandais ont bien été assassinés en 1994[9] : elle tient seulement à ce qu’ils aient été victimes du FPR, synonyme pour Judi Rever et Alain Léauthier de Tutsi.
En feignant de penser que la définition de « négationniste » se limiterait exclusivement à nier la mort des Tutsi au Rwanda, les faussaires de l’histoire croient s’exonérer efficacement. Posons donc la question de plusieurs manières : par quel qualificatif désignera-t-on le procédé consistant à falsifier volontairement l’histoire d’un génocide, en vue d’exonérer les bourreaux et ce, en dépit de preuves multiples et aisément consultables ? Quel mot emploiera-t-on pour qualifier une démarche visant à rendre confuse la lecture de l’événement en bafouant les règles élémentaires de la méthode historique ? Quel terme conviendra aux apôtres de Mme Rever pour désigner le développement d’une thèse absurde reposant entièrement sur la mise en œuvre d’un complot parfait et, finalement, bien pratique, car impossible à infirmer ?
L’historien Yves Ternon semblait déjà répondre à ces questions en évoquant la déformation induite par ces procédés, aboutissant à « une anamorphose » : « le récit du « prétendu génocide » est alors réordonné : […] les preuves présentées comme celles du crime ont été fabriquées par la propagande, etc. Tout n’était qu’imposture, mystification : l’opinion publique a été crédule ; on lui a remis de la fausse monnaie. »[10]
Faute de mieux, nous emploierons donc le mot de « négationnisme » à l’égard des propos de Judi Rever, non pas comme une simple « accusation » mais comme un fait – un autre mot avec lequel l’autrice canadienne semble irrémédiablement fâchée.
Notes
[1] Échantillon sans prétention d’exhaustivité : « Au Rwanda, Paul Kagame a été réélu président avec 98% des voix », L’Express, 5 août 2017 ; « Rwanda : meurtres, répression… le système Kagamé », L’Obs, 4 août 2017 ; « Au Rwanda, comment combattre Paul Kagame? », Slate.fr, 5 août 2017 ; « Rwanda’s Paul Kagame Set for Third Term as Both Despot and Do-Gooder », Time, 4 août 2017 ; « Kagame’s authoritarian turn risks Rwanda’s future », The Guardian, 27 janvier 2011 ; et, pour finir, le toujours très pertinent Mirror,« Ex-Spice Girl Mel B’s Christmas break with Rwanda’s war crime suspect President Paul Kagame », 11 décembre 2011.
[2] Dans le cadre des Accords d’Arusha (Tanzanie), négociés entre juin 1992 et le 4 août 1993 – date de leur signature –pour mettre un terme à la guerre entre FAR et Armée patriotique rwandaise (APR, branche armée du FPR), un gouvernement de transition, composé de figures politiques de tous les partis en présence, devait permettre le retour au Rwanda des Rwandais.es exilé.es depuis le début des années 1960.
[3] Voir à ce sujet les illustrations présentées par Martin Ngoga, « Justice internationale et génocide », in Revue d’Histoire de la Shoah, n°190, 2009, p.251-266.
[4] Félicien Gatabazi, ministre des Travaux publics et de l’Énergie dans le gouvernement de transition, membre du Parti Social-Démocrate, est assassiné le 21 février 1994 à Kigali. Landoald Ndasingwa, vice-président du Parti Libéral, ministre du Travail et des Affaires Communautaires, est assassiné au matin du 7 avril.
[5] « D’intenses pressions furent exercées pour bloquer l’enquête au sein de la gendarmerie rwandaise et des menaces furent proférées à l’encontre du Procureur par le capitaine Pascal Simbikangwa. Ce dernier rendit visite au présumé complice en prison et fit pression pour le suspect soit immédiatement libéré. » (Linda Melvern, « Préface », Rwanda. La trahison de Human Rights Watch, Izuba Éditions, 2014).
[6] The Prosecutor v. Théoneste Bagosora et al., Case No.ICTR-98-41-T, p.3, 18 décembre 2008.
[7] Jean-Pierre Chrétien, « « Presse libre » et propagande raciste au Rwanda », Politique africaine, juin 1991, p.109-120. L’historien résume, déjà en 1991, la nature de la ligne éditoriale de Kangura qui fera florès jusqu’au génocide : « ses numéros remplis d’invitations à la répression, de dénonciations des « complices » des rebelles, de listes de suspects communiquées par certaines autorités […], d’appels à la délation. » Les « 10 commandements du Hutu » est un appel à la solidarité ethnique des Hutu qui forme la matrice du discours suprémaciste dit « Hutu power ».
[8] Kangura, septembre 1994, p.10-11 (voir : http://francegenocidetutsi.org/Kangura61September1994.pdf).
[9] « Je ne nie pas le génocide des Tutsis au Rwanda », RFI – « l’invité Afrique », 25/06/2018.
[10] Yves Ternon, « la négation du génocide. une approche comparative », in Barbara Lefebvre et Sophie Ferhadjian (dir.), Comprendre les génocides du XXe siècle. Comparer-Enseigner, éditions Bréal, 2007, p. 169. Merci à Raphaël Doridant pour m’avoir signalé cette référence.