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Carla Del Ponte se dit «choquée». L’ancienne procureure générale du Tribunal pénal international sur
l’ex-Yougoslavie (TPIY) est pour le moins sceptique face à des verdicts récents de ce même tribunal
qui ont signifié l’acquittement de hauts responsables, inculpés pour des crimes de guerre et des
crimes contre l’humanité commis lors des conflits yougoslaves, dans les années 1990. «Cela provoque
des dommages d’autant plus importants que rien ne justifie ce recul», assure-t-elle au Temps.
Cette série de décisions a notamment innocenté le général croate Ante Gotovina, le général serbe
Momcilo Perisic, ainsi que l’ex-patron des services secrets serbes Jovica Stanisic. Alors que ces hauts
responsables avaient été lourdement condamnés en première instance, la Chambre d’appel du TPIY,
présidée par le juge israélo-américain Theodor Meron, a formulé des avis contraires, provoquant une
bonne dose d’émoi dans les milieux de la justice internationale. En substance, les juges de la Chambre
d’appel ont majoritairement été d’avis qu’il fallait démontrer une «intention directe» de commettre des
crimes de la part des responsables civils ou militaires. Alors que des centaines de pages composaient
les dossiers patiemment établis pendant plusieurs années, quelques paragraphes ont parfois été
suffisants pour casser les premières décisions et libérer les inculpés (LT du 26.06.2013).
«C’est un changement de la jurisprudence. Et cela me choque, insiste Carla Del Ponte. La notion de
command responsability («responsabilité hiérarchique») a été pratiquement jetée aux oubliettes avec
ces décisions. A quoi peuvent donc bien servir encore des tribunaux internationaux si les hauts
responsables civils et militaires ne risquent plus d’être inquiétés?» A l’origine, l’objectif poursuivi lors
de la création de ce type de tribunaux internationaux (il en existe aussi pour le Rwanda, la Somalie et
le Liban) était précisément d’aller «chercher» les principaux responsables des crimes, se substituant à
des appareils de justice nationaux peu équipés, et malmenés par les conflits que les pays venaient de
traverser. «S’il s’agit de se concentrer exclusivement sur les exécutants des ordres, les justices
nationales peuvent parfaitement assumer ces tâches seules», souligne l’ancienne procureure générale
du TPIY.
Le rôle apparemment joué par Theodor Meron dans ce revirement fait aujourd’hui l’objet de beaucoup
de spéculations. Dans des documents révélés par WikiLeaks, le juge, en 2003, tentait de convaincre un
ambassadeur américain de mettre à la porte Carla Del Ponte, dont les manières ne lui plaisaient pas.
Plus récemment, un juge du TPIY, le Danois Frederik Harhoff, a mis lui aussi en avant le mélange des
genres dont se rendrait coupable un Theodor Meron prompt à faire intervenir la politique là où ne
devraient théoriquement régner que des questions de droit. Le juge danois suggérait que ce
revirement était le fruit de pressions exercées par les états-majors de certains pays «importants», à
savoir les Etats-Unis et Israël.
Polonais d’origine, devenu citoyen israélien puis américain, Theodor Meron est bien connu à Genève. Il
a exercé en tant qu’ambassadeur d’Israël au Palais des Nations mais aussi comme professeur au sein
de l’Institut de hautes études internationales. Cet homme, aujourd’hui âgé de 83 ans, est d’ordinaire décrit comme très soucieux de la réussite de sa carrière. Le Comité international de la Croix-Rouge a
recours à ses services pour diriger notamment un séminaire annuel sur le droit international
humanitaire, organisé à l’Université de New York. La France lui a délivré la Légion d’honneur.
Président du TPIY, Theodor Meron a aussi pris la tête du «Mécanisme international» qui va assurer les
«fonctions résiduelles» pour les tribunaux pénaux internationaux. En clair, alors que ces tribunaux
vont bientôt fermer, il s’agira pour Theodor Meron de mettre la clé sous le paillasson. «A ce titre, cet
homme âgé va continuer de faire la pluie et le beau temps», s’exclame une source qui connaît bien le
fonctionnement du tribunal, mais qui ne veut pas voir apparaître son nom. «Ce juge a déjà un pouvoir
disproportionné en tant que président de la Cour d’appel. Son prestige et sa nationalité américaine
font en outre que tout le monde le craint. Et pour couronner le tout, c’est lui qui va nommer les juges
qui participeront au «Mécanisme». Son pouvoir est aujourd’hui pratiquement absolu.»
Sans entrer dans le fond de la polémique sur les intentions réelles du juge, les organisations de
défense des droits de l’homme se disent «extrêmement préoccupées» parce qu’elles ressentent, elles
aussi, comme un coup porté à la difficile construction de la justice internationale. «En somme, ce que
le TPIY lance aujourd’hui comme message aux responsables de l’armée, c’est: «Ne vous préoccupez
pas des crimes qui sont commis sous vos ordres, mais prenez soin d’effacer les traces qui pourraient
vous lier à eux», affirme Param-Preet Singh, responsable au programme Justice internationale au sein
de Human Rights Watch.