Citation
Le dernier génocide du XXe siècle donna lieu à une multitude de procès. Ceux-ci contribuèrent à la mise en forme d’une mémoire du génocide : en faisant revivre les moments les plus durs de cet événement, en condamnant les tueurs et les responsables — même si certains criminels furent acquittés, faute de preuves — et en permettant ainsi aux survivants de faire leur deuil, les différents tribunaux donnent une reconnaissance sociale, tant à l’échelle nationale qu’internationale, à la catastrophe. Ainsi, l’extermination programmée des Tutsi du Rwanda est définitivement ancrée dans la sphère des faits aussi réels « que la rotation de la Terre autour du soleil » [1]. La mémoire du génocide s’est également construite sous l’impulsion du pouvoir politique rwandais de Paul Kagame qui, toutefois, va jusqu’à l’instrumentaliser. Enfin, l’élaboration de la mémoire du génocide et le travail impressionnant de la justice sont battus en brèche par un discours négationniste qui s’alimente à un certain racisme anti-tutsi et qui ressemble par certains aspects au discours antisémite. Après tout, les Tutsi n’étaient-ils pas considérés comme des « Juifs africains » par les théoriciens de l’idéologie hamitique ?
Les justices
Le 8 novembre 1994, par la résolution 955 de son Conseil de sécurité, l’ONU instaura le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Siégeant à Arusha, il devait juger les principaux responsables du génocide : militaires, hommes de médias, religieux, hommes politiques. Vingt ans de travaux ont abouti à la condamnation d’une cinquantaine de personnes. Pourtant, les limites de la justice internationale sont réelles. Dans son article pour la revue L’Histoire [2], Antoine Garapon en voit deux principales. D’abord, malgré ses statuts qui lui donnent compétence pour juger tous les crimes commis entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, le TPIR ne jugea que les crimes commis par les extrémistes hutu alors que le FPR s’est aussi rendu coupable de crimes de guerre. Deux raisons à cela : 1) la crainte d’alimenter un discours négationniste (que nous examinerons plus bas) ; 2) celle de voir le régime de Kigali, issu de la victoire du FPR en juillet 1994, cesser de collaborer avec Arusha. La seconde critique tient à ce qu’il n’a pas pu mettre en évidence toutes les chaînes de responsabilité dans l’enclenchement et le déroulement de la terrible mécanique génocidaire.
Mais le TPIR ne fut pas la seule cour de justice à juger les crimes commis durant les mois d’avril à juillet 1994. En effet, en vertu de la compétence universelle qui autorise les juridictions du monde entier à juger certains crimes, notamment les crimes contre l’humanité, certains pays ont vu se dérouler des procès de personnes ayant participé au génocide. Ainsi, à Bruxelles, en 2001, quatre personnes furent jugées et condamnées par la cour d’assises. Il s’agissait d’un industriel, d’un universitaire et de deux religieuses. En 2009, Ephrem Nkezabera, surnommé le « banquier du génocide » car il finança les milices interahamwe et la RTLM, fut condamné à trente ans de réclusion. En France, cette année, le génocidaire Pascal Simbikangwa écopa de vingt-cinq années de prison pour son implication dans le génocide. D’autres dossiers sont en cours d’instruction.
Enfin, et surtout, il y a les gacaca. Institués en 2001, ce sont des tribunaux d’un genre particulier puisque, à l’exact opposé du TPIR, qui siège à 750 kilomètres de Kigali, les gacaca se tiennent sur les lieux même des crimes, donc en plein air, et sont composés des témoins du génocide. Ces procès suivent la même logique que celle des massacres : ceux-ci furent des tueries de proximité, les gacaca sont des tribunaux de proximité. Antoine Garapon résume ainsi le principe sous-tendant ces tribunaux à ciel ouvert : « Ton tueur a été ton voisin ? « Ton procureur sera ton voisin, ton avocat sera ton voisin, ton juge sera ton voisin. » » C’est pourquoi les gacaca rendent si vivante la mémoire du génocide : ils reproduisent, d’une certaine façon, les actes horribles qui se déroulèrent sur leurs lieux. De 2002 à 2012, 12 103 tribunaux gacaca existèrent au Rwanda. Leurs 138 505 juges examinèrent 1 900 000 dossiers et condamnèrent 800 000 personnes pour leur participation directe aux tueries et aux viols. À l’heure actuelle, plus de 40 000 personnes purgent encore une peine de prison. Ces chiffres traduisent bien cette spécificité du génocide rwandais qui fut d’être perpétré par des masses.
La politique de la mémoire
La justice ne fut pas la seule institution à avoir travaillé à bâtir une mémoire de l’extermination des Tutsi. L’État rwandais, à la tête duquel se trouve Paul Kagame, y a pris une part importante et en fait même un instrument politique.
Les actions du pouvoir en vue de l’élaboration de la mémoire sont multiples. Elles investissent deux dimensions : le temps et l’espace [3]. Le temps, d’abord. Certaines dates ou périodes sont consacrées à la commémoration de la tragédie. Le 7 avril fut institué jour férié dès 1995 et ouvre une semaine entière de deuil national inaugurée par une cérémonie officielle à laquelle participe le président puis relayée par des cérémonies locales et la diffusion d’émissions télévisées et radiophoniques sur le génocide. D’autres initiatives ont pris le relais de l’impulsion étatique. À Butare, c’est la date du 19 avril qui a été retenue car c’est ce jour-là, en 1994, que la machine criminelle fut mise en route. Et à Bisesero, en souvenir des centaines de Tutsi massacrés malgré la présence des militaires français de l’opération Turquoise, la commémoration se tient le 27 juin. Dans l’espace, ensuite. L’État a fait ériger sept mémoriaux. Le mémorial de Murambi est l’un d’eux. Dans ses bâtiments — ceux de l’ancienne école technique — où trouvèrent la mort, en avril 1994, 27 000 Tutsi, sont exposés des centaines de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants que la chaux a conservés. Il y a aussi, bien sûr, le mémorial de Gisozi, à Kigali, un musée remettant le génocide dans une perspective historique, depuis la présence coloniale jusqu’aux « sauveteurs », en passant par l’idéologie raciste qui a présidé au massacre. Des associations ou des rescapés ont imité le pouvoir et fait bâtir, eux aussi, des sites commémorant les événements.
La réactivation du souvenir de la tragédie constitue aussi un instrument politique pour Paul Kagame. Le président rwandais, en effet, « joue avec la mémoire » [4] du génocide. Car la réussite économique du pays depuis vingt ans cache mal la nature autoritaire du régime, fait d’assassinat et d’atteintes à la liberté d’expression. Reporters sans frontières classe ainsi le régime de Kigali 162e sur 180 pour la liberté de la presse. Les assassinats ne sont pas rares et début juin, les États-Unis ont critiqué Paul Kagame concernant les arrestations de journalistes et la disparition de dizaines de personnes. Le président a répondu : « Nous allons continuer à arrêter plus de suspects et si possible tuer en plein jour ceux qui tentent de déstabiliser le pays. » [5] Dans ces circonstances, l’appui de la communauté internationale au pays n’est plus aussi assuré. Les Américains et les Britanniques, par exemple, ont décidé de diminuer leur aide au Rwanda. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les accusations de Paul Kagame contre la France cette année. Le président rwandais affirmait que l’Élysée avait contribué à la « préparation politique du génocide » et même « participé » aux massacres. La mémoire du génocide lui sert à faire taire les critiques et à rappeler qu’il fut le seul, à la tête du FPR, à avoir mis un terme à la catastrophe alors que la communauté internationale restait les bras croisés.
Le négationnisme
Mais l’instrumentalisation à des fins politiques n’est pas l’épreuve la plus dure qui est infligée à la mémoire du génocide. En effet, un autre phénomène tente d’enrayer la conservation et la transmission de cette mémoire : le négationnisme.
Le discours négationniste relatif au génocide ne consiste pas à nier l’existence des massacres des Tutsi [6] mais plutôt à la banaliser, à inverser les responsabilités — les Tutsi seraient les bourreaux et les Hutu les victimes —, et à l’inscrire dans un vaste complot, idée chère aux conspirationnistes. En conséquence, le négationnisme nie la spécificité du massacre des Tutsi qui est d’être un génocide. Il nie le fait qu’il y ait bien eu un génocide perpétré contre les Tutsi.
Ce discours négationniste, qui peut se résumer à une théorie dite du « double génocide », a émergé très tôt, presque immédiatement après le génocide. Ainsi, dès septembre 1994, un texte rédigé par un obscur « cercle rwandais de réflexion » était intitulé « Front patriotique rwandais : véritable auteur des massacres des Hutus et des Tutsis depuis octobre 1990 ». Ce texte pionnier du négationnisme reprend les poncifs de la pensée politique des extrémistes hutu. Les Tutsi auraient planifié et mis en œuvre un génocide des Hutu tandis que les massacres dont ils furent victimes n’auraient été que des actes dus à une panique collective, des tueries spontanées. Le mois précédent, un « comité rwandais d’action démocratique » expliquait que le génocide des Tutsi était une mise en scène du FPR. Deux ans plus tard, un texte publié par un (ou plusieurs ?) auteur(s) explique que le génocide ne serait qu’un épisode parmi d’autres dans une guerre imposée par le FPR. Les négationnistes banalisent ainsi la tragédie des Tutsi et, en conséquence, en effacent sa spécificité.
Parmi ceux qui utilisent cette technique, figure Charles Onana, auteur de Ces tueurs tutsi. Au cœur de la tragédie congolaise. Dans ce livre, l’auteur « argumente » en disant que les Tutsi n’ont pas été victimes d’un génocide car il n’y a aucune preuve de la planification. Et on n’a trouvé nulle trace de camps de concentration ni de chambres à gaz au Rwanda, ce qui prouverait l’absence de planification selon lui. Serge Desouter, auteur d’un article dont le titre à lui seul veut tout dire — « L’usage usurpé du terme génocide » — nie également l’existence de la préméditation du massacre, donc du génocide. Ces phares de la pensée défendent leur théorie débile du « génocide non programmé » ou « spontané » en s’appuyant sur l’absence d’un document daté et signé faisant état du plan d’extermination des Tutsi.
La question de l’attentat contre Habyarimana a fait couler des flots d’encre. Les négationnistes veulent à tout prix l’attribuer au FPR. L’objectif est ainsi de faire passer les Tutsi pour les artisans de leur propre malheur. Parmi les négationnistes défendant cette idée on trouve le « journaliste » Pierre Péan, auteur de Noires fureurs, blancs menteurs qui prétend nous dire la vérité sur l’attentat et le génocide qui a suivi. Dans cette optique, il écrit que l’histoire « officielle » qui a été écrite sur l’événement est un « conte pour enfants », un « récit mythique » (ce sont ses mots), manichéen avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Pierre Péan réduit à seulement 280 000 le nombre de Tutsi massacrés sur la période 1990-1994, ce qui est un mensonge. Il a même reconnu devant un journaliste de RTL, le 4 février 2009, adhérer à la théorie du double génocide. Le négationnisme de Pierre Péan exprime en fait un racisme anti-hamitique qui attribue aux Tutsi, nous l’avons vu, une tendance innée, génétique, à la perfidie, à la fourberie. Ainsi, Péan, ce géant intellectuel, écrit la chose suivante : « La culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsi. » Ce racisme anti-tutsi rejoint en fait la pensée politique des génocidaires qui, pour justifier l’extermination systématique des « cafards », leur attribuait la volonté de commettre un génocide sur les Hutu : Péan écrit que « les rebelles tutsis ont réussi à falsifier complètement la réalité rwandaise, à attribuer à d’autres leurs propres crimes et actes de terrorisme ».
Le comble de la haine et de la bêtise conjointes atteint un sommet avec Charles Onana qui, dans son livre Ces tueurs tutsi déjà signalé plus haut, « explique » les événements en se référant à un « Plan de conquête de l’Afrique des Grands Lacs » prétendument daté de 1962… qui est un faux. Ce document avait déjà servi à la propagande extrémiste car il avait été publié dans le journal Kangura en novembre 1990. On trouve là une autre technique négationniste, conspirationniste : faire croire à l’existence d’un grand complot tutsi mondial dont le prétendu génocide de 1994 ferait partie. Pierre Péan, encore lui, adhère sans hésiter à cette fadaise. Dans Carnages, il nous pond la perle suivante, à savoir que les Tutsi se sont autoproclamés Juifs de l’Afrique. Il ajoute que le génocide serait un élément de la « vaste entreprise » menée par les Anglo-Saxons et Israël pour contrôler l’Afrique centrale. Où l’on voit que l’antisémitisme et l’antiaméricanisme rejoignent le racisme anti-tutsi dans la théorie conspirationniste… Péan avance, parmi ses « sources », un texte publié sur un site négationniste, faisant état d’un « nouvel Israël au cœur de l’Afrique » et d’un soi-disant génocide des Hutu. Enfin, Péan trahit encore son racisme anti-tutsi dans son délire conspirationniste en écrivant que le FPR a réussi à tromper le monde entier car il a « su garder [sic] de très belles femmes tutsies vers des lits appropriés ». On rappellera, pour mémoire, que le stéréotype de la femme tutsi, vénéneuse, agissant pour son « ethnie », était largement employé par la propagande extrémiste hutu dans les années 1990… Le Tutsi et le Juif, même combat pour la domination mondiale avec leurs alliés américains.
Cette fange intellectuelle constitue une mise à l’épreuve autrement plus redoutable de la mémoire du génocide des Tutsi et montre à quel point la haine du Tutsi et du Juif imprègnent encore, malheureusement, les sociétés.
Aller plus loin
AGOSTINI, Nicolas, La pensée politique des génocidaires hutu, Paris, L’Harmattan, 2006.
CHRÉTIEN, Jean-Pierre et KABANDA, Marcel, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.
CHRÉTIEN, Jean-Pierre, DUPAQUIER, Jean-François, KABANDA, Marcel et NGARAMBE, Joseph, Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 2002.
DES FORGES, Alison et alii, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
DE VULPIAN, Laure, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Complexe, 2004.
DUMAS, Hélène, Le génocide au village, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2014.
KIMONYO, Jean-Paul, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008.
MUKASONGA, Scholastique, Inyenzi ou les Cafards, Paris, Gallimard, « Folio », 2006.
PRUNIER, Gérard, Rwanda : le génocide, Dagorno, 1997.
RURANGWA, Révérien, Génocidé, Presses de la Renaissance, 2006.
VANSINA, Jan, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya, Paris, Karthala, 2001.
« Le génocide des Tutsi » (dossier), in L’Histoire, février 2014, n° 396.
« Le génocide des Tutsi rwandais » (dossier), in Vingtième Siècle, avril-juin 2014, n° 122.
« Génocide des Tutsi du Rwanda. Un négationnisme français ? » (dossier), in Cités, n° 57, 2014.
Notre série sur le génocide des Tutsi :
La période précoloniale
La période coloniale
Les Républiques hutu (1962-1990)
Les années terribles (1990-1994)
Cent jours en enfer (avril-juillet 1994)
Notes
[1] Nous empruntons l’expression à Hélène Dumas, dans son article « Banalisation, révision et négation : la “réécriture” de l’histoire du génocide des Tutsi », in Esprit, mai 2010, p. 93.
[2] GARAPON, Antoine, « Un laboratoire de justice », in L’Histoire, février 2014, n° 396, pp. 62-65
[3] ENCEL, Frédéric, « Une politique de la mémoire », ibid., pp. 66-67.
[4] MEYNIAL, Claire, « Le président qui joue avec la mémoire », in Le Point, 10 avril 2014, n° 2169, pp. 66-69.
[5] MEYNIAL, Claire, « Au Rwanda, les femmes prennent le pouvoir », in Le Point, 10 juillet 2014, n° 2182, p. 62.
[6] Quoique… Un site internet, Grands-Lacs Confidentiel, informe ses lecteurs qu’une conférence tenue au Sénat français en avril 2002 a « montré » « qu’au Rwanda, il n’y a pas eu de génocide en 1994 ».