Ce qui s’est produit au Rwanda en 1994 est un génocide. Non pas une série de crimes de guerre, comme il s’en produit dans tous les conflits armés, mais un crime qui repose sur l’identité des victimes. Dans une guerre ordinaire, et même dans une guerre civile, la défaite de l’adversaire suffit à mettre fin aux hostilités. Le génocide, en revanche, ne connaît pas de trêve car il a pour objet d’exterminer une population. Léon Mugesera, qui en ce moment même comparaît devant la justice rwandaise, proposait en 1992 de renvoyer les Tutsi au pays de leurs origines supposées, l’Ethiopie, en les faisant passer par le fleuve Nyabarongo – c’est-à-dire sous forme de cadavres.
Pourquoi tant d’acharnement ? Parce que l’auteur du génocide ne voit pas ses victimes avec les mêmes yeux que nous. Là où nous voyons des êtres faibles et désarmés, le génocidaire voit les représentants d’une puissance occulte qui menace la société tout entière. Selon les termes de Léon Mugesera : «
Sachez que celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est celui-là même qui vous le coupera ». Le tueur a donc, à la fois, la certitude d’accomplir son devoir civique et le sentiment d’agir en légitime défense. S’il se laissait aller à la pitié envers les enfants qu’il est chargé de tuer, il mettrait en danger son pays, sa famille, ses propres enfants.
Ainsi s’expliquent les atrocités qui accompagnent l’exécution du génocide, des atrocités apparemment sans rapport avec l’objet de celui-ci – et même contre-productives, dans la mesure où elles causent une perte de temps et d’énergie, et où elles risquent de susciter des réactions internationales. Pourquoi ces atrocités ? Parce que faire souffrir la victime, c’est traduire dans les faits la déshumanisation de celle-ci, c’est assurer que l’élimination du groupe visé sera non seulement physique mais symbolique, et c’est tisser entre les génocidaires un lien du sang qui leur interdit tout retour en arrière, toute velléité de compassion ou de prise de conscience.
Ce lien, qui se maintient après le génocide sous la double forme de la négation du crime et de la mise en accusation des victimes, est en réalité pré-existant au génocide. Les cent jours du génocide de 1994 ont été précédés par des préparatifs qui se sont étendus sur plusieurs décennies : non pas seulement le quadrillage politique du pays ou l’organisation des groupes de tueurs, mais aussi l’élaboration d’une théorie ethniciste faisant des Tutsi un peuple d’envahisseurs, la mise en place d’une propagande désignant les Tutsi comme les ennemis du peuple majoritaire, et le développement d’une légende attribuant aux Tutsi une capacité subversive associée aux pires complots. Les génocidaires parlaient depuis des décennies la langue du génocide, une langue où il était courant de dénoncer les Tutsi comme responsables de tous les malheurs du pays, où leur assassinat était dans l’ordre des choses.
Un processus de longue date
Cela ne signifie pas que l’idéologie ait été le seul facteur du génocide. Il y avait un contexte politique, il y avait des jeux de pouvoir au sein des milieux dirigeants, et il y avait au plan local des conduites relevant du banditisme. Cependant, la violence du passage à l’acte, son extraordinaire rapidité, et le rôle actif qu’y jouèrent des populations qui n’étaient pas directement soumises au gouvernement central ou à ses milices parallèles, tout cela indique qu’un processus d’imprégnation était à l’œuvre de longue date.
Le génocide n’était pas inéluctable, mais sa logique préexistait aux événements du printemps 1994. Cette logique s’était déjà traduite par des mesures discriminatoires. Elle avait donné naissance à des massacres sporadiques, qui permirent aux criminels de mieux se connaître les uns les autres et leur firent croire que l’ont pouvait assassiner des Tutsi en toute impunité. Elle avait ses structures et ses mots d’ordre, elle avait sa presse et sa radio; il ne fallait que des circonstances appropriées pour qu’elle se déchaînât à l’échelle du pays tout entier.
Le génocide a été commis, et le discours génocidaire est toujours là. Il s’est enrichi d’éléments additionnels, sans changer sur le fond. Et il s’est même trouvé, au dehors du Rwanda, de nouveaux adeptes. L’historien Jean-Pierre Chrétien en a donné un résumé dans un article de 2010 intitulé «
Le génocide du Rwanda : un négationnisme structurel » :
«
Tous les Rwandais auraient été victimes d’un génocide, le “génocide rwandais”, dont la cible primordiale aurait été les Hutu et dont les planificateurs auraient été les exilés tutsi organisés dans le FPR, alliés du président ougandais Museveni et appuyés par les “puissances anglo-saxonnes” et par Israël. Les responsabilités sont dès lors inversées selon le principe bien connu de la “propagande en miroir”. Dans ce schéma, le FPR aurait programmé une extermination des Hutu, mais aussi le sacrifice des Tutsi de l’intérieur dans le but cynique de disqualifier les autorités hutu de 1994: les génocidaires ne seraient que les pions d’une stratégie tutsi de conquête du pouvoir à Kigali et de constitution d’un “empire nilotique” en Afrique centrale. Le génocide n’aurait été qu’une “autodéfense” provoquée. C’est ainsi, expliquait déjà la RTLM en mai 1994, que les Tutsi “se sont suicidés”. Cette thèse, qui fonctionne en boucle sur des sites du net imprégnés de conspirationnisme et qui relaie un prétendu “Plan de colonisation tutsi” diffusé par des extrémistes hutu rwandais depuis les années 1960, est digne des Protocoles des Sages de Sion dans son contenu et dans son fonctionnement. Elle suscite hélas, à droite comme à gauche, des délires où tantôt un “souverainisme” français, tantôt un “altermondialisme” anti-Wall Street, se trouvent dévoyés. » (1)
Jean-Pierre Chrétien évoque une version « altermondialiste » de ce discours anti-Tutsi. En voici un exemple tout récent, extrait du journal français
Siné Mensuel que son fondateur et directeur, le dessinateur Siné, définit comme « libertaire ». Dans son numéro de mars 2013, Siné Mensuel publie un article de Dominique Tricaud intitulé «
Le pouvoir absolu des Tutsi ». «
Presque 800 000 Rwandais ont été victimes d’un génocide il y a moins de vingt ans », lit-on dans cet article. Un génocide qui fut «
d’une terrible cruauté », mais dont l’article ne désigne jamais les auteurs. Quant à l’identité des victimes, elle apparaît bizarrement au détour d’une phrase : «
La population tutsi a été éradiquée mais remplacée par des réfugiés venus des pays voisins ».
L’essentiel reste à venir. Après quelques considérations sur la structure sociale du Rwanda, l’auteur écrit :
«
A la fin de la guerre, les Tutsi ont, à leur tour, procédé au Rwanda et en RDC à des dizaines de milliers d’exécutions sommaires qualifiées à tout le moins de crimes contre l’humanité par l’Onu. Ils disposent aujourd’hui d’un pouvoir absolu sur les 90% de la population hutu qui fait l’objet de discriminations constantes. »
Observons le vocabulaire : l’article ne met pas en cause des Tutsi mais «
les Tutsi », c’est-à-dire tous les Rwandais désignés sous ce nom. Ce sont les Tutsi qui, selon l’auteur, ont commis des crimes contre l’humanité. Et ce sont les Tutsi qui, selon l’auteur, disposent au Rwanda d’un pouvoir absolu.
Je n’accuse pas l’auteur de cet article d’appeler à un nouveau génocide. Je dois constater, cependant, qu’il utilise le même langage que les génocidaires, un langage qui permet de nier le génocide tout en le justifiant. Nier le génocide : c’est le «
négationnisme structurel » décrit par Jean-Pierre Chrétien, qui prend soit la forme simpliste du « double génocide » soit la forme plus élaborée du complot FPR dont Hutu et Tutsi seraient également les victimes. Justifier le génocide : c’est l’affirmation d’une culpabilité collective des Tutsi, au présent comme au passé, impliquant que dans le faible d’hier il y avait déjà quelque chose du puissant actuel, et donc que les victimes n’étaient pas innocentes.
Préjugés colonialistes
Ce n’est pas la première fois, il s’en faut, que ce genre de discours fait irruption sur la scène francophone. Le cas le plus connu date de 2005 : il s’agit du livre du journaliste d’investigation Pierre Péan
Noires fureurs, blancs menteurs, qui reste à ce jour une sorte de mètre-étalon de la polémique anti-tutsi (2). Paul Kagame y est dépeint comme «
le plus grand criminel de guerre vivant et en exercice », «
un monstre capable d’exploiter à son profit la tentative de génocide qu’il a sciemment déclenchée ». Les Tutsi sont des menteurs invétérés ; d’ailleurs, «
la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsi et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutu » et « cette formation au mensonge a été observée par les premiers Européens qui ont eu un contact prolongé avec les Tutsi ».
Quand Pierre Péan, citant un livre publié en 1940 par un écrivain belge d’extrême droite, écrit que la «
race » des Tutsi est «
l’une des plus menteuses qui soient sous le soleil », il cherche évidemment à invalider les témoignages des rescapés du génocide ; mais il va bien au-delà.
Au premier degré, l’histoire des «
Tutsi menteurs » est un exercice d’anthropologie colonialiste, une sorte de « Tintin au Rwanda » – le Tintin première manière, celui qui ne craignait pas d’afficher ses préjugés racistes. Mais il y a un second degré, bien moins folklorique et bien plus inquiétant. Dire que la propension au mensonge caractérise la structure mentale des Tutsi, c’est projeter sur le Rwanda les catégories et les systèmes qui engendrent les génocides.
Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que la victime a inventé de toutes pièces les persécutions et les crimes dont elle fut l’objet ; il s’agit d’affirmer que la victime ment comme elle respire, et que par suite le seul moyen de l’empêcher de mentir est de faire en sorte qu’elle cesse de respirer. D’une part, il n’est pas vrai qu’on l’ait tuée ; d’autre part, on avait de bonnes raisons de la tuer, et ces raisons sont toujours valides. On retrouve là le discours conspirationniste anti-tutsi qui se développa dans le Rwanda des années 1960.
Le mythe récurrent du lobby tutsi
M. Péan a des idées bien arrêtées sur la manière dont les Tutsi se sont organisés pour parvenir à leurs fins : ils ont à leur service «
un réseau de manipulation de l’opinion, allant du staff de Kagame jusqu’aux militants locaux en passant par les ONG et les journalistes ». Recourant à cette « culture du mensonge » qui, nous dit-il, «
s’est particulièrement développée dans la diaspora tutsi », les «
associations de Tutsi hors du Rwanda » se sont lancées dans «
un très efficace lobbying pour convaincre les acteurs politiques du monde entier de la justesse de leur cause ». Pour cela, «
elles ont infiltré les principales organisations internationales, et d’aucuns, parmi leurs membres, ont su garder [sans doute: « guider » – M. W.]
de très belles femmes tutsi vers des lits appropriés… » [les points de suspension sont dans l’original – M. W.].
La description des femmes tutsi en Mata-Hari africaines, exerçant leurs activités de séduction pour le compte du complot tutsi et de ses lobbies, n’est pas une contribution originale de Pierre Péan au discours anti-tutsi. En fait, nous trouvons cela dès novembre 1990, dans le n° 4 du journal
Kangura, au cœur d’un texte en dix-huit points censé être un «
plan de colonisation tutsi » découvert en 1962. Ce texte délirant, justement considéré comme une version rwandaise des Protocoles des Sages de Sion, prête aux stratèges du complot tutsi le propos suivant :
«
Puisque nous ne pouvons pas remplacer les élus Bahutu, faisons-en des amis. Offrons-leur quelques cadeaux et surtout de la bière afin de leur tirer les vers du nez. Offrons-leur nos filles et au besoin marions-les à eux, les Bahutu résisteront très difficilement à leur beauté angélique. » (3)
Ces rêveries lubriques, reprises par Pierre Péan, continuent d’alimenter la polémique anti-tutsi. En septembre 2012, nous avons vu apparaître sur Internet un texte intitulé « Les commandos de charme, les femmes tutsi du Rwanda » (4). On y apprend que ces «
commandos de charme » sont «
un fléau mondial », «
une arme de destruction massive », un «
instrument satanique » utilisé «
avec la plus grande habileté » par «
la race tutsi » pour «
conquérir et asservir la race hutu », et ce «
pendant des siècles ».
« Lobby tutsi »
Tout cela pourrait être drôle, si nous ne savions de quel prix épouvantable des jeunes filles et des femmes ont payé, au temps du génocide, la diffusion de telles rumeurs. Et si ces fantasmes sexuels n’étaient indissociables du mythe conspirationniste, qui est lui-même indissociable du discours génocidaire. L’affirmation de la toute-puissance actuelle (réelle ou supposée) des ex-victimes rend plausible leur toute-puissance passée, et ce rétro-éclairage permet de refaire l’histoire du passé à la lumière de ce que l’on croit savoir du présent. La révélation des complots attribués aux victimes – ou plutôt leur rappel, puisque le complot était l’une des pièces du dossier d’accusation qui avait justifié le génocide – vient compléter le dispositif. Il est donc dans l’ordre des choses que le lobby tutsi ait pris place, aux côtés du lobby arménien et du lobby juif, dans la galaxie des mythes conspirationnistes du vingt et unième siècle.
Ce mot de « lobby » est significatif et riche d’enseignements. Il nous en apprend beaucoup, non pas sur ceux qu’il prétend désigner, mais sur les hommes qui le prononcent. Non pas sur les Tutsi, sur les victimes du génocide et leurs familles, et sur les nombreuses personnes qui, à travers le monde, disent leur émotion face au crime qui a été commis. Mais sur les amis des criminels, sur ceux qui aujourd’hui encore s’efforcent de nier le génocide – par la réécriture de l’histoire et par la mise en accusation des victimes. Et ce mot nous en apprend, plus encore peut-être, sur le processus qui a conduit au génocide.
Le « lobby », c’est une entité aux contours indéfinissables, ainsi qu’il convient à l’expression d’un pouvoir occulte. Le « lobby » exerce son activité tentaculaire sur tous les continents. Font partie du « lobby », outre quelques parole-parole et agents recruteurs tutsi, tous les individus qui, à un moment ou à un autre, ont défendu la cause des victimes du génocide, ont réfuté les mensonges des négationnistes, ont exprimé leur solidarité avec les Rwandais qui portent la mémoire de ces temps terribles. En ce sens, le « lobby », ce sont des universitaires et des gens ordinaires, des politiques et de simples citoyens. Le « lobby », c’est vous, c’est moi.
Voici une interview de Charles Onana publiée le 27 décembre 2012 par un site Internet congolais. M. Onana dénonce «
le silence de l’Europe sur les actions criminelles du Rwanda en RDC ». Ce « silence » résulte, selon lui, de ce que «
le poids des lobbies pro-tutsi est important en Europe et en Amérique du Nord ». Et comment s’explique la soumission de l’Europe aux «
lobbies pro-tutsi »? Par deux facteurs. Le premier facteur est d’ordre compassionnel : c’est «
la fausse idée que les Tutsi auraient été “victimes d’un génocide” en 1994 au Rwanda ». Le second facteur tient aux «
intérêts personnels » des Européens «
qui sont engagés dans le dossier des Grands Lacs ». Deux Européens sont expressément désignés : l’ancien premier ministre britannique Tony Blair et l’ancien ministre belge des affaires étrangères Louis Michel (5).
Ce sont là des propos caricaturaux, dont le journaliste camerounais Charles Onana est coutumier depuis des années. Mais des propos révélateurs d’un mode de penser. Nous ne sommes pas dans un débat sur les faits, nous sommes dans la démonologie. Et les Tutsi jouent le rôle des démons. L’accusation de génocide portée aujourd’hui contre le gouvernement de Kigali permet de crédibiliser les accusations portées contre le FPR de 1994, et ces accusations renvoient à des discours bien plus anciens encore.
Au temps du génocide, l’obsession du complot a permis de résoudre le paradoxe apparent qu’est la représentation d’une population à la fois désarmée et toute-puissante : on pouvait massacrer les Tutsi parce qu’ils étaient faibles, et il fallait les massacrer parce qu’ils appartenaient à une puissance malfaisante. Par la suite, la négation du génocide a repris ce mythe : le complot tutsi a rendu le génocide nécessaire, et c’est à cause du lobby tutsi que des gens croient que le génocide a eu lieu. La pensée conspirationniste se nourrit de cette logique folle, implacable et meurtrière.
Face à de tels discours, les argumentations sont sans objet. Car nous ne sommes pas sur le terrain de la réalité. Les faits, ou les pseudo-faits, invoqués par les porteurs de ces discours ont une fonction purement décorative. A cet égard, le conspirationnisme appliqué au génocide rwandais fonctionne comme le conspirationnisme appliqué aux deux autres grands génocides du vingtième siècle, et comme le conspirationnisme en tant qu’outil d’interprétation du monde contemporain. Certains font semblant de s’interroger sur l’attentat du 6 avril 1994 ou sur les événements récents au Congo, sur les documents Andonian ou sur le protocole de Wannsee, de même que d’autres font semblant de s’interroger sur l’impact de l’avion qui s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Mais, en vérité, ceux-ci et ceux-là ne cherchent qu’une chose : des prétextes pour entretenir un discours négateur qui vise simultanément l’exonération du criminel et la mise en accusation de la victime.
Cela explique pourquoi nous sommes si sensibles aux activités des négateurs du génocide. Ce n’est certes pas parce que ces activités seraient un défi intellectuel pour les historiens ou pour les porteurs de la mémoire : sur ce point, nous savons de longue date à quoi nous en tenir. Ce n’est pas non plus parce que le négationnisme est une dernière insulte aux morts, et un crachat au visage des survivants : les négateurs nous inspirent trop de mépris pour que leur parole puisse nous atteindre en quoi que ce soit. Si le négationnisme est intolérable, s’il indigne non pas les seuls héritiers directs des victimes mais toutes les personnes attachées au pacte humain, c’est parce que la négation du génocide reproduit aujourd’hui, dans le monde actuel, l’idéologie du génocide. Pour illustrer ce point, un exemple nous suffira.
Du complot tutsi au complot juif
J’ai évoqué précédemment l’un des apôtres du nettoyage ethnique, Léon Mugesera, qui comparaît actuellement devant la justice rwandaise. Cet universitaire – par ailleurs cadre du MRND, le parti du président Juvénal Habyarimana – s’est rendu célèbre par un discours prononcé à Kabaya, le 22 novembre 1992, devant des militants du MRND. Le discours avait pour thème central « la manière dont nous devons nous comporter pour nous protéger contre les traîtres ». Sur l’identité des « traîtres » en question, Léon Mugesera ne laissait aucun doute à ses auditeurs : « Vous savez, disait-il, qu’il y a dans le pays des inyenzi qui ont profité de l’occasion pour envoyer leurs enfants au front » [inyenzi signifie “cafards” en kinyarwanda – NDLR]. Et il s’écriait :
«
Pourquoi n’arrête-t-on pas ces parents qui ont envoyé leur
s enfants et pourquoi ne les extermine-t-on pas ? Pourquoi n’arrête-t-on pas ceux qui les amènent et pourquoi ne les extermine-t-on pas tous ? Attendons-nous que ce soit réellement eux qui viennent nous exterminer ? » (6)
M. Mugesera n’a pas directement pris part au génocide, puisqu’il s’était installé au Canada en 1993. Mais il a une responsabilité dans la mise en place de l’infrastructure politique – et, peut-être, matérielle – du génocide. Le Rwanda a donc demandé très tôt son extradition. Au terme d’un longue procédure judiciaire, le dossier est parvenu en 2004 devant la Cour suprême du Canada. Léon Mugesera et son avocat, M
e Guy Bertrand, abattirent alors leur dernière carte. Ils s’adressèrent à la Cour suprême pour dénoncer un complot – encore un. Non plus un complot tutsi, mais un complot juif.
Explication : parmi les organisations qui avaient soutenu la demande d’extradition figuraient deux institutions juives, le B’nai Brith Canada et le Congrès juif canadien. Or le ministre canadien de la Justice était à cette époque Irwin Cotler, un Juif. Et une nouvelle juge venait d’être élue à la Cour suprême du Canada, Rosalie Abella, qui non seulement est juive mais est l’épouse de l’historien Irving Abella, ancien président du Congrès juif canadien. Tout s’éclaire : le Juif Cotler a fait nommer la Juive Abella pour assurer l’extradition de Léon Mugesera.
M
e Guy Bertrand écrit dans sa requête à la Cour suprême qu’une série de faits ont amené son client et sa famille à croire que «
les dés étaient pipés » en raison de «
ce qui leur apparaissait un complot ourdi pour mettre en place un puissant réseau d’influences, obscures et politiques… une forme de justice parallèle » (7). Un observateur raisonnable et bien renseigné, lit-on encore sous sa plume, pourrait conclure «
que quand on est puissant, riche et influent comme le Congrès [juif canadien]
par exemple, on peut infiltrer la Cour par un lobbying politique et judiciaire ».
Il se trouve que, deux mois avant la présentation de cette requête, la juge Abella s’était récusée elle-même du dossier, de sa propre initiative, pour la raison que son mari y figurait comme soutenant l’extradition. Mais M. Mugesera et son avocat n’en démordaient pas : un jugement équitable n’était pas possible car Mme Abella avait déjà influencé les autres juges dans le sens voulu par le Congrès juif canadien. Ils demandaient donc à la Cour suprême de prononcer la suspension définitive de la procédure. Une argumentation dans le droit fil de la pensée conspirationniste, et qui eut l’effet exactement inverse de celui espéré.
Dans son arrêt, rendu le 28 juin 2005, la Cour suprême du Canada constate que la requête qui lui est soumise «
allègue l’existence d’un vaste complot juif », et que selon Léon Mugesera et M
e Guy Bertrand «
des membres influents de la communauté juive ont manipulé à leur gré le système politique canadien et la plus haute cour du Canada dans le seul but d’obtenir l’expulsion de M. Mugesera ». La Cour rejette fermement de telles élucubrations, et souligne en réponse que «
l’absence de fondement de la requête est flagrant en fait comme en droit ». Les juges suprêmes canadiens ajoutent :
«
Bien que cela ne soit pas coutumier, la teneur de la requête et de ses allégations nous oblige à en dénoncer le caractère inadmissible à tous les points de vue. (…) Avec regrets, nous devons aussi noter que la requête et la documentation produite comportent des éléments d’un discours antisémite que l’on aurait cru disparu de la société canadienne et encore plus des débats judiciaires au Canada. » (8)
Pour l’avocat québécois Guy Bertrand, c’est un blâme public d’une sévérité sans précédent. Inquiet des suites éventuelles, il adressera une lettre d’excuses à tous les juges de la Cour suprême, ainsi qu’au ministre de la Justice Irwin Cotler. M
e Guy Bertrand devra ensuite rendre des comptes devant le Barreau du Québec ; il exprimera des regrets, affirmera que le contenu de la requête à la Cour suprême ne reflétait pas son opinion personnelle mais celle de son client, et s’en sortira avec une réprimande solennelle pour violation du Code de déontologie des avocats.
Quant à Léon Mugesera, il mènera encore un long combat d’arrière-garde, avec l’aide de son avocat ; mais il sera finalement extradé vers le Rwanda en janvier 2012, et mis en accusation pour son rôle dans la préparation du génocide. Il affirmera alors être victime d’une conspiration. Et la presse québécoise rapportera une déclaration de M
e Guy Bertrand : «
On se prépare à un vaste complot pour présenter au juge de faux témoignages et de faux documents » (9).
«
Vaste complot » : c’était précisément l’expression utilisée par la Cour suprême du Canada, dans son arrêt de 2005, pour paraphraser le contenu de la requête présentée par M
e Guy Bertrand au nom de son client. Le complot était alors juif. Il est aujourd’hui tutsi. Comme il l’était en 1992, au temps où Léon Mugesera déclarait dans son discours de Kabaya que les «
représentants » des partis «
qui collaborent avec les inyenzi » ont un seul objectif : «
nous exterminer », et qu’en conséquence la seule manière de s’en protéger est de les «
exterminer ».
Les génocidaires ont perdu le pouvoir, mais les discours conservent un étrange air de famille. Les mythes conspirationnistes continuent ainsi d’empoisonner le monde où nous vivons. Dans le contexte rwandais comme dans d’autres contextes analogues, ces mythes mortifères sont la traduction concrète d’une culture de la haine, d’un refus de la vérité, d’un rejet de la fraternité humaine. Ils ne menacent pas les seuls Tutsi, ils menacent chacun d’entre nous. Et qu’avons-nous à leur opposer ? Une culture du dialogue, une recherche de la vérité, une aspiration à la fraternité humaine. Tout un programme, non pas seulement pour les jours de commémoration du génocide mais pour tous les jours de notre vie.
Notes
(1) Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda : un négationnisme structurel », Site de la section de Toulon de la Ligue des Droits de l’Homme, 25 juillet 2010.
(2) Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Paris, Fayard/Mille et Une Nuits, 2005.
(3) Le prétendu « Plan de la colonisation tutsi au Kivu et région centrale de l’Afrique » a été reproduit dans Rwanda, les médias du génocide (sous la direction de Jean-Pierre Chrétien), Paris, Karthala, 2000. Pour une version en ligne, voir « Les “Protocoles des Sages de Sion”, version anti-Tutsi », Conspiracy Watch, 15 janvier 2012.
(4) « Les commandos de charme, les femmes tutsi du Rwanda », Veritasinfo, 22 septembre 2012.
(5) « Charles Onana dénonce le silence de l’Occident sur le génocide congolais », Lepotentielonline.com, 2012.
(6) Discours tenu par Léon Mugesera lors d’un meeting du MRND à Kabaya, le 22 novembre 1992.
(7) Voir le compte rendu de la comparution de Me Guy Bertrand devant le comité de discipline du Barreau du Québec.
(8) Voir le texte du jugement prononcé par la Cour suprême du Canada.
(9) « Léon Mugesera inculpé au Rwanda », Le Soleil (Québec), 2 février 2012.
L’auteur
Ancien directeur de la revue L’Arche, la revue du judaïsme français, dans le cadre de laquelle il a publié un numéro spécial sur « Frères arméniens, frères tutsis, frères humains » (avril 2004), Meïr Waintrater est l’un des responsables du numéro spécial de la Revue d’histoire de la Shoah sur « Rwanda, quinze ans après » (janvier-juin 2009).