Fiche du document numéro 26663

Num
26663
Date
Vendredi 5 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
78407
Pages
6
Urlorg
Titre
La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi (3/3)
Sous titre
Les conspirationnistes hutu se considéraient comme les « guides » d’un peuple hutu à réveiller et à mobiliser contre le danger tutsi qui les menaçait. En les exhortant à mettre un terme au grand complot tutsi, ils imaginaient la réalisation d’une véritable utopie.
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Le fantasme du complot génocidaire tramé par les Tutsi contre les Hutu illustré par le journal extrémiste « L’Echo des 1000 collines ». Dessin reproduit par Jean-Pierre Chrétien (dir.), « Rwanda. Les médias du génocide », Paris, Karthala, 1995, p. 180.

« Lanceurs d’alerte » : c’est ainsi qu’aiment se dépeindre eux-mêmes les complotistes actuels. L’expression suggère habilement la possession d’un savoir ignoré du plus grand nombre, voire secret, et dangereux, que le conspirationniste se propose, par son action citoyenne, de porter à la connaissance de la majorité.

« Réveiller » les masses hutu



Une autre image couramment employée est celle du sommeil dans lequel seraient plongées les masses lobotomisées par BFM-TV ou par la presse dite « mainstream », que nos ardents et désintéressés « chercheurs de vérité » se chargeraient de « réveiller ». Au Rwanda, c’est exactement cette métaphore qui fut parfois utilisée dans la propagande extrémiste. Il n’est pas anodin que l’un des principaux journaux racistes anti-tutsi s’appelait Kangura : littéralement, le titre signifie « Réveille-le ! » Le but de ses journalistes ne consistait en rien de moins que de « réveiller » le peuple hutu endormi sur ses lauriers depuis la révolution victorieuse de 1959, totalement inconscient des complots tramés par les Tutsi contre lui. D’ailleurs, dans son numéro de janvier 1994, un article contenait cette phrase : « Dans l’édition n° 54, nous avons mis en garde les Rwandais et particulièrement le peuple majoritaire qui est encore endormi, contre une guerre imminente à Kigali. » [1] (je souligne) Quand le peuple n’était pas en train de dormir, il errait dans la confusion la plus totale, sans avoir conscience des vraies raisons de ses problèmes. Cette idée était exprimée dans un numéro de Kangura de décembre 1991 à travers l’image du brouillard :

Tout Rwandais qui voit clair sait aujourd’hui qu’au mois d’octobre de l’an dernier nous étions confrontés à une guerre des Tutsi qui voulaient s’emparer du pouvoir au Rwanda. […] Au début de la guerre, certains Hutu étaient dans le brouillard. [2]


Les conspirationnistes sont « ceux qui savent ». Dès lors, on peut rapprocher la démarche intellectuelle du complotisme de celle qui structura les régimes totalitaires. Elles reposent sur une utopie. Elles partent toutes deux, en effet, d’une idée de base considérée a priori comme vraie : le complot des Tutsi, la supériorité de la race aryenne, la certitude historique de l’avènement de la société sans classes. Les étapes suivantes visent à plier le réel pour qu’il se fonde dans le moule de l’idée préconçue. Le point commun avec ce que nous pourrions appeler le raisonnement « utopico-totalitaire » se trouve dans l’aversion que le conspirationnisme éprouve pour la réalité. Dans ce dernier, cette détestation se manifeste, nous l’avons vu, dans la fabrication de fausses preuves, des mensonges éhontés et des « arguments » fondés sur des coïncidences. Au plan politique, nous obtenons le parti unique, la terreur généralisée, Auschwitz et le Goulag.

Les complotistes appartiennent à la minorité éclairée qui détient la Vérité et qu’ils se chargent de répandre sur le troupeau de « moutons », encore ignorants, pour les guider vers la lumière. Rappelons que les totalitaires se sont toujours présentés comme des « guides » (Duce, Führer, « Petit Père des peuples ») pour leurs peuples respectifs, et ont toujours eu la prétention de faire descendre la cité idéale sur Terre qui incarnait la Vérité ultime car bonne pour l’humanité. L’aspect utopique du conspirationnisme s’affiche de manière limpide sur le site internet Réseau International dont le texte de présentation est le suivant :

Aujourd’hui nous assistons, à travers le monde, à une émancipation des masses vis à vis de l’information produite par les médias dits « mainstream », et surtout vis à vis de la communication officielle, l’une et l’autre se confondant le plus souvent. Bien sûr, c’est Internet qui a permis cette émancipation. Mais pas seulement. S’il n’y avait pas eu un certain 11 Septembre, s’il n’y avait pas eu toutes ces guerres qui ont découlé de cet évènement, les choses auraient pu être bien différentes. Quelques jours après le 11 Septembre 2001, Marc-Edouard Nabe avait écrit un livre intitulé : « Une lueur d’espoir ». J’avais aimé ce titre. Il s’agissait bien d’une lueur, comme l’aube d’un jour nouveau. La lumière, progressivement, inexorablement se répandait sur la terre. Peu à peu, l’humanité sort des ténèbres. Nous n’en sommes encore qu’au début, mais cette dynamique semble irréversible. Le monde ne remerciera jamais assez Monsieur Thierry Meyssan pour avoir été à l’origine de la prise de conscience mondiale de la manipulation de l’information sur cet évènement que fut le 11 Septembre. […]


Cette aube qui point [sic], c’est la naissance de la vérité, en lutte contre le mensonge. Lumière contre ténèbres. J’ai espoir que la vérité triomphera car il n’existe d’ombre que par absence de lumière. […]
Chercher la vérité c’est, bien sûr, lutter contre le mensonge où qu’il se niche, mais c’est surtout une recherche éperdue de Justice. [je souligne]


Tout y est : la « lueur », qui n’est plus à l’est mais sur internet, l’affrontement eschatologique entre Lumières et Ténèbres, la lutte du Bien contre le Mal, la caution donnée à l’antisémitisme — Marc-Édouard Nabe —, l’humanité en voie d’émancipation et la soif de justice.


Complotisme et utopie



Dans le cas du génocide des Tutsi du Rwanda, il y avait bel et bien une dimension utopique. Dans l’esprit des génocidaires, la « cité idéale » était celle de la « vraie » démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du « peuple majoritaire » (hutu) débarrassé du « peuple minoritaire », cette « clique » de Tutsi infiltrés dans les institutions et complotant contre les Hutu. Le projet politique des assassins résidait dans une démocratie saine enfin purifiée de ses éléments parasites qu’étaient les Tutsi. Une véritable vision eschatologique se dessinait dans les discours des extrémistes. La société nouvelle surgie des charniers allait mettre un terme à l’Histoire. La dimension même religieuse de cette utopie se traduisit par l’assimilation d’Habyarimana à un nouveau Jésus, sacrifié pour le salut du peuple hutu. C’est la RTLM qui fit le parallèle, en juin 1994 :

le MRND a donné son militant suprême, comme Dieu a donné en offrande son fils Jésus qui est mort sur la croix pour le salut de tous les pécheurs, de tous les hommes. Le général-major est mort le 6 avril à 20h30 du soir, et son sang a sauvé tous les Rwandais qui étaient voués à la mort et qui devaient être tués par les inkotanyi après cette opération de prise de pouvoir. Cet homme donc […] le MRND a accepté de le sacrifier pour que son sang sauve un grand nombre de Rwandais… [3]


Cette dimension religieuse n’est pas sans rappeler, bien sûr, les « religions séculières » que furent les totalitarismes, pour reprendre la fameuse expression de Raymond Aron. Le génocide au Rwanda constitua le moyen de réaliser l’utopie en éradiquant un danger dont le complotisme avait accrédité l’existence.

Au terme de cette analyse, quelles conclusions s’en dégagent ? Premièrement, la plus évidente, que les éléments de langage et les biais cognitifs sur lesquels reposent tout discours complotiste sont universels. La nécessité de « se réveiller », la haine des « élites », la certitude que tout événement obéit à des intentions bien précises, la confection de faux documents ou la propagation de fausses nouvelles furent autant de composants de la mentalité conspirationniste des génocidaires hutu que l’on retrouve de nos jours, dans d’autres contextes, dans la complosphère.

Ensuite, on peut insister sur la similitude entre le discours complotiste anti-tutsi et les clichés antisémites. Cette ressemblance ne doit rien au hasard. Elle trahit la permanence d’une idéologie hamitique remontant au XIXe siècle et assimilant les Tutsi aux descendants d’une race blanche, qualifiée de « hamite », qui aurait apporté la civilisation aux « nègres », parmi lesquels figuraient les Hutu. Or, à cette vision raciale s’était conjuguée une grille de lecture qui établissait un lien entre les Hamites et le Proche-Orient des Ancien et Nouveau Testaments, à tel point que certains observateurs européens crurent voir dans les Tutsi ou les Massaï (peuples identifiés aux Hamites) des « Juifs africains » ! La fourberie, la tromperie, la cupidité et la propension aux complots, qui étaient prêtées aux Juifs en Occident, furent jetées sur les Hamites en Afrique, d’où ce mélange d’admiration (parce qu’ils constituaient une race supérieure) et de méfiance (en raison de ces traits psychologiques) mêlés qui parcourait les Européens face à ces populations. En d’autres termes, l’antisémitisme européen, qui ciblait les Juifs au nord de la Méditerranée, avait été transposé en Afrique sous forme d’un anti-hamitisme dont les Tutsi endurèrent les conséquences les plus tragiques lors du génocide du Rwanda.

L’hostilité à la société ouverte



Enfin, revenons à Karl Popper. Dans l’ouvrage déjà cité duquel nous avons extrait sa définition du complotisme, le philosophe autrichien se proposait d’analyser un conflit pluriséculaire entre société ouverte et société close. Cette dernière, disait-il, est semblable à

un troupeau dont la cohésion est maintenue par des liens comme la parenté, la vie commune, la joie ou la douleur. […] [La] dépendance des membres à l’ensemble y est déterminée par des règles immuables, comme dans un organisme vivant. [4]


C’est une société collectiviste niant la singularité de chaque individu. Celui-ci est réduit à n’être qu’une cellule indistincte dans le vaste corps social, où il est totalement absorbé et auquel il est entièrement soumis. Le holisme (qui vient du grec holos signifiant « tout entier ») caractérisant les sociétés closes est ainsi défini par Platon, cité par Popper : « Simple unité que tu es dans ce nombre […] tu n’as pas conscience […] que rien ne se fait pour toi, mais toi pour l’ensemble. » [5] Ce type de sociétés, qualifiées également de « tribales », se caractérise encore, nous explique Popper, par le fait que « leurs coutumes sociales sont dominées par le magique et l’irrationnel et sont, de ce fait, particulièrement rigides » [6]. L’usage de la raison et de l’esprit critique n’y a donc pas sa place.

La société ouverte, en revanche, est l’antithèse de la société close. Elle se fonde sur l’individu considéré comme une réalité première. Karl Popper, en effet, la distingue par sa faculté à libérer « les capacités critiques de l’homme » [7] et à fournir un cadre où « individus sont confrontés à des décisions personnelles » [8]. Il ajoute : « Les rapports personnels n’étant plus déterminés par le hasard de la naissance, peuvent s’épanouir en une nouvelle forme d’individualisme. » [9] La société ouverte est donc démocratique et, par conséquent, elle s’appuie sur la raison pour prospérer. « Seule la démocratie, en effet, nous indique Popper, nous fournit un cadre institutionnel permettant d’effectuer des réformes sans violence, c’est-à-dire d’employer la raison dans le domaine politique. » [10] De ce fait, dans cette société,

la recherche de la « meilleure des constitutions » devient peu à peu un problème susceptible d’être soumis à l’épreuve de la raison. Et à l’époque contemporaine nous avons recours à la raison pour modifier les lois ou les institutions. [11]


Individu et raison : ce furent les deux ennemis du conspirationnisme anti-tutsi. La vision holiste de celui-ci est évidente puisqu’il englobait tous les Tutsi dans une vision paranoïaque, leur attribuant des signes physiques et psychologiques bien spécifiques, ainsi qu’une propension à comploter contre le « vrai » peuple rwandais. Ce dernier, toujours dans un esprit holistique, était considéré comme un bloc homogène dont les caractéristiques étaient aux antipodes de celles des Tutsi. C’est ce qui explique que les extrémistes hutu se montrèrent si virulents et haineux à l’égard des « traîtres » hutu — ceux de l’opposition recherchant le compromis, approuvant les accords d’Arusha ou simplement portant secours à des Tutsi — parce que ceux-ci brouillaient la frontière érigée entre Hutu et Tutsi par la propagande raciste. Le conspirationnisme, en définissant un « eux » comploteurs, menaçant l’intégrité d’un « nous » menacé par un grand plan d’hégémonie régionale fantasmé, reconstituait, dans l’imaginaire collectif, une société close idéale.

Quant au mépris de la raison, on a déjà vu comment il se manifestait, au plan intellectuel, par des mensonges, des « preuves » inventées de toutes pièces, des rumeurs alarmantes justifiant les massacres en grand nombre. La pensée complotiste s’oppose radicalement à la méthode rationnelle parce que, pour rendre compte d’un événement ou d’une situation sociale donnée, elle évacue l’observation froide et objective des faits et le raisonnement pour leur préférer les croyances, les sophismes, les arguments irréfutables et tous les biais cognitifs que l’évolution a subrepticement légué à notre cerveau. C’est pourquoi Karl Popper ajoutait, pour compléter sa définition du conspirationnisme :

c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes. [12]


Karl Popper est et sera toujours d’actualité parce qu’il faut être conscient que, à toutes les époques depuis l’avènement de la société ouverte, qu’il datait du Ve siècle av. J.-C. à Athènes, des nostalgiques de la société close se sont dressés pour empêcher les progrès de la démocratie, voire la détruire. Au XXe siècle, les totalitarismes furent les exemples les plus achevés de reconstitutions d’un tel modèle de société. En ce début de XXIe siècle, l’impérialisme poutinien, les forces populistes, l’islamisme dans toutes ses variantes, sont quelques-unes des formes que prend l’aspiration à restaurer la société tribale, ou, du moins, à résister aux progrès de la société ouverte. Ce ne sont pas les seules. Le complotisme en fait partie. Et il n’est pas sans dangers. Nous venons de le voir avec l’exemple rwandais, il peut justifier un génocide.


Notes



[1] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.), op. cit., p. 188.

[2] Ibid., p. 167.

[3] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 108.

[4] Karl Popper, op. cit. Tome 1, L’ascendant de Platon, p. 142.

[5] Ibid., p. 73.

[6] Ibid., p. 141.

[7] Ibid., p. 9.

[8] Ibid., p. 142.

[9] Ibid., p. 143.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Ibid., p. 142.

[12] Karl Popper, op. cit. Tome 2, p. 67.



Les deux autres articles de la série :

La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi (1/3)

La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi (2/3)
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024