Citation
COMMISSION DE RECHERCHE SUR LES ARCHIVES FRANÇAISES
RELATIVES AU RWANDA ET AU GENOCIDE DES TUTSI (1990-1994)
Note intermédiaire
remise au Président de la République
5 avril 2020
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Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019, à M. Vincent DUCLERT ....... 3
Composition de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au
Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) .................................................................... 5
Préambule.......................................................................................................................... 6
I.LE GENOCIDE DES TUTSI. UN OBJET DE RECHERCHE, UN ENJEU DE VÉRITÉ ........................ 8
II.LA COMMISSION DE RECHERCHE ................................................................................... 12
A.La création de la Commission de recherche ............................................................................ 12
1.Une Commission scientifique et la responsabilité de transmettre ........................................... 12
2. Des responsabilités méthodologiques et éthiques ................................................................... 13
3. Des objectifs, un calendrier, des moyens ................................................................................. 14
4. Une priorité donnée aux archives et ses implications .............................................................. 16
5. Une commission de recherche aux pouvoirs étendus et à l’indépendance garantie ............... 17
B. La constitution de la Commission de recherche. .................................................................... 18
1. La composition de la Commission ............................................................................................ 18
2. L’installation et la dénomination de la Commission ................................................................. 19
3. Les dotations............................................................................................................................. 20
4. L’administration de la Commission........................................................................................... 21
5. Contrôle et information ............................................................................................................ 21
III. DES QUESTIONS ARCHIVISTIQUES ET DES METHODES DE RECHERCHE ......................... 22
A. L’organisation de la Commission et le travail en archives ...................................................... 22
1. L’accès aux archives, les règles de traitement, l’exploitation des données ............................. 22
2. L’accueil des services d’archives, l’identification des fonds, la mise à disposition des
documents, la collaboration archivistique ................................................................................... 23
3. Un dispositif en groupes de travail : spécialisation et mutualisation ....................................... 24
4. La campagne de dépouillement des archives. L’achèvement de la phase I ............................. 24
5. La phase II de dépouillement des archives et les recherches complémentaires ...................... 25
B. Les grandes orientations méthodologiques ........................................................................... 25
1. L’éclairage des acteurs, le dialogue avec les chercheurs .......................................................... 25
2. La valeur des archives. Méthodologie historienne et exigence archivistique .......................... 26
3. Histoire critique des fonds, enquêtes archivistiques de la Commission ................................... 27
4. La constitution de corpus documentaires ................................................................................ 28
5. L’élaboration de la Note intermédiaire .................................................................................... 29
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Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019, à
M. Vincent DUCLERT
Monsieur le Professeur,
Le 7 avril 2019, la France commémorera, aux côtés du Rwanda, le 25ème anniversaire du
génocide des Tutsi. En cent jours, cet événement tragique, que la communauté internationale
n’a pas su empêcher, faisait près d’un million de victimes. La France a toujours veillé à honorer
le souvenir des victimes et à saluer la dignité des survivants, ainsi que la capacité de
réconciliation du peuple rwandais.
Je souhaite que ce 25ème anniversaire marque une véritable rupture dans la manière dont la
France appréhende et enseigne le génocide des Tutsi, tournée vers une meilleure prise en
compte de la douleur des victimes et des aspirations des rescapés.
Conformément à l’engagement que j’avais pris le 24 mai 2018, lors de ma rencontre avec le
Président Paul Kagame à Paris, je tiens à ce que le génocide des Tutsi prenne toute sa place
dans notre mémoire collective. Cela doit passer d’abord par un approfondissement de notre
connaissance et de notre compréhension de cette entreprise terrifiante de destruction humaine,
en vue de son enseignement en France et de l’éducation à la vigilance des jeunes générations.
La Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse,
que vous avez présidée, en a posé les premières pierres, avec la décision prise d’inscrire le
génocide des Tutsi au programme des classes de Terminale.
Cette étape était importante. Elle doit maintenant être accompagnée d’un travail consacré à
l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda, entre 1990 et 1994. J’entends
confier cette tâche à une commission de chercheuses et de chercheurs français, dont vous
assurerez la présidence.
Cette commission aura pour objectif :
1. De consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises relatifs à la période prégénocidaire et celle du génocide lui-même ;
2. De rédiger un rapport qui permettra :
•
d’offrir un regard critique d’historien sur les sources consultées ;
•
d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de cette
période, en tenant compte du rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période ;
•
de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du
génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement, en
vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en
compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations.
Ce rapport devra être achevé dans un délai de deux ans sous la forme d’un rapport qui sera
rendu public.
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Pour remplir votre mission, vous serez soumis, ainsi que les autres membres de la
commission, à titre exceptionnel, personnel et confidentiel, à une procédure d’habilitation
d’accès et de consultation de l’ensemble des fonds d’archives français concernant le Rwanda,
entre 1990 et 1994 (archives de la Présidence de la République, du Premier ministre, du
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du Ministère des Armées et de la mission
d’information parlementaire sur le Rwanda).
Vous pourrez vous appuyer sur les moyens que mettront à votre disposition les ministères
concernés – ministère des Armées, ministère de l’Europe et des affaires étrangères et ministère
de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation – ainsi que les services
d’archives des différentes institutions concernées.
Avec tous mes vœux de succès dans l’accomplissement de cette mission d’importance, je
vous prie d’agréer, Monsieur le Professeur, l’expression de ma considération distinguée.
Emmanuel MACRON
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Composition de la commission de recherche sur les archives
françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994)
M. Vincent DUCLERT, chercheur et ancien directeur du CESPRA (CNRS-EHESS),
enseignant à Sciences-Po, inspecteur général de l’éducation nationale, président de la
Commission
Mme Julie d’ANDURAIN, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Metz,
spécialiste d’histoire militaire contemporaine
Mme Catherine BERTHO-LAVENIR, professeure émérite de l’Université SorbonneNouvelle, inspectrice générale de l’Éducation nationale honoraire, archiviste paléographe
M. Thomas HOCHMANN, professeur de droit public à l’Université de Reims ChampagneArdenne
Mme Sylvie HUMBERT, professeure d’histoire du droit à l’Université catholique de Lille,
spécialiste de la justice pénale internationale
M. Raymond H. KÉVORKIAN, directeur de recherche émérite à l’Université de Paris 8,
spécialiste du génocide des Arméniens, membre de la Mission d’étude en France sur la
recherche et l’enseignement des génocides des crimes de masse
Mme Françoise THÉBAUD, professeure émérite en histoire contemporaine de l’Université
d’Avignon, spécialiste de la Grande Guerre, des femmes et du genre
M. Christian VIGOUROUX, président de section au Conseil d’État, ancien professeur
associé de droit public aux Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Versailles-SaintQuentin-en-Yvelines.
Chargé (e) s de mission
M. David DOMINÉ-COHN, professeur certifié d’histoire-géographie, spécialiste des
archives des armées et des opérations militaires
Mme Isabelle ERNOT, professeure d’histoire-géographie détachée, docteure en histoire
contemporaine, spécialiste de la Shoah, membre de la Mission d’étude en France sur la
recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse
Mme Christelle JOUHANNEAU, inspectrice d’académie-inspectrice pédagogique régionale
stagiaire, agrégée d’histoire-géographie, spécialiste des questions éducatives
M. Erik LANGLINAY, professeur agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine,
spécialiste des organisations en temps de guerre
Mme Chantal MORELLE, professeure en classes préparatoires, docteure en histoire
contemporaine, spécialiste de la Ve République, de sa diplomatie et du général de Gaulle
M. Guillaume POLLACK, professeur certifié d’histoire-géographie, doctorant, spécialiste
des archives réseaux de résistance et des services secrets
Mme Sandrine WEIL, doctorante en histoire contemporaine, spécialiste des ressources
images, photos et vidéos, membre de la Mission d’étude en France sur la recherche et
l’enseignement des génocides et des crimes de masse
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Préambule
Le 5 avril 2019, deux jours avant la 25e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda,
le Président de la République française, Emmanuel Macron, reçoit à Paris, des rescapés du
génocide et des membres de l’association du souvenir Ibuka. Puis il rend publique, par un
communiqué, la décision suivante, « en cohérence avec les engagements qu’il avait pris lors de
la visite du Président Kagame à Paris le 24 mai 2018 » :
La mise en place d’une commission d’historiens et de chercheurs chargée de mener un travail
de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et
1994. Cette commission, qui rassemblera huit chercheurs et historiens, sous l’égide du professeur
Vincent Duclert, aura pour mission de consulter l’ensemble des fonds d’archives français relatifs
au génocide, sur la période 1990 – 1994 afin d’analyser le rôle et l’engagement de la France durant
cette période et de contribuer à une meilleure compréhension et connaissance du génocide des Tutsi.
Ce travail aura notamment vocation à aider à constituer la matière historique nécessaire à
l’enseignement de ce génocide en France. Cette commission devra remettre son rapport dans un
délai de deux ans, avec une note intermédiaire au bout d’un an.
Le communiqué de la Présidence de la République mentionne à la suite une annonce relative
à « la création d’une chaire d’excellence dédiée à l’histoire du génocide des Tutsi et le
lancement d’un appel à projets de l’Agence nationale de la Recherche sur les génocides, mettant
pour la première fois un accent particulier sur le génocide des Tutsi », et une autre portant sur
« le renforcement des moyens du pôle du Tribunal de Grande Instance chargé du traitement des
procédures relatives au génocide des Tutsi au Rwanda ».
Le Président de la République conclut en précisant les ambitions d’une telle politique :
Par la mise en œuvre de ces engagements, le Président de la République a souhaité réunir les
conditions pour l’expression d’une vérité historique et consacrer la place du génocide des Tutsi
dans la mémoire collective française.
Si les annonces du Président de la République sont importantes en matière de soutien à la
recherche et à la justice, celle qui met en place la Commission d’historiens et de chercheurs
traduit la volonté de l’exécutif de confier à la connaissance scientifique l’étude d’un sujet
controversé depuis un quart de siècle. Il s’agit du rôle et de l’engagement de la France au
Rwanda durant le génocide et la période pré-génocidaire, soit cinq années cruciales de 1990 à
1994.
Le 5 avril 2019 est publiée également une lettre de mission du Président de la République
au président de la Commission, Vincent Duclert. Elle détaille les objectifs assignés, le
calendrier de la Commission, les moyens alloués. Elle insiste sur la portée des savoirs attendus
capables d’agir sur la connaissance du génocide des Tutsi comme de transmettre une
compréhension des événements à la société et d’inscrire leur mémoire dans la conscience
publique. Ce même jour, la liste de ses membres est communiquée à la presse française et
internationale. Le travail de la Commission s’organise rapidement selon le mandat confié par
le Président de la République.
Composée de quinze membres, la Commission forme une instance indépendante pour un
ensemble de raisons assumées par les intéressés et reconnues par l’autorité présidentielle : leur
qualité d’universitaires, chercheurs et enseignants, le travail de vérité auquel ils sont appelés,
l’objectif de connaissance et de transmission qui leur est assigné, les moyens et pouvoirs qui
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leur sont alloués. L’expérience du traitement historien des archives et la maîtrise des savoirs
archivistiques sont communes à l’ensemble des membres dont les spécialisations portent sur la
recherche en histoire de l’État, sur la recherche en droit, sur l’étude des questions militaires
ainsi que des génocides au XXe siècle.
La Commission créée le 5 avril 2019 prend le nom, adopté collectivement par ses membres
et accepté par la Présidence de la République, de Commission de recherche sur les archives
françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994). Elle élabore sans
tarder le terrain archivistique de son étude en identifiant les fonds d’archives potentiels afin de
se donner un cadre élargi d’enquête. Elle conduit en parallèle une réflexion sur les archives
d’État et leur apport pour l’étude d’un tel sujet, permettant d’entrer au cœur des décisions tout
en se dégageant des reconstructions postérieures aux événements (même si les archives
possèdent elles aussi une histoire postérieure au passé qu’elles documentent).
Ces archives d’État auxquelles la Commission doit accéder ne sont pas communicables au
titre du code du patrimoine – elles ont moins de cinquante ans –, et certaines sont de surcroît
classifiées par le service producteur. La Commission dispose alors, pour les consulter en
totalité, de dérogations individuelles instruites par les services d’archives, et d’une habilitation
personnelle pour le « besoin d’en connaître » élaborée par le Secrétariat général de la Défense
et de la Sécurité nationale (SGDSN) dans le strict respect de la légalité. De fait, le travail en
archives de la Commission est strictement encadré par des procédures de protection des données
(salles de lecture spéciales, prise de note sur des ordinateurs durcis à l’exclusion d’autres
supports, utilisation d’un espace de travail numérique sur un réseau interministériel sécurisé).
Ces dispositions témoignent du haut degré d’accès aux archives qui est reconnu à la
Commission. Elles sont de nature à lui permettre de remplir sa mission en lui faisant accéder
concrètement à toutes les archives nécessaires – sous réserve qu’elles aient été versées. De plus
la Commission bénéficie de la grande compétence des archivistes spécialisés dans ces fonds et
de l’efficacité de celles et ceux qui reçoivent ses membres en salles de lecture spéciales. Les
centres et services d’archives sont mobilisés ; la Commission souhaite faire connaître ce soutien
aussi scrupuleux dans le respect des règles qu’efficace au quotidien. Ceci explique qu’elle a pu,
depuis les premiers jours de septembre 2019, réaliser plus de neuf cent séances de consultation1.
Ces dernières ont été stoppées le 13 mars 2020 par l’entrée dans le confinement dû à la crise
sanitaire du COVID 19, mais la Commission a continué de travailler individuellement et
collectivement, notamment en élaborant et adoptant cette Note intermédiaire.
La Commission engage sa seconde année d’activité au terme de laquelle sera remis au
Président de la République, en temps et en heure, son rapport. Celui-ci intégrera tous les
éléments de source permettant au citoyen de vérifier et de valider l’exposé de la recherche
demandée. Cette mise à disposition des preuves de l’enquête découle d’une autre prérogative
essentielle accordée à la Commission, celle de pouvoir solliciter auprès des administrations
toutes les reproductions et les déclassifications de documents d’archives qu’elle jugerait
nécessaire à son analyse. Ce pouvoir apporte la garantie d’un rigoureux travail de vérité qui est
attendu et dont la Commission mesure unanimement l’importance.
1
Voir le détail dans le développement de la Note, p. 24-25
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I. LE GENOCIDE DES TUTSI. UN OBJET DE RECHERCHE, UN ENJEU DE
VÉRITÉ
Cette Commission de recherche est chargée d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, cinq années au terme desquelles s’est produit le dernier génocide du XXe siècle. « En cent jours, cet événement tragique, que la communauté internationale n’a pas su empêcher, faisait près d’un million de victimes », écrit le Président de la République. Sa lettre de mission insiste sur le cadre chronologique de la recherche confiée à la Commission, définissant ces années 1990-1994 au Rwanda comme relevant d’une période pré-génocidaire suivie du génocide des Tutsi. Elle demande à la Commission de « consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises relatifs à la période pré-génocidaire et celle du génocide luimême », et « de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations ».
L’extermination des Tutsi, conduite entre avril et juillet 1994, est la réalisation d’une entreprise raciste de destruction d’un groupe identifié comme étant un ennemi ethnique. Son déclenchement suit l’attentat du 6 avril 1994 commis contre l’avion présidentiel rwandais qui entraîne la mort du président Juvénal Habyarimana et de son homologue du Burundi Cyprien Ntaryamira, ainsi que plusieurs personnalités rwandaises de haut rang et trois membres d’équipage de nationalité française. Dans la continuité de la propagande ethnocidaire d’un
groupe d’idéologues du « peuple majoritaire » (Hutu), le génocide est mis en œuvre par l’essentiel de l’appareil civil et militaire de l’État rwandais passé aux mains d’un « gouvernement intérimaire » extrémiste qui a succédé au régime d’Habyarimana, par les milices des partis politiques CDR et MRND formées à l’extermination des Tutsi, et par une population en grande partie gagnée à la haine génocidaire, notamment par l’action de radios appelant au meurtre. Ce génocide s’accompagne de crimes de masse perpétrés avec la même impunité contre les Hutu membres de l’opposition démocratique. Il entraîne d’importantes représailles et des massacres de masse commis par des unités combattantes du Front patriotique rwandais (FPR) victorieuses des milices et des Forces armées rwandaises (FAR), portant à ce titre un coup d’arrêt décisif au génocide.
Le génocide des Tutsi au Rwanda aurait pu être évité voire arrêté par un engagement résolu de la communauté internationale, à commencer par celui des Nations Unies dont l’un des textes fondateurs, adopté à l’unanimité le 9 décembre 1948, est la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Avéré et documenté dès le milieu du mois d’avril 1994, le génocide des Tutsi est ignoré des grandes puissances et du Conseil de sécurité. Le 8 avril
débutent des opérations militaires internationales aériennes et terrestres d’évacuation des
ressortissants. Toutefois, le 21 avril, le Conseil de sécurité décide, par la résolution 912 adoptée
à l’unanimité de ses membres, la réduction du nombre des Casques bleus à 270 hommes. Il
réaffirme son soutien aux accords de paix d’Arusha alors que le Rwanda sombre dans la guerre
civile et l’extermination des Tutsi. La Belgique ordonne unilatéralement le rapatriement de ses
8
unités militaires d’élite, colonne vertébrale de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance
au Rwanda (MINUAR).
Implicitement évoqué dans la résolution 918 du Conseil de sécurité du 17 mai autorisant
l’élargissement de la MINUAR, le génocide n’est reconnu par les Nations Unies que le 8 juin
suivant dans le cadre de la résolution 925 qui appuie l’élargissement. Cette résolution décide
de la prolongation de la MINUAR du 29 juillet au 9 décembre. La décision de renforcer la
MINUAR n’est pas suivie d’effet. La France décide d’intervenir seule, avec l’apport de
quelques États africains qu’elle a sollicités et équipés. Elle bénéficie pour ce faire, le 22 juin
1994, d’un mandat des Nations Unies lui accordant le bénéfice du chapitre VII2 pour son action
de maintien de la paix et d’arrêt des massacres (résolution 929). Elle intervient dans le cadre de
l’opération militaire Turquoise (22 juin-22 août 1994) alors que le « gouvernement intérimaire
rwandais » (GIR), qui ne peut s’opposer à l’offensive du FPR, se replie vers le Zaïre, entraînant
avec lui un exode massif de populations hutu rapidement exposées aux épidémies.
Avec l’opération Turquoise qui bénéficie du soutien de l’opinion, la France est la seule
puissance occidentale à agir. Le bilan de son intervention, notamment en matière médicale avec
l’envoi de la Bioforce des armées pour lutter contre le choléra qui décime les réfugiés, est réel.
Mais son engagement devient rapidement un sujet d’interrogation, voire d’accusation. Son
objectif humanitaire, revendiqué, est mis en doute, notamment par le Front patriotique rwandais
mais aussi sur la scène internationale, par des ONG ainsi que par des médias. La France est
soupçonnée d’être motivée par des raisons cachées (assistance au « gouvernement intérimaire »,
exfiltration des Forces armées rwandaises voire des milices hutu vers le Zaïre, opposition à la
victoire du FPR). Alors que l’opération Turquoise, à objectif humanitaire et sous mandat des
Nations Unies, se distingue fortement de la politique française jusque-là suivie au Rwanda, ses
détracteurs les confondent.
La France est présente au Rwanda depuis des années, militairement depuis 1975. D’octobre
1990 à décembre 1993, elle s’implique fortement dans le soutien militaire au régime de Juvénal
Habyarimana alors menacé par les offensives du Front patriotique rwandais venues d’Ouganda,
sa base arrière. Des compagnies d’élite sont envoyées auprès des Forces armées rwandaises
(opération Noroît octobre 1990-décembre 1993), d’autres assurent leur formation, ainsi que
celle de la garde présidentielle et de la gendarmerie rwandaise dans le cadre de DAMI
(Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction). Dans le même temps, la diplomatie
française incite fortement le régime qu’elle soutient à engager des négociations de paix et de
partage du pouvoir avec l’opposition politique intérieure et le FPR, des négociations qui
débouchent sur les accords d’Arusha (juillet 1992-août 1993). Dès l’attentat du 6 avril, l’armée
française organise, entre le 8 et le 14 avril 1994, l’opération Amaryllis chargée d’évacuer les
ressortissants français et européens ainsi que certains Rwandais, tutsi et hutu dont, pour ces
derniers, des proches du président Habyarimana.
De vives polémiques continuent, près de trente ans après les faits, d’entourer cette politique
passée de la France. Elles engendrent des conflits publics violents qui pour certains sont portés
au tribunal. Elles sont loin de se limiter au domaine français. Des mises en accusation comme
des entreprises de minimisation voire de négation du génocide sont observables en Europe et
Amérique du Nord. Certains en Afrique, et d’abord au Rwanda, accusent les autorités françaises
de soutien aux forces génocidaires et au régime qui les a armées. D’autres récusent l’idée même
de questionner le rôle et l’engagement français. En France, les autorités éprouvent des
difficultés à exprimer une position claire qui implique d’honorer les victimes et de désigner les
2
Le Chapitre VII autorise des « Actions en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression »
qui peuvent aller jusqu’à l’engagement armé des forces placées sous mandat des Nations Unies par le Conseil de
sécurité.
9
bourreaux. Des voix tentent d’opposer un « génocide » des Hutu, venant qualifier massacres et
représailles commis contre ces derniers, au génocide des Tutsi bien réel, amenant les conflits
politiques et mémoriels à s’aviver encore. Les modalités de la présence française au Rwanda
durant les années 1990-1994 sont par ailleurs régulièrement réexaminées et remises en cause.
C’est dans ce contexte heurté que tentent de progresser les recherches académiques. Tout ceci
se déroule dans un climat de suspicion généralisée où les paroles de vérité et de raison ont du
mal à être entendues.
Des initiatives officielles s’emploient à favoriser la recherche de la vérité. La première
initiative est parlementaire avec les travaux de la Mission d’information parlementaire de 1998
(Mission Quilès). S’ensuit le voyage présidentiel de Nicolas Sarkozy à Kigali le 25 février 2010.
Une déclassification d’archives d’État est demandée par François Hollande le 7 avril 2015. Le
président Emmanuel Macron est à l’initiative de nouvelles rencontres d’État dont celle, déjà
mentionnée, du 24 mai 2018 avec le président du Rwanda, Paul Kagame. Les annonces du 5
avril 2019 convergent sur un objectif de connaissance et offrent à la recherche de la vérité de
nouveaux moyens dont la création de la Commission d’historiens et de chercheurs. Sur de tels
sujets où les traumatismes, les conflits, demeurent considérables, l’établissement de la vérité
joue un rôle éminent.
La vérité n’est toutefois pas une simple affirmation, elle se construit à travers une démarche
de connaissance qui s’oblige à la transparence de sa méthodologie et de ses pratiques. C’est
l’objet de cette Note intermédiaire qui, à mi-chemin du travail effectué par la Commission de
recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994),
ne souhaite pas encore formuler de conclusions, même partielles, sur le fond. Il conviendra
d’attendre la remise de son rapport dans les premiers jours d’avril 2021. En revanche, elle doit
dès à présent expliciter la manière dont elle travaille, quelles méthodes elle se donne, quelle
conscience elle possède de sa mission.
La Commission instituée par la lettre présidentielle est une équipe de recherche. Elle
n’intervient pas en tant que juge ou procureur. Le savoir qu’elle produit obéit à des règles
méthodologiques et éthiques claires parmi lesquelles l’opération de définition de l’objet de
recherche, l’ambition de traiter d’une documentation exhaustive et historicisée, le souci
d’établir les faits aux fins de les comprendre, le respect de la complexité des situations et de la
solidarité des événements. Elles comprennent aussi l’exigence d’analyser des décisions et des
responsabilités au regard des informations disponibles à l’époque, et le choix d’écarter
l’anachronisme consistant à interpréter une réalité passée avec les normes du présent ainsi que
le déterminisme visant à charger a priori les acteurs d’intentions idéologiques.
Cette méthodologie de la recherche et cette éthique professionnelle revendiquée ont comme
finalité de parvenir à des réponses claires aux questions que posent les Français et les Rwandais,
en premier lieu les survivants, celles et ceux qui portent très directement le poids de la mort
génocidaire et de la disparition programmée de tout un peuple. D’autres réponses prendront la
forme de propositions et d’outils relatifs aux usages pédagogiques, mémoriels et symboliques
des savoirs élaborés par la recherche, ainsi que le préconise la lettre de mission du 5 avril 2019.
La mémoire du génocide des Tutsi a pour ambition d’être inscrite dans la mémoire nationale,
tandis que les travaux de la Commission doivent contribuer à l’hommage aux victimes et aux
rescapés, comme le demande la lettre présidentielle.
Comment étudier un génocide ? Le génocide est la pire des catastrophes de l’humanité, que
rien ne peut justifier. Il résulte de la décision, de la préparation et de la réalisation d’une mise à
mort complète d’une partie de l’humanité, destruction niée, qui plus est, par ses perpétrateurs
qui ne renoncent jamais à leurs ambitions criminelles. Du fait de l’intention et de la planification
destructrices dont il procède, de l’abandon généralisé des victimes par le reste du monde, du
négationnisme qui promeut l’impunité et maintient la terreur génocidaire, de l’incrédulité ou de
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l’indifférence qui empêche toute reconstruction des victimes et examen de conscience du reste
du monde, le génocide est un gouffre dont le monde ne sort pas indemne. L’humanité se trouve
souvent incapable d’en tirer les enseignements, de s’engager à le prévenir et à le réprimer, et ce
en dépit des déclarations et traités internationaux, des moyens judiciaires, des programmes
éducatifs, des engagements intellectuels, des volontés politiques et des obligations morales.
La décision du Président de la République, l’étude confiée à une Commission se définissant
exclusivement par l’exigence de la recherche et le rapport qu’elle devra remettre visent à
permettre une réflexion aussi approfondie qu’apaisée sur le génocide des Tutsi. Si l’humanité
n’a pas été capable de s’opposer à ce génocide qui pouvait être évité, du moins est-elle fondée
aujourd’hui à tirer toutes les conclusions de ces événements, sur la base des travaux des équipes
de recherche qui apportent les conditions de l’apaisement et de la profondeur. Les victimes
n’ont pu être sauvées. Ce qu’elles ont été, la vie qu’elles ont menée avant le génocide, leur
mémoire et leurs paroles, doivent survivre. Cela n’est envisageable que si de telles entreprises
de savoir existent et si leurs analyses sont rendues publiques. Rien ne pourra effacer un génocide
que le droit qualifie de crime imprescriptible. Comprendre ce que signifient les sorties de
génocide, conserver les enseignements que le monde doit en tirer, sont une obligation. Agir
ainsi, c’est tenter d’atténuer la souffrance, dépasser le remords, et entrer dans la voie de la vérité
et de la conscience. La Commission fait siennes de telles perspectives d’avenir.
11
II. LA COMMISSION DE RECHERCHE
La confiance dans les travaux de la Commission est fondée sur l’expression de la
transparence de son fonctionnement. C’est la raison pour laquelle cette Note à mi-parcours
explicite et partage les dimensions méthodologiques et éthiques de son travail. Elle précise ses
objectifs, son calendrier et détaille les moyens que la Commission a demandés et obtenus.
L’objectif de la Commission est la connaissance, et sa priorité est l’accès aux sources
archivistiques de l’État français qui lui sont ouvertes en totalité. Elle dispose de pouvoirs
étendus et agit en pleine indépendance.
A. La création de la Commission de recherche
1. Une Commission scientifique et la responsabilité de transmettre
Cette « commission de chercheuses et de chercheurs » est instituée par le Président de la
République. Des précédents avaient montré l’intérêt du choix d’une commission scientifique
sur de tels sujets. Les décisions du 5 avril sont précédées des déclarations d’Emmanuel Macron
saluant3 le Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse4 remis aux deux ministres de l’Education nationale et de
l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, et que mentionne la lettre de
mission. Les annonces rendues publiques par le communiqué de la Présidence de la République
du 5 avril témoignent d’une volonté affirmée de fixer des objectifs de connaissance et de
transmission de la connaissance sur un sujet très polémique – lequel ne peut précisément sortir
des conflits que par un travail de vérité auquel tous les moyens nécessaires sont donnés. La
volonté présidentielle s’illustre concrètement à travers les moyens accordés à la Commission.
Sur un passé récent – moins de trente ans –, très controversé et de forte charge symbolique, une
large équipe de chercheurs accède en totalité à des archives non communicables et, pour un
certain nombre d’entre elles, classifiées.
L’exigence historique et le respect des victimes place la Commission de recherche sur les
archives relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) dans une obligation de
résultats. Elle doit montrer sa capacité d’approfondissement de la connaissance sur le génocide
des Tutsi et de compréhension des processus génocidaires sur le long terme. La production de
savoirs est nécessaire afin de démontrer l’importance de la recherche face aux impensables que
sont les génocides et les crimes de masse. La Commission a aussi pour mission de permettre
3
« La mémoire des génocides, c'est ce travail et c'est avant tout, toujours, inlassablement, le travail des historiens
et des citoyens. Je salue à ce titre le travail [de la Mission d’étude]. Les historiens et les citoyens sont les premiers
acteurs de ce combat que vous avez livré, et que nous continuerons à livrer à vos côtés. Et la responsabilité de
l'État français est en effet, de s'assurer qu'en toute indépendance, pour qu'émerge une vérité, celle évidemment des
témoins lorsqu'ils existent encore pour certains génocides, la vérité historiographique puisse émerger, être
respectée, être reconnue, être étudiée, apprise, partout enseignée, pour que jamais la négation ne redevienne une
possibilité. […] C'est plus que jamais essentiel au moment où la violence de l'histoire réapparaît, où des génocides
sont à nouveau commis ou les crimes contre des civils, des enfants, des personnels humanitaires, des journalistes,
sont sans équivalent dans notre histoire récente. » (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/02/05/dinerannuel-du-conseil-de-coordination-des-organisations-armeniennes-de-france-ccaf).
4
CNRS Éditions, 2018.
12
que « le génocide des Tutsi prenne toute sa place dans notre mémoire collective », selon les
mots du Président de la République qui fait sienne ici la notion de mémoire collective fondée
sur l’adhésion à la connaissance la plus avancée. A cet égard, la Commission doit, toujours
selon sa lettre de mission, fournir à l’enseignement un savoir accessible et communicable, et
cela d’autant mieux qu’est annoncée dans cette lettre l’inscription du génocide des Tutsi au
programme des classes de Terminale5.
La recherche est en effet un outil scientifique reconnu qui permet, comme il est écrit,
l’approfondissement de la connaissance et la compréhension de ces réalités qui dépassent
l’entendement humain et qu’il convient, pour cette raison précise, de documenter, d’étudier et
d’analyser. L’enseignement du génocide des Tutsi aux jeunes générations n’a pas pour fin de
plonger les élèves dans un état de sidération face à cette « entreprise terrifiante de destruction
humaine » qu’évoque la lettre de mission, mais bien de leur permettre de la comprendre et
d’interroger, par exemple, les raisons pour lesquelles la communauté internationale n’a pas
empêché sa réalisation. Cet enseignement, qui rejoint en France celui du génocide des
Arméniens de l’Empire ottoman et celui des Juifs et des Tziganes d’Europe, doit renforcer,
comme il est écrit dans la lettre présidentielle, l’éducation à la vigilance des jeunes générations,
c’est-à-dire leur esprit critique et leur sens des valeurs morales.
Une dernière recommandation est avancée dans la lettre de mission, celle de contribuer à
« une meilleure prise en compte de la douleur des victimes et des aspirations des rescapés ».
Elle signifie qu’est reconnu le fait que le savoir issu de la recherche et l’enseignement montre
une capacité à réparer les souffrances individuelles et collectives. La vérité possède une faculté
réparatrice, de résilience.
2. Des responsabilités méthodologiques et éthiques
Stimulée par les études de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, celles de la Première
Guerre mondiale et du génocide des Arméniens, la connaissance du génocide des Tutsi au
Rwanda repose sur de solides travaux scientifiques et des enquêtes journalistiques de qualité,
auxquels s’ajoutent des rapports issus des missions d’information et commissions d’enquête.
Ces dernières existent aussi sous des formes judiciaires, à commencer par les instructions
lancées dans le cadre du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) créé le 8 novembre
1994 par le Conseil de sécurité des Nations Unies (résolution 955) pour juger les personnes
présumées coupables d’actes de génocides et de violations graves du droit international
humanitaire commis sur le territoire du Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Des
instructions comparables sont conduites par des États nationaux, dont la France avec le pôle
crimes contre l’humanité du Tribunal de Grande Instance de Paris. Des enquêtes indépendantes
émanent des Nations Unies (Rapport Carlsson, 19996), de l’Organisation de l’Unité Africaine
(20007), des organisations internationales de droits de l’homme, des commissions d’enquête
citoyenne (dont celle de la France en mars 2004), des Parlements nationaux dont le Sénat belge
(1997) et l’Assemblée nationale française (1998).
La Mission d’information parlementaire est une étape importante dans l’effort national de
connaissance sur l’action de la France au Rwanda. Créée le 3 mars 1998 par la Commission de
la Défense nationale et des Forces armées – à laquelle s’est associée la Commission des Affaires
5
Voir les nouveaux programmes de lycée d’histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques.
Rapport de la Commission d'enquête indépendante sur les actions des Nations Unies lors du génocide au Rwanda,
15 décembre 1999.
7
Rwanda, le génocide qu’on aurait pu stopper, Rapport du groupe international d’éminentes personnalités
chargées d’enquêter sur le génocide de 1994 au Rwanda et ses conséquences, juillet 2000.
6
13
étrangères le 11 mars suivant –, elle a été constituée sur la base de la parité entre les deux
commissions8. L’accès aux archives publiques lui a été largement ouvert par le biais de
« cellules Rwanda » installées dans les ministères concernés (Affaires étrangères, Défense9 et
Coopération) et de nombreuses auditions ont été conduites.
En dépit de la qualité des informations recueillies et restituées dans les volumes annexes du Rapport déposé le 15 décembre 1998 et de sa volonté propre, la Mission présidée par Paul Quilès n’a pas été en mesure de traiter la totalité de la documentation produite.
Elle a fait date cependant par l’ampleur du travail mené et la rapidité avec laquelle, quatre ans seulement après l’événement, la représentation nationale s’est saisie d’une politique française controversée en France et dans le monde et en a approfondi considérablement la compréhension. Les missions confiées aujourd’hui à la Commission de recherche impliquent qu’elle ait la capacité d’assumer l’objet de recherche qui lui est confiée et de produire un savoir fondamental.
Elle y travaille et s’estime en mesure de présenter les résultats de sa recherche en heure et temps
voulus, et de faire des propositions en termes d’usages pédagogiques, politiques et sociaux de
la connaissance. Pour réussir à passer à l’étape de la mémoire commune et de l’enseignement
public, il faut s’être donné le temps qu’exige la fabrique de savoirs fondamentaux. Car la
recherche aboutit à des savoirs complexes comme le sont les réalités étudiées, elle ne fournit
pas de réponses univoques, elle privilégie l’explication et récuse la dénonciation. Elle est
souvent décevante pour celles et ceux qui espèrent en des jugements définitifs. Elle relève d’un
travail en cours qui ne peut clore un sujet quand bien même ses résultats seraient très avancés.
Toutefois la recherche peut aider à surmonter la déception qu’elle est susceptible
d’engendrer face aux attentes qu’elle suscite. Trois conditions sont requises à cette fin. D’une
part, il est nécessaire qu’elle expose, parallèlement à ses résultats, sa méthodologie et les limites
de son enquête. De l’autre, elle doit s’efforcer à la synthèse et tendre à la clarté de l’exposition.
Enfin, elle est invitée à réunir et rendre publique la documentation qui a fondé son enquête et
ses résultats, afin que le citoyen, lecteur du rapport final, puisse accéder aux sources de la
démonstration. Les moyens accordés à la Commission permettent de surcroît que la description
de la totalité des corpus documentaires étudiés puisse être mise à disposition du public.
3. Des objectifs, un calendrier, des moyens
La lettre de mission assigne à la Commission des objectifs précis, inscrits dans une réflexion
sur la force du savoir face à des passés tragiques. Le Président de la République confie à la
Commission un double travail de recherche. Il lui faut, d’une part, effectuer l’étude exhaustive
des fonds d’archives françaises relatifs à la période pré-génocidaire et celle du génocide luimême et, d’autre part, en proposer une analyse à plusieurs niveaux, sur les sources elles-mêmes,
sur l’objet étudié – « le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de cette période,
en tenant compte du rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période » –, contribuant
en cela « au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi,
profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement ».
La Commission a donc la responsabilité de conduire un dépouillement de l’ensemble des
archives relatives à son sujet et à une période définie par la préparation et la réalisation du
génocide des Tutsi. Les implications de cette mission sont détaillées au point suivant. Le
caractère exhaustif de l’opération de dépouillement est à souligner. Elle doit être de nature à
rassurer le savant ou le citoyen destinataires des travaux de la Commission sur la solidité de
8
Chacune d’elles a désigné vingt de ses membres pour participer aux travaux de la Mission, dix comme titulaires
et dix autres comme suppléants.
9
Devenu le ministère des Armées depuis le 21 juin 2017.
14
l’enquête sur laquelle se fonde son analyse. En d’autres termes, l’exhaustivité demandée
implique de ne pas laisser dans l’ombre de fonds d’archives qui n’auraient pas fait l’objet d’un
dépouillement, et dont la méconnaissance serait susceptible de remettre en cause les
conclusions de la Commission par les informations qui s’y trouveraient. La Commission est
donc appelée à opérer des enquêtes archivistiques afin de construire cette exhaustivité en
identifiant, notamment, les fonds manquants ou les archives d’institutions dont on ne pouvait
imaginer leur intervention dans le dossier.
Les attentes placées dans le rapport de la Commission renvoient aux principales opérations
de la recherche en histoire et en sciences sociales, à savoir statuer sur la valeur et le contenu des
sources, répondre à la question de connaissance posée, réfléchir à la portée du savoir ainsi
élaboré tant sur le plan de la recherche que sur celui des impacts sociaux (« en vue d’une
compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la
mémoire collective, notamment par les jeunes générations »). Le rapport commandé par la
puissance publique se veut en conséquence une production de niveau scientifique aussi bien
qu’une restitution de travaux pour la société à laquelle il est simultanément destiné10. Les
savoirs issus de la recherche scientifique et les questions intéressant la société ne sont en rien
contradictoires, surtout en sciences sociales et humaines où ils se présentent souvent comme
nécessaires l’un à l’autre. C’est en tout cas la conviction partagée par les membres de la
Commission de recherche. Ils s’appuient en cela sur l’exemple de la Mission d’étude en France
sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, elle-même mentionnée
dans la lettre présidentielle.
Un calendrier précis est prescrit à la Commission. Son rapport doit être achevé dans un délai
de deux ans, soit dans les jours précédant la date anniversaire de la 27e commémoration du
génocide des Tutsi au Rwanda. Compte tenu du temps de mise en œuvre d’un dispositif de
recherche innovant, n’ayant pu de surcroît, pour des raisons qu’il appartiendra d’examiner à
l’avenir, profiter de l’infrastructure d’un laboratoire de recherche contrairement à la Mission
d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, les
deux années d’existence représentent une durée très contrainte. Elle exige une organisation
rigoureuse et des chercheurs disponibles, en nombre et scrupuleusement coordonnés.
Les moyens alloués à la Commission facilitent incontestablement sa mission. Une
habilitation d’accès aux archives classifiées est accordée à chacun de ses membres qui dispose
en outre, de dérogations individuelles au regard des délais de communicabilité du code du
patrimoine11. Cette double prérogative permet à la Commission d’accéder à tous les ensembles
d’archives, ceux des institutions dont la lettre de mission dresse la liste comme les fonds
identifiés par les enquêtes archivistiques. Concrètement, l’intégralité des cartons d’archives est
communiquée aux chercheurs de la Commission, sans communication partielle comme dans le
cas des dérogations d’articles contenant du classifié.
Conformément à la lettre de mission, les besoins matériels et financiers de la Commission
sont assurés par les trois ministères mentionnés, ceux des Armées, de l’Europe et des Affaires
étrangères, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation ainsi que celui de
l’Education nationale et de la Jeunesse, et par la Sous-direction du la protection et de la sécurité
10
Le Président de la République s’est engagé sur sa vocation publique dans la lettre de mission et la Commission
a renforcé cette perspective en obtenant un accord de publication d’un grand éditeur réputé pour ses ouvrages
scientifiques, Armand Colin. Le prix de vente de l’ouvrage sera volontairement réduit. Le texte du rapport sera
accessible simultanément sur le site de la Documentation française.
11
Pour l’essentiel des archives relatives au Rwanda de la période 1990-1994, les délais de communicabilité sont
de 50 ans (art. L213-2 : « 3° Cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus
dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux
intérêts fondamentaux de l'État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'État, à la sécurité
publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée […]. »).
15
de la défense nationale du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN)
dépendant du Premier ministre. A cela s’ajoute l’aide substantielle des services d’archives des
différentes institutions concernées, Centre des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine,
Centre des Archives diplomatiques de La Courneuve, Service historique de la Défense au
Château de Vincennes, Service des archives de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure
pour commencer. Le détail de ces moyens est précisé plus loin.
4. Une priorité donnée aux archives et ses implications
L’une des grandes spécificités du dispositif de recherche que constitue la Commission réside
dans sa relation aux archives, associée à une réflexion globale sur les sources. Tout projet de
recherche en histoire et en sciences sociales suppose des sources identifiées et les archives
publiques, dans bien des cas, sont requises. Elles contribuent à crédibiliser une étude
scientifique et elles apparaissent, par convention, en tête du tableau des sources qui
l’accompagne obligatoirement. L’importance des archives découle aussi du fait que le travail
de recherche de la Commission, puisqu’il porte sur l’analyse du rôle et de l’engagement de la
France, concerne de ce fait l’ensemble des pouvoirs politiques, administratifs, diplomatiques et
militaires ainsi que leur action entre 1990 et 1994, ce qui a conduit à octroyer à la Commission
des facilités exceptionnelles – bien que strictement encadrées par des procédures légales –
d’accès à tous les fonds susceptibles de l’intéresser. Une réflexion est à l’œuvre et il convient
d’en donner les principales lignes.
Travaillant sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda durant le génocide et pendant
la période pré-génocidaire, les historiens et les chercheurs en sciences sociales n’ignorent rien
du poids et de la permanence des conflits idéologiques, politiques et mémoriels. Cette situation
exige en premier lieu une bonne connaissance de ce contexte ainsi qu’une approche
historiographique résolue afin d’en dominer les effets puissants sur la recherche. Un travail
important a été réalisé, tant en termes d’analyse et d’interprétation qu’au regard de la découverte
et de l’édition de documents de première main. La bibliothèque de recherche qu’ils constituent,
et qui sera rétrocédée à l’achèvement du rapport, leur donne une vue globale et précise des
débats et des conflits. Les étudier scientifiquement est un moyen d’engager de nouvelles
recherches porteuses de sens, proches des normes de vérité que l’on reconnaît collectivement.
L’accès aux archives permet de dépasser ces controverses et ces conflits qui sont utiles pour
la recherche mais peuvent finir aussi par faire écran aux réalités étudiées. L’archive livre une
sorte d’état initial d’événements qui conserveraient des formes de véracité non encore affectées,
décisives pour leur connaissance et leur compréhension. Les documents qui sont produits de
manière réglementaire, méthodique et systématique par les institutions au moment même de
l’action avant d’être transformés en séries d’archives, elles-mêmes constituées et conservées de
façon régulée, offrent un fondement solide à la recherche historienne puisque ces archives
demeurent « au vif de l’histoire ». Elles sont constituées à un moment où l’on ignore la suite
des événements, et pour cette raison permettent des progrès de connaissance dans
l’établissement précis des faits, des décisions et des enchaînements de causes, d’effets et de
responsabilités. Pour tirer le meilleur parti de ces archives, il est toutefois indispensable de
traiter d’un large spectre de documents et d’éviter la focalisation sur des pièces sorties de leur
contexte historique ou de leur série archivistique. La Commission dispose de la possibilité de
dépouiller des séries de documents aussi complètes et larges que nécessaire et elle s’emploie à
en tirer le meilleur parti, sous réserve de leur existence. L’exhaustivité requise trouve ici une
nouvelle nécessité pour faire surgir la vérité recherchée.
La Commission a le pouvoir d’accéder à la totalité des sources archivistiques et de les traiter dans le cadre de sa recherche. La vision qui tiendrait les archives d’État comme « interdites »
16
parce que détentrices des secrets les plus inavouables est infirmée. S’il peut exister des fonds d’une importance particulière, ceux-ci nécessitent toujours pour leur exploitation un travail en profondeur d’analyse et de confrontation avec d’autres ensembles archivistiques.
Le principe
de la révélation soudaine est un leurre. Loin de tout fétichisme de l’archive, attachée au
traitement de séries entières et à la constitution de corpus primaires, soucieuse de rechercher
les fonds manquants, la Commission documente aussi, en vérifiant leur origine et leur
authenticité, les gisements d’archives déjà collectées et publiées, notamment dans les rapports
existants sur le sujet, et rapproche l’ensemble de la matière archivistique de la documentation
imprimée. Son rapport présentera à cette fin un état général des sources.
Le rapport proposera aussi la reproduction de nombreuses sources, issues en premier lieu
des archives d’État nécessaires à la compréhension du rôle et de l’engagement de la France au
Rwanda. Leur publication est nécessaire pour la transparence de la démonstration et concourt à
l’idée que l’archive, en assumant une fonction de preuve, facilite la confiance du citoyen
accédant au rapport.
5. Une commission de recherche aux pouvoirs étendus et à l’indépendance garantie
La Commission bénéficie de moyens et de pouvoirs étendus en matière d’investigation
archivistique. Ces pouvoirs lui donnent les meilleures garanties pour l’exercice de sa mission
qu’elle conduit en toute indépendance. D’avoir été voulue et créée par le Président de la
République n’implique pas qu’elle dépende de son autorité. Seule s’impose à elle la réalisation
des objectifs demandés dans les formes et les délais prescrits. Consubstantielle au principe
même de recherche scientifique telle que l’a souhaité la Présidence de la République,
l’indépendance de la Commission est affirmée. Elle se mesure concrètement :
-au choix souverain de ses membres par son président sur la base d’une définition des profils
de chercheurs ;
-à l’absence d’instructions ou de recommandations sur le fond de la part de l’autorité
politique ;
-à sa liberté d’expression dans l’espace public et à sa faculté de s’exprimer publiquement en
cas de difficulté majeure ;
-au fait d’un budget de fonctionnement lui assurant une autonomie matérielle et qui est géré
indépendamment de la Présidence de la République ;
-à son installation dans des locaux indépendants mis à disposition par le ministère des
Armées (cinq bureaux dont une salle de réunion et une salle pour les postes informatiques du
réseau interministériel sécurisé) ;
-à la disposition d’un espace de stockage et de travail hébergé sur ce réseau, la Commission
étant en mesure de contrôler tous les accès à ses fichiers ;
-au pouvoir de requérir toutes les déclassifications de documents – « confidentiel défense »,
« secret défense » et « très secret conseil » s’il y a lieu –, qu’elle estime nécessaires à son travail
et à la production du rapport.
Ce pouvoir de choix en matière de déclassification, reconnu à une équipe de chercheurs,
introduit une différence majeure avec des situations antérieures, tant en France qu’en Belgique
ou aux États-Unis, où les déclassifications ont été faites à l’initiative d’exécutifs, d’assemblées
ou de services producteurs. Le choix de la Commission ne préjuge pas toutefois de la décision
en matière de déclassification des services producteurs. Il importera à la Commission
d’expliquer que ses choix en la matière procèdent de son travail de connaissance et de
17
compréhension du sujet qui lui est confié. Cette prérogative est constitutive de sa mission et, si
elle n’était pas assurée, la Commission ne pourrait poursuivre ses travaux.
B. La constitution de la Commission de recherche.
Opérationnelle et formée dès la publication de la lettre présidentielle de mission, la
Commission de recherche a pu procéder à son installation et la définition de son intitulé, avant
de percevoir ses dotations, de bâtir son administration interne et d’organiser sa relation avec les
tutelles.
1. La composition de la Commission
Annoncée le 5 avril simultanément à la lettre présidentielle, publiée dans son format définitif
sur le site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères12 ; la composition de la
Commission résulte de l’objet de recherche qui lui est confié, de l’évaluation des volumes
d’archives à dépouiller et du calendrier contraint pour remettre un rapport qui devra refermer
une crise mémorielle, nationale et morale de près de trente ans. D’un commun accord entre son
président qui a procédé à cette composition et la Présidence de la République, il est décidé de
valoriser les compétences archivistiques et juridiques de la Commission, de faire une place aux
jeunes générations, d’y associer les professeurs de l’enseignement secondaire toujours en lien
avec la recherche. La parité y est strictement respectée, l’expérience de recherche est commune
à tous les membres, la diversité des profils est assumée, et les compétences nécessaires à
l’enquête sont réunies. Celles-ci découlent de l’objectif, des sources et des moyens que définit
la lettre présidentielle centrée sur l’étude du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda
pendant le génocide (1994) et durant la période pré-génocidaire (1990-1993). La définition de
cet objet de recherche est articulée sur un dépouillement systématique et exhaustif de toutes les
archives, une liberté d’accès complète à ces fonds et la capacité d’action pour rechercher et
retrouver des documents disparus ou manquants. Cette enquête scientifique sur un passé défini
vise à produire des effets positifs sur le présent en espérant dans les vertus pacificatrices et
réconciliatrices de la vérité démontrée et transmise. Telle est la commande du Président de la
République adressée à la Commission.
En conséquence, les compétences réunies par ses membres portent sur l’histoire des
institutions de l’État et de la République en matière diplomatique et militaire notamment, sur la
connaissance des génocides et des crimes de masse, sur la compréhension des phénomènes
mémoriels et des processus de justice. Le lien ayant été fait par ailleurs dans la lettre
présidentielle avec la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse, plusieurs membres de la Commission en sont issus13 outre
son président. La nécessité de produire des ressources pédagogiques articulées sur les résultats
de la recherche justifie la présence de chercheurs à compétence pédagogique et de praticiens de
la pédagogie.
La Commission est composée de membres ayant une expérience diversifiée de la recherche
historique, du droit, des questions militaires et des institutions ainsi que des génocides au XXe
siècle. La Commission a voulu se donner la capacité de remplir sa mission de vérité. Le choix
12
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/rwanda/evenements/article/commission-de-recherche-sur-lesarchives-francaises-relatives-au-rwanda-et-au (Commission de recherche sur les archives françaises relatives au
Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994).
13
Isabelle Ernot, Raymond H. Kévorkian et Sandrine Weil,
18
de sa composition s’explique par le terrain de sa recherche, à savoir l’étude d’une politique
française en Afrique confrontée au fait génocidaire, étude reposant sur l’exploitation de
l’ensemble des archives existantes. Que ce sujet, centré sur la France, rencontre celui du
génocide des Tutsi, que la mobilisation des archives françaises puisse justifier une réflexion sur
les archives étrangères, sont des évidences, et nul ne les méconnait. Pour penser ces relations,
il convient d’établir leurs points d’origine, avec une recherche qui s’intéresse à l’État et à son
fonctionnement. Disposant de tels fondements, il devient alors possible de construire les ponts
nécessaires. L’inverse eût été possible. Mais la commande impose de respecter ce schéma.
2. L’installation et la dénomination de la Commission
La publication, simultanément à la lettre de mission, de la composition initiale de la
Commission, indique qu’elle est d’ores et déjà en situation de débuter ses travaux. De fait, elle
se réunit dès le 15 avril 2019 à Paris. Cette première séance de travail coïncide avec
l’installation officielle de la Commission dans des locaux des Archives nationales, rue des
Quatre-Fils, au CARAN. Tous les membres désignés sont réunis, en présence du représentant
du Président de la République, son conseiller Afrique au sein de la Cellule diplomatique de
l’Elysée, d’archivistes publics, ainsi que des responsables des ministères et organismes
concernés dont le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) qui
travaille à l’accès de la Commission aux archives classifiées dans le respect de la réglementation
d’État. Suit une série de rencontres afin d’approfondir le sujet, d’identifier les sources
archivistiques, de définir la méthodologie présidant à leur exploitation, d’organiser l’accès
matériel aussi bien que réglementaire aux fonds, de doter la Commission en matériel, locaux et
accréditations, de procéder aux affectations d’activité et aux décharges de service pour les
personnels de l’Éducation nationale. Ces réunions qui continuent de se tenir aux Archives
nationales accueillent également des archivistes dont les responsables des fonds Présidence de
la République et Premier ministre, ainsi que des conservateurs en mission. Les contacts avec
les services d’archives des Archives nationales et ceux dépendant de services producteurs
(Armées, Affaires étrangères et Coopération, Direction Générale de la Sécurité Extérieure)
s’établissent simultanément et de manière très fructueuse.
Les séances de travail d’avril à juillet 2019 assurent la mise en œuvre pratique de la
Commission depuis l’affectation des personnels jusqu’à leur habilitation aux documents
classifiés14. Elles aident en premier lieu à approfondir l’objet de recherche et à analyser
l’ensemble des institutions susceptibles d’avoir produit des archives dans le cadre des prises de
décisions, de leur application et exécution ainsi que du contrôle comme de l’expertise. Des
entretiens sont menés avec des spécialistes du sujet ainsi qu’avec des conservateurs en mission
dans certaines institutions clés15. Simultanément s’intensifient les contacts avec les trois centres
d’archives principaux. Ces derniers s’organisent à marche forcée pour assurer l’accueil de la
Commission, celui-ci étant prévu d’un commun accord pour les premiers jours de septembre
2019. Le principe qui prévaut dans l’organisation consiste à dégager le temps nécessaire à toutes
ces formalités et préparatifs afin que la Commission, dès lors qu’elle commence sa campagne
d’archives, soit pleinement opérationnelle et libérée des contraintes extérieures.
L’une des tâches de la Commission durant cette phase préparatoire est l’analyse méthodique
de la lettre de mission du Président de la République, afin d’en mesurer les objectifs, les enjeux
et les moyens alloués. Sur la base de cette lecture et d’un échange approfondi, la Commission
14
La procédure réglementaire a été observée. Au début du mois de septembre 2019, les quinze membres
disposaient de l’habilitation ainsi que des badges d’accès aux bureaux de la Commission.
15
La liste de l’ensemble des entretiens menés par la Commission sera communiquée dans le cadre du rapport.
19
choisit de s’intituler : « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au
Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) ». Une équipe scientifique étant par principe
indépendante, cet adjectif n’a pas été ajouté au titre. Chaque membre de la Commission n’a
accepté d’y participer que sous condition du respect entier de cette indépendance. La mention
des archives, dans son intitulé, ne concerne pas seulement le contenu qu’elles représentent (dans
ce cas, on aurait écrit « Commission de recherche dans les archives »), mais aussi leur existence
comme corpus documentaires dont l’histoire doit être impérativement interrogée. En effet, leurs
manques ou leurs silences éventuels appellent l’examen. Ces archives sont des ensembles
vivants. Elles sont le résultat – comme il a été mentionné – d’opérations de collecte, de
versement, de classement, de conservation, d’exploitation aussi, autant de données à intégrer
aux enquêtes archivistiques qui entrent dans le champ d’action de la Commission.
3. Les dotations
Pour son fonctionnement, la Commission bénéficie de différentes dotations qui
correspondent à ses besoins et n’entraînent pas d’inflation particulière de la dépense publique.
Ces dotations portent sur :
-des affectations d’activité pour des personnels de l’enseignement secondaire (David
Dominé-Cohn, Vincent Duclert, Erik Langlinay, Guillaume Pollack, auxquels s’ajoute, pour
l’année 2020-2021, Christelle Jouhanneau) et des décharges partielles ou totales pour des
professeurs de l’enseignement supérieur (Julie d’Andurain, Sylvie Humbert) ;
-un budget de fonctionnement de 300 000 euros16 dont la gestion est assurée, techniquement,
par la Délégation Ile-de-France du CNRS selon les normes comptables de l’établissement, et
avec un grand professionalisme. Les frais couverts portent sur la prise en charge des
déplacements et l’hébergement pour les membres de la Commission ne résidant pas à Paris ou
en Ile-de-France, les missions en région ou à l’étranger déjà réalisées et celles prévues durant
la seconde année d’exercice17, l’équipement en ordinateurs portables personnels pour le
traitement de la documentation hors services d’archives. Ce budget est destiné aussi à des
investissements, en particulier le financement des ouvrages et périodiques venant composer la
bibliothèque de la Commission qui sera rétrocédée à un centre de ressources une fois cette
dernière liquidée ;
-des locaux situés dans un bâtiment du ministère des Armées mutualisé pour différentes
administrations ;
-des mises à disposition de matériel informatique par le SGDSN compatible avec le réseau
interministériel sécurisé ;
Ajoutons à ces dotations de l’État celles qu’accordent individuellement et bénévolement les
membres qui ne bénéficient pas d’affectation d’activité (universitaires et professeurs à la retraite
ou sans emploi statutaire) et qui consacrent un temps très important aux tâches de la
Commission, sans contrepartie financière.
16
Ce montant correspond à la fourchette haute des budgets alloués par l’Agence nationale de la recherche (ANR)
aux programmes de recherche qu’elle valide et soutient. Il provient de fonds alloués par le ministère de
l’Enseignement supérieure, de la Recherche et de l’Innovation, du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
et du ministère des Armées.
17
Dont un déplacement prévu au Rwanda de toute la Commission au mois d’octobre 2020.
20
4. L’administration de la Commission
La Commission dispose de chargés de mission qui contribuent notamment à l’organisation
du travail. L’essentiel de l’activité se fait actuellement dans les centres d’archives et la
Commission se réunit à intervalles réguliers pour partager l’analyse des fonds d’archives traités,
échanger sur des hypothèses de travail, faire le point sur l’avancement de la recherche et
s’informer de la vie de l’équipe. Celle-ci est principalement animée par une liste de diffusion
et un espace de travail partagé pour les besoins de son administration, de la conservation des
archives courantes de fonctionnement et du stockage de la documentation publique
indispensable à la bonne compréhension des archives traitées.
La Commission est particulièrement sensibilisée à la protection de ses données recueillies
lors des séances d’archives : ces dernières ne quittent jamais l’espace de travail et de stockage
ouvert sur le réseau interministériel sécurisé et elles n’existent que dans ce système. Aucun
document papier n’est produit et les rares pièces matérielles sont conservées dans un coffrefort. Cette phase de confidentialité a pour but de respecter le statut de documents non
communicables et pour certains classifiés. Pour ces derniers, la Commission prend l’initiative
de solliciter leur déclassification tandis qu’elle choisit ceux qui feront l’objet de demande de
reproduction (dans le cadre des dérogations individuelles qui régissent l’accès aux fonds non
communicables par application du code du patrimoine). Le temps du secret précède ainsi celui
de la transparence due au public sur de tels sujets.
5. Contrôle et information
Equipe indépendante, la Commission de recherche n’a pas de tutelle administrative hors le
contrôle du CNRS pour son volet financier et celui du SGDSN qui veille à l’absence de
compromission des informations classifiées de la part des membres habilités. Son président
informe le représentant du Président de la République18 des décisions de la Commission qu’il
estime devoir être communiquées. Une confiance réciproque existe entre la Présidence de la
République et la Commission de recherche, impliquant pour la première de ne pas interférer
dans ses activités et de faciliter à l’inverse l’accès à tous les fonds d’archives identifiés, et pour
la seconde de s’en tenir au cahier des charges de la lettre de mission et de se conformer à
l’obligation d’exemplarité et de résultats qu’elle doit aux citoyens et à leur représentant élu. La
Commission souhaite en conclusion saluer la qualité des conditions matérielles et immatérielles
qui soutiennent son travail et rendent possible cette recherche.
18
Le conseiller Afrique de la Présidence de la République, M. Franck Paris.
21
III. DES QUESTIONS ARCHIVISTIQUES ET DES METHODES DE
RECHERCHE
La Commission de recherche est organisée de façon à atteindre de la façon la plus efficace
ses deux objectifs que sont la recherche en archives et l’élaboration d’un rapport final. Compte
tenu du caractère non communicable des archives et, pour certaines, de leur classification, des
règles et des procédures précises ont été établies conjointement aux dispositifs d’accueil et de
lecture dans les centres d’archives concernés. Ceux-ci font profiter les membres de la
Commission du haut degré de professionnalisme de leur personnel. L’organisation de la
campagne d’archives a permis d’achever une première phase de dépouillement portant sur les
séries principales afin d’entrer dans une seconde phase d’investigation plus qualitative.
A. L’organisation de la Commission et le travail en archives
1. L’accès aux archives, les règles de traitement, l’exploitation des données
Non communicables et pour certaines de surcroît classifiées par l’apposition d’un timbre
« confidentiel défense » (ou plus rarement « secret défense » ou encore « très secret conseil »),
les archives nécessaires à la réalisation de la mission de recherche commandée par le Président
de la République sont accessibles aux quinze membres de la Commission qui disposent de
dérogations individuelles ouvrant tous les fonds non communicables et d’une habilitation
autorisant la consultation des documents classifiés. L’habilitation se fonde sur « le besoin d’en
connaître », soit « la nécessité impérieuse, évaluée par l’autorité hiérarchique, d’accéder à cette
information pour la bonne exécution d’une fonction ou d’une mission précise19 ».
L’association des deux prérogatives, dérogation et habilitation, permet très concrètement aux
membres de la Commission de consulter toutes les archives identifiées. La présence de
documents classifiés au sein des cartons d’archives n’aboutit pas à leur soustraction ou à leur
conditionnement dans des enveloppes scellées comme dans le cas des seules dérogations
accordées aux chercheurs. La mention de la classification est portée dans le dépouillement, mais
le document classifié est traité en pratique comme du non classifié grâce à l’habilitation des
membres de la Commission.
L’accès au document classifié impose des conditions de traitement des archives à même de
protéger le secret de ces documents. Aussi les membres de la Commission travaillent-ils au sein
des centres d’archives dans des salles de lecture distinctes de celles qui accueillent le public,
sous la supervision d’un personnel scientifique lui aussi habilité. La prise de note est effectuée,
à l’exclusion de tout autre support, sur des ordinateurs durcis qui ne possèdent aucune
connexion avec l’extérieur. À chaque fin de séance de consultation, les fichiers sont transférés
via un poste du réseau interministériel sécurisé sur l’espace de travail créé pour la Commission
de recherche. Chaque membre dispose d’un accès personnel codé à ce réseau.
19
Selon le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale
(http://www.sgdsn.gouv.fr/missions/proteger-le-secret-de-la-defense-et-de-la-securite-nationale/).
22
Ces procédures ont été créées par le Secrétariat général à la Défense et à la Sécurité nationale
(SGDSN) à la demande de la Présidence de la République. Dépendant du Premier ministre,
cette instance de contrôle et d’exécution est en relation avec le Secrétaire général du
Gouvernement pour des fonds spécifiques. Le SGDSN a déployé avec le ministère des Armées
des postes sécurisés équivalents dans les locaux de la Commission, permettant de consulter tous
les dépouillements déjà réalisés et les documents résultant des enquêtes archivistiques. Ces
équipements, installés avec une grande efficacité par des services que la Commission souhaite
vivement remercier, constituent des outils précieux dans l’optique de la rédaction du rapport.
En parallèle fonctionne un réseau informatique ouvert, mais les deux systèmes sont strictement
séparés, y compris physiquement, dans des bureaux distincts.
2. L’accueil des services d’archives, l’identification des fonds, la mise à disposition des
documents, la collaboration archivistique
Les centres d’archives qui accueillent actuellement les équipes de la Commission
concentrent le maximum de séries à dépouiller. Il s’agit du centre des Archives nationales de
Pierrefitte-sur-Seine (fonds présidentiels, fonds du Premier ministre, des ministères de la
Justice, de l’Intérieur, etc.), du centre des Archives diplomatiques de La Courneuve (fonds des
ministères des Affaires étrangères, de la Coopération, etc.), du Service historique de la Défense
au château de Vincennes (ministère de la Défense, État-major des Armées, SGDSN, etc.), et du
service des archives de la DGSE à Paris 20e. La Commission de recherche continuera à
fréquenter les centres susmentionnés et se déplacera, durant la seconde année, au centre des
archives diplomatiques et consulaires de Nantes, au service des archives économiques et
financières de Savigny-sur-Orge, au service des archives de l’Assemblée nationale qui conserve
les archives de la Mission d’information parlementaire ainsi que vers d’autres services dont
l’identification est en cours ou réalisée.
Les entretiens avec les équipes dirigeantes des centres et leurs personnels scientifiques en
vue de préparer l’arrivée de la Commission se révèlent toujours cordiaux et efficaces. L’accueil
régulier de ses membres est conforme aux directives énoncées par le Secrétariat général de la
Défense et de la Sécurité nationale et la Présidence de la République. Des instructions ont été
adressées aux centres d’archives et des règles de bonne conduite ont été édictées par la sousdirection du SGDSN. Les salles spéciales de lecture présentent tout le confort et l’équipement
attendus, et toutes les facilités sont accordées à la Commission dans le respect des règles
définies. Des plannings rigoureux permettent d’affecter à la salle de lecture spéciale les
personnels habilités nécessaires, tandis que les articles commandés sont aussitôt livrés ou même
disponibles dès le commencement des séances. Tant sur le plan des moyens matériels que des
ressources, l’installation pour dix-huit mois d’une Commission de recherche comme celle-ci a
exigé des investissements très importants pour tous les centres d’archives, à coûts et effectifs
constants. Ces efforts doivent être soulignés et signalés, tout particulièrement à l’exécutif.
L’accueil scientifique des centres d’archives distingue trois modalités. Dans un premier
temps, toute la Commission est reçue en formation plénière par l’équipe des centres, preuve de
l’intérêt porté à son travail. Cette réunion de préfiguration permet d’organiser le dépouillement
des inventaires et le repérage des fonds effectués par les archivistes. Leur attention se mesure à
toutes les étapes de l’accueil de la Commission et dans le quotidien de son travail. Il est vrai
que cette opération est une première, à cette échelle, pour les archivistes, particulièrement dans
ce format et sur un sujet complexe pour l’État. La Commission constate que les services
d’archives et leurs personnels apportent la meilleure des contributions et leur en est très
reconnaissante.
23
Dans son travail quotidien de dépouillement, la Commission bénéficie de l’expertise des
conservateurs et chargés d’étude documentaire présents en salle et qui peuvent répondre à des
questions archivistiques et organiques sur les ensembles dépouillés, notamment en termes
d’organigrammes et de fonctionnement des institutions dont ils sont d’excellents spécialistes.
Enfin, des bilans d’étape sont réalisés à intervalles réguliers avec les archivistes et offrent à la
Commission la possibilité de les solliciter pour des demandes complémentaires. La
collaboration archivistique des personnels scientifiques est également assurée pour l’histoire
critique des fonds relatifs au sujet traité, histoire que la Commission doit connaître très
précisément pour le bon accomplissement de sa recherche.
3. Un dispositif en groupes de travail : spécialisation et mutualisation
Au sein de la Commission se sont constituées des équipes par centres d’archives principaux,
soit Pierrefitte-sur-Seine, La Courneuve et Vincennes. Le principe de cette spécialisation réside
en ce qu’elle n’entrave pas la nécessaire compétence des membres sur l’ensemble des questions
et des fonds dont la Commission a la responsabilité. De fait, certains d’entre eux sont présents
sur deux sites (voire trois en ce qui concernent plusieurs membres), et les archives de la DGSE
ont été étudiées par la presque totalité de la Commission.
La mise en commun des dépouillements s’opère grâce à l’espace commun de travail sur le
réseau interministériel sécurisé, et dans le cadre de séances plénières dans les locaux de la
Commission en veillant scrupuleusement à en protéger le secret des délibérations. Mais comme
il l’a déjà été dit, cette phase de confidentialité encadre le travail de la Commission uniquement
dans la phase de traitement des archives classifiées. Le temps du rapport sera au contraire celui
du public et de la transparence de la recherche.
4. La campagne de dépouillement des archives. L’achèvement de la phase I
La Commission termine le dépouillement des grandes séries identifiées conjointement par
la Commission et les services d’archives, et mises à disposition de la première par les seconds.
Le confinement engendré par la crise sanitaire du COVID 19 a arrêté net les dépouillements
conduits sur site. Mais le travail sur beaucoup de ces séries est achevé ou en cours
d’achèvement. Un accès a été rendu possible dans les locaux de la Commission pour quelques
membres soumis à de strictes contraintes de présence, afin qu’ils puissent finaliser leurs fichiers
de lecture des fonds à partir des ordinateurs sécurisés. D’ores et déjà des dépouillements
nouveaux ont été lancés à partir des ressources en ligne comme celles des Nations Unies
(Conseil de sécurité, Secrétariat général, MINUAR I et II, TPIR).
Cette phase I a porté sur 909 séances de consultation20 dans quatre services d’archives :
Archives nationales (19 septembre 2019-10 mars 2020)
102 séances de consultation
Archives diplomatiques (18 septembre 2019-11 mars 2020)
378 séances
20
La Commission applique la nomenclature des Archives nationales définissant une séance de consultation comme
une demi-journée de travail en archives.
24
Service historique de la Défense (10 septembre 2019-13 mars 2020)
385 séances
Service des archives de la DGSE (28 février-13 mars 2020)
44 séances
5. La phase II de dépouillement des archives et les recherches complémentaires
Une deuxième phase de dépouillement d’archives concerne des demandes de compléments
aux fonds déjà traités et d’informations lorsque des lacunes sont identifiées dans les séries. Elle
porte en second lieu sur des séries non encore abordées dont celles des institutions repérées
dans le cadre de la recherche. Un état précis de cette deuxième phase sera présenté dans le
rapport. Ajoutons que la Commission s’est préoccupée dès son installation de ses propres
archives et de leur versement aux fonds présidentiels, accompagnée en cela et très efficacement
par l’archiviste en mission à la Présidence de la République.
Dans le même temps, des enquêtes archivistiques s’emploient à retrouver des archives
manquantes. Un bilan de ces recherches sera également dressé dans le rapport de la
Commission. Le confinement n’entrave pas la poursuite de ce travail fondé sur une série de
contacts, le dialogue maintenu avec les archivistes, et la réalisation d’organigrammes.
La Commission poursuit ses travaux et s’organise pour les achever dans les délais prescrits,
dans la claire conscience du caractère stratégique de l’étude des génocides pour mieux les
prévenir. Cette ambition souvent critiquée parce qu’apparemment illusoire n’est toutefois pas à
rejeter complètement dès lors que sont forgés et adoptés des cadres exigeants de recherche et
d’analyse. Elle signifie qu’il reste possible de documenter un effondrement humain avec un
maximum d’informations et en même temps de tracer les voies d’une réflexion approfondie
pour penser le passé aussi bien que le futur. Contribuant à cette ambition, la Commission a
élaboré de grandes orientations méthodologiques pour guider son travail.
B. Les grandes orientations méthodologiques
La lecture et l’exploitation historienne des sources archivistiques obéissent à des principes
d’éclairage historique et historiographique, de connaissance approfondie des fonds et de leur
histoire, d’élaboration de corpus documentaires larges, en vue de donner au futur rapport de la
Commission une assise méthodologique forte. Les ensembles documentaires que constituent
les archives d’État au sens large, regroupant la production des administrations, des assemblées,
des institutions de l’exécutif, etc. présentent par ailleurs une grande richesse pour apprécier au
plus juste le niveau de connaissance des acteurs et la pluralité des représentations à l’œuvre.
1. L’éclairage des acteurs, le dialogue avec les chercheurs
Dès sa mise en place lors de la réunion d’installation du 15 avril 2019, la Commission a
entrepris de rencontrer des historiens, chercheurs et experts associatifs. Ces rencontres
régulières se déroulent en formation plénière ou en groupes restreints. Elles se poursuivront
jusqu’au terme de la Commission. A son achèvement, la Commission estime qu’un échantillon
très représentatif des connaisseurs du sujet aura été entendu. La liste des rencontres sera
annexée au rapport de la Commission.
25
Ces rencontres ont plusieurs objectifs. Il s’agit d’une part d’approfondir la lecture que les
membres de la Commission font de la littérature scientifique et de la littérature plus militante
en se confrontant à leurs auteurs et en recueillant leurs conseils, avis et questionnements. La
rencontre avec des connaisseurs du sujet permet aussi de les interroger sur leur approche des
archives et de la documentation, sur l’existence de gisements qui auraient échappé aux
repérages archivistiques. Enfin, les relations professionnelles nouées lors de ces rencontres
dessinent un comité international de dialogue avec la Commission et jettent les bases d’un futur
réseau de chercheurs sur le génocide des Tutsi au Rwanda, qui n’existe pas à l’heure actuelle,
dont la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des
crimes de masse avait recommandé la création, et auquel contribuent aujourd’hui « la création
d’une chaire d’excellence dédiée à l’histoire du génocide des Tutsi et le lancement d’un appel
à projets de l’Agence nationale de la Recherche sur les génocides » annoncés par le Président
de la République le 5 avril 2019.
La Commission rencontre également d’anciens acteurs de la politique de la France au
Rwanda entre 1990 et 1994, celles et ceux qui l’ont explicitement demandé, celles et ceux dont
la compréhension des archives appelle ces rencontres, celles et ceux enfin pour qui la
Commission manque de documentation pour apprécier les actions. Il ne s’agit pas d’auditions,
mais d’entretiens devant éclairer le travail de dépouillement d’archives et d’enquête
archivistique. Les propos des anciens acteurs ne seront pas reproduits dans le rapport sauf
accord de la personne en cas de nécessité impérieuse, et dans ce cas avec une analyse critique
très précise du témoignage. De la même manière qu’avec les chercheurs, experts et spécialistes
de la mémoire, la liste des entretiens sera donnée en annexe du rapport. La Commission
s’applique à rencontrer de nombreux acteurs, tant au sommet des chaînes hiérarchiques qu’à la
base, sur le terrain.
2. La valeur des archives. Méthodologie historienne et exigence archivistique
Le traitement historien des archives exige au préalable, pour comprendre les documents
consultés et en faire le meilleur usage heuristique, une connaissance méthodique de leur statut
d’archives. Il faut envisager comme un ensemble la série qui résulte de l’activité d’une personne
physique ou morale, par exemple, pour celles que traite la Commission, les ensembles de
documents issus de l’activité des administrations, des autorités, des agents de l’État, des
responsables politiques. Il convient donc de connaître très précisément les institutions dont les
archives sont traitées et considérer qu’une série, qu’un fonds restituent au plus près leur
fonctionnement, des chaînes de commandement aux pratiques d’exécution. Les archives
produites par une entité physique ou morale constituent un extraordinaire reflet de son existence
régulière dans la mesure où, contrairement aux collections thématiques des bibliothèques et des
centres de documentation, les services d’archives collectent et conservent les documents selon
le producteur qui consigne parfois au jour le jour, avec une grande régularité, son activité. Un
cadre de classement ou un inventaire d’archives reproduit très exactement les organigrammes
des institutions, ceux-ci devenant essentiels à la compréhension et l’exploitation des documents
produits. Les archivistes des fonds publics (et souvent des fonds personnels privés) sont parmi
les meilleurs spécialistes des administrations de l’État et des institutions de la République,
depuis leur organisation juridique et réglementaire jusqu’à leurs activités courantes. Avec leur
aide comme avec celle des acteurs concernés, la Commission travaille à l’élaboration de ces
organigrammes qui seront présentés en annexe de son rapport.
Travailler en historien dans les archives implique en conséquence de commencer aussi par
raisonner en archiviste et s’entourer d’une compétence archivistique. Les chercheurs réunis
dans la Commission appliquent cette exigence dans leurs travaux historiens et en défendent
26
particulièrement la nécessité ici. Tous possèdent une expérience des archives, de leur
conservation et pour certains de la fabrication des archives.
L’identification du document au sein de l’ensemble que constituent les traces de l’activité
d’un service ou d’un responsable est un préalable. Elle suppose de traiter cette pièce en lien
avec les autres. Tout document retrouvé conduit à ce qu’il soit replacé dans l’ensemble dont il
émane, auquel il appartient. C’est en l’occurrence une première vérification en vue de son
authentification en même temps qu’une aide précieuse à sa compréhension et à son exploitation
dans l’analyse. Les archives, particulièrement celles de l’État qui, en France, s’inscrivent dans
un héritage administratif fort et ancien, ne constituent pas seulement des sources d’informations
et des viviers de représentations en rapport avec leur contenu. C’est toute la série à laquelle
elles appartiennent qui renseigne sur les activités publiques. Avec les archives pensées comme
des séries organiques, on accède ainsi à une compréhension plus juste et plus précise des
administrations qu’avec une simple pièce relative à une décision. La Commission travaille dans
cette perspective fondée sur approche analytique et compréhensive des archives.
3. Histoire critique des fonds, enquêtes archivistiques de la Commission
Une telle approche suppose de disposer d’informations approfondies sur l’histoire des fonds
d’archives, à savoir le mode de constitution des archives courantes, leur préservation dans les
services, le versement aux centres d’archives compétents, puis, en leur sein, leur classement et
leur conditionnement aux fins – conformément aux textes – de constituer des archives
définitives conservées « dans l'intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la
justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la
documentation historique de la recherche21 », et soumises à des règles de communicabilité
définies par la loi22 (pour les documents classifiés, par l’IGI 1300). L’exploitation par l’historien
d’ensembles d’archives est indissociable de leur histoire critique, c’est-à-dire de la
connaissance de tout le processus qui conduit un document produit dans l’immédiateté des actes
administratifs ou politiques à devenir des sources pour l’histoire (ainsi que des preuves pour le
droit).
La maîtrise de l’histoire d’un fonds d’archives dont on exploite les pièces conditionne
l’exactitude de leur lecture mais ouvre aussi – et on le comprend par les éléments présentés plus
haut – sur une connaissance de la personne physique ou morale qui a produit ces documents.
La loi de 1979 qui s’applique aux activités des administrations de l’État et des institutions de la
République entre 1990 et 1994 fait obligation à tout agent public de préserver les traces de son
activité, de ne les détruire ni de les dissimuler23. Le versement de séries complètes d’archives
doit traduire en conséquence le respect de la légalité par les pouvoirs publics. Le non-versement
des archives courantes aux services d’archives compétents ne signifie pas nécessairement leur
destruction. Ces documents peuvent tout simplement ne pas avoir été produits pour des raisons
qui appellent cependant à être connues. Ils peuvent aussi avoir été conservés pour les besoins
de la continuité d’activité du service qui en est producteur, mais une décision légale doit justifier
de cette exception à la loi.
De nombreuses administrations et institutions disposent en leur sein d’archivistes
supervisant la collecte de leurs archives et préparant leur versement. Le législateur a tout fait
depuis 1979 pour que les fonds publics soient préservés dans les services producteurs puis
Code du patrimoine, chapitre 1er, L 211-2.
Code du patrimoine, chapitre 3.
23
En cela, la loi de 1979 découle de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
« La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ».
21
22
27
versés et conservés dans les centres d’archives. Ainsi les protocoles de remise portant sur les
archives du Président de la République et du Premier ministre sont-ils prévus par la loi (et
confirmés par le Conseil constitutionnel24). Ces fonds se trouvent matériellement aux Archives
nationales et c’est tout l’objectif de ces protocoles que de garantir la présence physique des
documents dans les centres d’archives quand bien même l’autorité productrice dispose d’un
droit entier sur leur éventuelle communication (sous le régime de la dérogation individuelle et
hors documents classifiés devant être au préalable déclassifiés).
L’exploitation historienne des archives implique donc une double connaissance critique,
d’une part de la structure et de la matérialité des fonds qui révèlent les logiques institutionnelles
à l’œuvre, et de l’autre de leur existence archivistique. La qualité des séries conservées
renseigne alors sur le rapport des pouvoirs publics et des institutions avec les documents
témoins de leur activité. Elle est la marque de la profondeur de leur investissement dans les
procédures de sauvegarde des documents et de leur conservation comme archives courantes
jusqu’à leur versement aux fins de constituer des archives définitives. Pour les fonds relatifs au
rôle et à l’engagement de la France au Rwanda durant le génocide des Tutsi et la période prégénocidaire, ces considérations prennent un relief particulier dans la mesure où cette action a
été critiquée rapidement jusqu’à être mise en cause devant les tribunaux. Ces fonds d’archives
doivent donc servir à établir précisément la réalité des faits sans autre intention que de produire
des vérités historiques. Ces fonds ont connu par ailleurs, pour certains d’entre eux, une
trajectoire à la fois habituelle et exceptionnelle. Le principe de continuité de l’action publique
implique que certaines institutions puissent conserver durablement de nombreux dossiers certes
anciens mais appelés à pouvoir être consultés dans l’exercice de missions présentes ou à venir.
La responsabilité de la Commission impose d’identifier ces situations intéressant son objet de
recherche.
Une circonstance particulière a bouleversé la géographie des archives et la succession des
âges archivistiques mentionnés (archives courantes, intermédiaires et définitives). La Mission
d’information parlementaire de 1998 est en effet intervenue dans ce processus pour les fonds
publics en question. A cette époque, quatre ans seulement après les événements de 1994, les
archives courantes n’avaient pas encore été versées dans les centres de conservation et
demeuraient toujours dans les services producteurs : des « cellules Rwanda » installées dans les
trois ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération ont procédé alors à
la récupération en leur sein de quantités d’archives aboutissant à élaborer pour les
parlementaires des ensembles de documents de nature organique (par activités) ou thématique
(par sujets). Ces documents, ensuite, ont été replacés dans les fonds d’archives courantes, ou ne
l’ont pas été. Consultant les archives de ces « cellules », la Commission accède à des réalités
archivistiques très particulières, dans l’attente d’analyser les archives de la Mission Quilès ellemême à l’Assemblée nationale.
4. La constitution de corpus documentaires
L’exhaustivité des dépouillements demandés à la Commission lui impose d’aller au-delà du
traitement des fonds identifiés dans les archives publiques françaises. Une recherche de
documents dans les archives des institutions internationales, à commencer par les Nations
Unies, et des États partenaires de la France (Belgique, Italie, Allemagne, Grande-Bretagne,
États-Unis, Vatican, etc.), est conduite par l’accès aux inventaires et des contacts avec les
archivistes. Un déplacement de deux membres de la Commission au Rwanda en février 2020 a
permis de recueillir l’expertise de plusieurs institutions chargées des archives de cette période,
24
Décision du 15 septembre 2017.
28
Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), Aegis Trust, Ibuka. La Commission
est à l’écoute dans le même temps d’associations, comme France Turquoise ou Survie, et
s’enquiert de leur connaissance des archives.
Ces compléments d’enquête archivistique ne signifient pas pour la Commission de se
détourner de son objectif premier de traitement complet des archives françaises, publiques et
privées. Les premières demeurent prioritaires et, précisément pour ce faire, la Commission a
engagé un travail systématique de dépouillement de tous les rapports faisant état de documents
d’archives ou les reproduisant, afin de les recenser et de les inclure dans une base documentaire
spéciale (sous réserve de leur authenticité). De la même manière, elle a considéré que les
auditions réalisées dans le cadre légal des missions, commissions ou enquêtes officielles
conduites par la France ou par ses partenaires étrangers et internationaux entraient dans la
catégorie des archives, à savoir les archives orales. Celles-ci sont en cours d’inventaire. La
Commission ne menant pas d’auditions et se contentant d’entretiens ne donnant pas lieu à
consignation des propos (qui ne seront pas reproduits dans le rapport), elle peut toutefois
demander des précisions documentaires fournies par écrit par les intéressés et susceptibles, sur
autorisation de ces derniers, de constituer d’autres archives.
Toutes ces informations sont croisées avec le reste de la documentation existante comme les
enquêtes indépendantes, les synthèses érudites ou les témoignages personnels publiés ou
consignés, pour former les corpus nécessaires.
5. L’élaboration de la Note intermédiaire
Dans les jours du mois de mars qui ont précédé le confinement imposé par la crise sanitaire,
la Commission s’est réunie à plusieurs reprises pour discuter, amender et adopter un projet de
plan de rédaction de la Note intermédiaire. L’examen critique d’une première rédaction, sa
finalisation puis son adoption ont été réalisés à distance mais avec toute la collégialité et la
rigueur qu’exigeait un pareil travail, en vue de remettre la Note intermédiaire au Président de
la République conformément au calendrier de sa lettre de mission.
La Commission est mobilisée dans la recherche depuis sa formation. Sans éviter les
questions que se posent des citoyens, des chercheurs, des journalistes, des serviteurs de l’État
et des responsables politiques, sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda durant la
période génocidaire et pré-génocidaire, elle inscrit ses travaux dans une rigoureuse démarche
de vérité. Elle sera au rendez-vous de la remise de son rapport au Président de la République,
dans les premiers jours du mois d’avril 2021.
29