Sous titre
Kizito, je ne juge pas ton acte. Regarde à quel point ta mort est instrumentalisée par les ennemis de ta Patrie. Rien n'est plus destructeur que de ne jamais être satisfait de ce que l'on est et de ce que l'on a. Par Yolande Mukagasana
Citation
Kizito Mihigo était rescapé du génocide perpétré contre les Tutsi. Je l'ai rencontré en Belgique, c'est lui qui était venu à ma recherche, il voulait me rencontrer. Il ne m'appelait jamais par mon nom, pas parce qu'il ne le connaissait pas mais je crois que c'était par respect. Chez-moi, j'avais l'impression qu'il se sentait chez-lui mais loin des siens. Il me donnait l'impression que c'était un garçon plein d'ambitions pour sa musique qu'il aimait par-dessus tout. Kizito m'a raconté comment il a survécu au génocide, et m'avait aussi confié comment il s'est retrouvé en Belgique grâce à l'aide du Président Paul Kagame du Rwanda à qui et il était profondément reconnaissant. Il avait comme rêve de terminer ses études, rentrer au Rwanda et créer une école de musique. Il m'a dit qu'il étudiait la musique en Belgique avant d'étudier le conservatoire de Paris. Je pensais vraiment tout savoir de lui.
Je n'oublie pas non plus que parfois j'ai dû taper sur la table et le remettre sur le chemin de la raison car il avait commencé à chanter dans diverses manifestations dont la messe de commémoration du 6 Avril des révisionnistes du génocide qui jettent le doute sur les commémorations du génocide perpétré contre les Tutsi du 7 Avril comme d'habitude. Durant cette messe, ils mettent en avant le double génocide. Cela m'était insupportable mais je pensais que cela était dû à son jeune âge et son amour pour la musique. Je ne jugerais jamais Kizito pour son suicide car nous vivons tous avec nos blessures dues au génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda auquel nous avons survécu. Kizito me donnait l'impression de vivre un rêve. Lorsque l'on vit dans un rêve et que notre rêve s'effondre, on est capable de tout par désespoir car on ne voit plus d'issue.
Un petit souvenir peut-être anodin pour vous mais agréable pour moi, Kizito fut la seule personne qui m'a accompagné à l'aéroport de Zaventem lorsque j'ai quitté la Belgique pour me réinstaller au Rwanda. J'en ai été très touchée. Je lui en serai toujours reconnaissante. Il m'a dit : tu pars, je te rejoins. Il avait mon numéro de téléphone au Rwanda, il m'a promis de m’appeler aussitôt son retour au pays. Je n'ai jamais su quand il est rentré car il ne m'a jamais fait signe. Je l'ai rencontré par hasard à Kigali plus de deux ans après son retour, je l'ai senti étonnamment très distant. Il me donnait l'impression d'avoir le nez dans les étoiles ! Et de me prendre de haut. J'ai été surprise de ce changement brutal d'attitude à mon égard.
J'ai entendu la chanson de Kizito sur YouTube qui était sortie la veille « Igisobanuro cy'urupfu ». En Français si je m'en abuse, cela se traduit par « l'explication de la mort » Je n'en croyais pas mes oreilles. Je ne reconnaissais pas Kizito dans les paroles de cette chanson qui allait en l'encontre de nos conversations à propos du génocide, du révisionnisme et du négationnisme.
J'ai réécouté plusieurs fois cette chanson pour savoir si c'était bien Kizito qui chantait. J'ai décidé aussitôt d'appeler Kizito. Il a eu l'amabilité de me répondre, cela a confirmé pour moi que ce n'était plus ce garçon que j'ai connu en Europe. Il était devenu un autre. (Je le dérangeais ?) Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait fait une chanson révisionniste du génocide, il a défendu sa chanson. Je lui ai dit que c'est blessant pour les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi ainsi qu'une satisfaction pour les génocidaires, les révisionnistes et les négationnistes. Il n'a pas trouvé de réponse. Je lui ai demandé si pour lui la mort des siens par le génocide était comparable à celle causée par un accident ou d'une longue maladie, il n'avait toujours pas de réponse et m'a raccroché au nez.
Frustrée, j'en ai parlé aux amis qui connaissaient bien Kizito et ma décision de le laisser avec ses amis dans l'imbécilité. Suite à l'insistance de mes amis, j’ai décidé de le rappeler. Il ne me répondait pas. Je l'ai harcelé pour qu'il me réponde. Il a fini par me répondre avec colère que si je voulais lui parler je n'avais qu'à demander rendez-vous à la réception de son bureau. Abasourdie, j'ai dit : Kizito, excuses-moi je ne te dérangerai plus avec ça. Tu peux effacer mon numéro, je vais faire de même avec le tien car je pense que nous n'avons plus rien à nous dire. C'est la dernière fois que j'ai parlé à Kizito.
J'avais un voyage le lendemain et lorsque je suis rentrée, Kizito était en prison pour trahison et conspiration contre son pays, il a plaidé coupable ! Que l'on aime Kizito ou pas, rien ne peut et ne pourra renverser la situation. Il n'est plus et ne sera plus jamais là. Il a tourné le couteau dans les blessures des rescapés qui l’aimaient comme moi, qui avons cru en lui. Et par-dessus tout, il a sali la mort de son père et a trahi la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi. Il a replongé sa mère dans les blessures du génocide qui ne se refermeront jamais car la perte de son enfant est une souffrance au singulier et une blessure de plus. Quant à ceux qui disent qu'il œuvrait pour la paix, pensez-vous que si il revenait il serait fier de lire tous les commentaires à son égard?
Des médias sociaux, certaines ONG et même des radios étrangères disent que tu étais un opposant politique au pays. A supposer que cela était vrai, quel poids politique avais-tu pour que notre Président qui t'avait pris sous son aile comme son fils pense à te tuer, lui qui t'avait pardonné l’impardonnable ? Ce que moi j'aurais peut-être pas été capable de faire. Personnellement je pense que si tu travaillais avec les ennemis de ta patrie, à part faire de toi un outil de ta propre destruction, de la négation de ta vie, de ton histoire et de ton identité, ils n'ont rien fait d'autre. Malheureusement tu n'es pas le seul. Ceux qui t'ont instrumentalisé contre toi-même peuvent faire la fête car pour moi tu es une victime du génocide de plus.
Kizito, je ne juge pas ton acte. Ou tu m'as toujours menti sans que je m'en rende compte, ou n'ai jamais compris qui tu étais réellement. Si tu nous vois de l'au-delà, regarde à quel point ta mort est instrumentalisée par les ennemis de ta Patrie. Aujourd'hui, ma colère contre toi s'est traduite en pitié car je suis maintenant convaincue que rien n'est plus destructeur que de ne jamais être satisfait de ce que l'on est et de ce que l'on a.