Citation
Jacques Lanxade : « Le Président suivait généralement
mon avis, je dirais même quasiment toujours »
Propos recueillis par François Graner, le 22 août 2018.
Publié par Agone le lundi 17 février 2020, 08:00 :
http://blog.agone.org/post/2020/02/15/Lanxade3
Conseiller militaire de François Mitterrand puis, à partir de 1991, patron des armées
françaises, l’amiral Lanxade a été aux premières loges des trois interventions militaires
françaises au Rwanda. Il a accordé deux longs entretiens, en 2015 et en 2018, à François
Graner, l’un des auteurs du livre L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda
(parution aux éditions Agone le 21 février 2020). Le premier a été intégralement publié. Voici
des extraits du second, qui complètent et précisent certains passages de l’ouvrage.
Le contrôle de l’armée par les politiques
— Pour le déroulement des opérations au Rwanda1, est-ce qu’il y avait besoin de l’autorisation
du gouvernement, ou de l’Élysée ?
— Non, parce que toutes les semaines, on expliquait au président, dans le cadre des conseils
restreints, ce qu’on faisait. Ainsi tout le monde savait ce qu’on faisait et à partir de là, nous,
nous faisions ce que nous avions à faire.
Joxe2 ne s’est pas du tout mêlé de cette affaire et il était peu présent. Ce qu’il faut voir, c’est
qu’il y avait une relation très forte, ou en tout cas très claire entre Mitterrand et moi sur ces
questions-là. Donc c’était moi qui étais responsable de ça. Je rendais compte de ce qu’on avait
fait, mais je ne prenais pas l’autorisation pour le faire.
Je vais vous donner un exemple. Pendant l’opération Turquoise, à un moment donné, j’avais
dit au général Lafourcade qui commandait Turquoise d’utiliser les avions de combat qui étaient
à Kisangani : d’abord pour faire un premier passage d’avertissement au Front Patriotique
Rwandais [FPR]3 qui bombardait Goma4 puis le cas échéant, s’ils continuaient à bombarder,
pour bombarder les batteries. Je n’ai absolument pas demandé l’autorisation ni à Mitterrand ni
à Balladur. Et le soir de cette journée, j’ai dit à Balladur « Je vous fais savoir, monsieur le
Premier ministre, que j’ai fait voler des avions de combat ». J’ai rendu compte, mais je ne lui
avais pas demandé l’autorisation et il n’a fait aucune observation.
C’était encore plus vrai avec Édith Cresson et Pierre Bérégovoy. Quand il n’y a pas de
cohabitation, et à cette époque-là, le Premier ministre ne s’occupe surtout pas d’affaires
étrangères et de défense. Ça, c’est ce qu’on appelait à l’époque le domaine réservé.
Le changement est intervenu fin 1992 quand avec Hubert Védrine, nous avons convaincu le
président d’institutionnaliser les conseils restreints, parce qu’il y allait probablement avoir une
seconde cohabitation – et que la première s’était très mal passée. Ce que l’on a mis en place,
c’est un conseil restreint où, en présence du Premier ministre, le président entend le ministre
des Affaires Étrangères, les ministres présents et le chef d’état-major des armées [CEMA].
Ensuite, il donne ses instructions aux Affaires Étrangères et au CEMA. Ça a très bien
fonctionné !
Le fonctionnement de la chaîne de commandement
— Quand vous étiez chef d’état-major des armées, quels étaient vos rapports avec le président
de la République et le général Quesnot5d’une part, et d’autre part avec le général Varret et le
général Huchon6 ?
J’étais le patron opérationnel. On avait des conseils restreints régulièrement : je voyais le
président au moins une fois par semaine. Très clairement les ordres, c’était du président vers
moi. Quesnot était sur le côté, autrement dit, je ne recevais pas d’ordres de Quesnot.
— Réciproquement, est-ce que vous étiez le supérieur hiérarchique de Quesnot, ou est-ce que
c’était totalement indépendant ?
— Non non, c’est une hiérarchie totalement différente. Lui, il était dans l’état-major particulier,
un des organes de la présidence de la République. Il était un des collaborateurs du président,
dans un rôle d’intermédiaire entre le président et le ministère de la Défense, et un peu les
Affaires Étrangères.
— Est-ce que vous étiez sur la même longueur d’onde, est-ce que vous travailliez bien
ensemble ?
— J’avais des rapports courtois avec Quesnot. On n’était pas forcément sur la même longueur
d’onde, mais chacun exprimait son opinion. Et quand en conseil restreint, le président
demandait les avis des uns et des autres, le président suivait généralement mon avis, je dirais
même quasiment toujours.
Quand je suis arrivé à l’Élysée, j’avais vu le président une fois dans ma vie. Je me souviens de
cette conversation. C’était dans l’Océan indien, une conversation où on avait un peu parlé
d’opérations, mais beaucoup parlé de la géopolitique du Moyen-Orient. Je pense que, dès ce
moment-là, nous avions l’un et l’autre, mais lui surtout, le sentiment qu’on se comprenait et
qu’on avait la même approche : lui une approche politique, moi une approche militaire.
— Et ce n’était pas le cas avec Quesnot ?
— Quesnot est quelqu’un de très intelligent, c’est une forte personnalité. Mais il avait ses
opinions et j’avais les miennes. Il avait une approche plus militaire que géo-politique. En plus
Quesnot, c’était un homme de l’armée de terre et il avait sa propre vision de l’Afrique. Moi, je
connaissais l’Afrique par les ports, parce que j’avais été en Afrique du Nord, j’avais été au
Maroc, j’avais fait un certain nombre de choses, mais je ne peux pas dire que j’étais un
spécialiste de l’Afrique. À l’Élysée j’avais eu comme adjoint Huchon, qui lui était un homme
des troupes de marine très compétent sur l’Afrique. Quesnot s’est beaucoup appuyé sur Huchon,
quand je suis parti aussi.
— Pour vous, le fait que Huchon était votre adjoint et qu’il a été ensuite à la Mission de
coopération, est-ce que cela a facilité les relations ?
— Non, à mon avis c’était identique. D’ailleurs au départ, à la Mission de coopération c’était
Varret, et je peux vous dire que j’avais demandé la prolongation de Varret. Michel Roussin7
aussi au départ avait plutôt demandé le maintien de Varret. Et c’est l’Élysée, à ma connaissance
sans doute Quesnot, qui a poussé à remplacer Varret par Huchon.
Le contrôle de la communication
— Tout ce qui concernait la communication, notamment le Service d’information et de relations
publiques des armées, le SIRPA, est-ce que c’était aussi sous votre contrôle, comment cela se
passait ?
— Il faut faire une différence entre avant que je sois CEMA, et après.
Avant, on était dans les errements anciens, il y avait un SIRPA central, et un SIRPA pour
chacune des armées. Et la communication était animée soit par le ministre de la Défense, soit
par le CEMA en ce qui me concerne. Mais ce n’était pas une communication dirigée.
Quand je suis devenu CEMA, j’ai pris la communication à mon compte. Je la coordonnais et
j’ai fait même établir une directive, indiquant que les commandants d’opération sur le terrain
étaient habilités et invités à s’exprimer, dans le domaine strict de leur opération bien sûr.
— Par exemple, pendant Noroît, en 1993, il y a eu à un moment un besoin de communication,
et un colonel du SIRPA a été envoyé au Rwanda. C’était dans cet effort de coordination ?
— Là, c’était sous mon autorité. J’avais dû décider ça à l’époque, je n’en ai pas le souvenir.
Mais il faut vous dire qu’à partir du moment où je suis CEMA, la communication
opérationnelle, elle est contrôlée.
Que signifie une « stratégie indirecte » ?
— On arrive à mi-avril – mi-juin 1994, Quesnot écrit une note à Mitterrand, dans laquelle il
lui signale que les Forces armées rwandaises [FAR] sont dans une situation difficile. Quesnot
ajoute qu’il y a « les moyens de recourir à une stratégie indirecte ». Qu’est-ce que ça veut dire,
ce vocabulaire ?
— Je pense que dans sa tête, c’était une stratégie où on portait des coups politiques au FPR, et
honnêtement je ne vois pas [à quoi ça peut correspondre]. Est-ce que ça voulait dire qu’on allait
essayer de déstabiliser Kagame8 d’une façon ou d’une autre, voire faire faire des actions contre
son entourage par des gens extérieurs à la France... ? Ça me paraît être une phrase très générale.
Je vois mal Mitterrand se lançant dans un truc comme ça.
Le démarrage de l’opération Turquoise
Quand la décision est prise de lancer Turquoise, après qu’on ait obtenu l’accord des Nations
Unies, c’est moi qui dirige, qui choisis le nombre de militaires qui interviennent, les moyens
militaires, etc. Je monte toute l’opération à toute allure, en une semaine en réalité. Ce qui, sur
le plan personnel, est assez remarquable.
Il faut imaginer qu’on s’est réunis un mercredi et le président dit « s’il y a la résolution des
Nations Unies – qui n’était pas encore votée –, on intervient, quand est-ce que vous pouvez
intervenir ? » et j’ai répondu qu’on pouvait mettre les premiers éléments, qui étaient les
éléments des forces spéciales, une semaine après.
Les Américains se sont défilés, ils n’ont pas voulu fournir d’avions pour Turquoise, ou plutôt,
ils n’ont pas répondu. Et dans un second temps, quand ils ont répondu positivement, c’était déjà
quasiment fait et les prix étaient à l’américaine. C’était après le début, pendant cette semainelà, ou une semaine après, quelque chose comme ça.
Nous avons monté l’opération avec les forces aériennes françaises, et surtout, en passant des
contrats avec des compagnies russo-ukrainiennes pour des très gros avions. Le contrat a été
signé après le vote de la résolution des Nations Unies, le dimanche soir.
— La préparation est à votre initiative ?
— Oui, en tant que CEMA qui est en liaison permanente avec le président de la République,
l’Élysée, le quai d’Orsay, etc... Et c’était évident, puisqu’on se battait pour avoir une résolution,
il fallait bien l’exécuter.
— Quand vous citez Mitterrand qui vous dit que vous êtes maître des méthodes, c’est que vous
avez déjà travaillé techniquement les aspects de l’opération ?
— Oui tout à fait, à ce conseil restreint là, un mercredi [15 juin 1994], une semaine avant la
première arrivée des gens des forces spéciales à Goma. Ce mercredi-là, c’est le moment où on
a approuvé l’endroit où on allait, autrement dit quel était le choix de l’opération qu’on faisait.
C’est un choix à la fois technique et politique. Il y avait trois options.
D’abord l’option Kigali qu’on a immédiatement écartée parce que sur le plan militaire, c’était
extrêmement difficile puisqu’on arrivait au milieu des combats ; et sur le plan politique, on s’est
clairement dit que l’intervention de l’armée française serait immédiatement vue comme un
soutien aux FAR. Or, ce n’était absolument pas la position française. La position française était
celle d’une action humanitaire pour arrêter le génocide, point à la ligne. Donc on a écarté Kigali.
Après, on a discuté un peu plus longuement de Bujumbura et Goma. On a écarté Bujumbura
qui était peut-être plus pratique, parce qu’il y avait les mêmes problèmes Hutus-Tutsis. Ce pays
[le Burundi] était également menacé d’éclatement, d’ailleurs, il l’est encore aujourd’hui. Et
donc on a décidé de faire Goma.
En conclusion de ce conseil restreint, le quai d’Orsay est chargé de prévenir le président du
Zaïre. C’est là que Mitterrand me dit : « vous êtes le maître des méthodes », c’est-à-dire
« Maintenant, à vous d’exécuter ! Allez à Goma et faites ce que vous avez à faire !».
Génocide et informations
— Vous parliez de génocide à l’époque ? Vous utilisiez ce mot, ou pas ?
— On l’utilise à partir du moment où Juppé parle de génocide9, c’est tout à fait clair.
— Les officiers, de colonel à capitaine, quelles informations ils avaient ?
— Ils avaient des informations sur la situation politique au Rwanda, sur le fait qu’il y avait un
génocide en cours, sur le fait qu’existait cette opposition hutu-tutsi. À partir de là, c’est eux qui
avaient les informations sur le terrain.
Dans toutes les opérations que les forces armées mènent, il y a toute une analyse politicomilitaire qui est faite en amont et qui est entretenue ensuite en cours d’opération, et qui est
communiquée par l’état-major des armées aux opérationnels sur le terrain. Dans la mesure où
nous avons des informations qu’eux n’ont pas, on les leur communique.
Mais dans ce cas particulier, c’était plutôt eux qui faisaient remonter l’information. À cette
époque-là, les moyens de renseignements n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, on n’avait pas de
satellites, on n’avait pas de drones. Donc c’était très difficile de savoir ce qu’il se passait, à
moins d’être sur le terrain. Donc c’est les gens sur place qui avaient l’information.
La création de la Zone Humaine Sûre
Les gens disent « votre adversaire, c’est le FPR » ! Non, nous allons sur place pour arrêter un
génocide. Et qui peut gêner notre action ? C’est le FPR parce qu’ils voient d’un mauvais œil
que les forces françaises reviennent au Rwanda.
Et c’est d’ailleurs ce qui m’a conduit à proposer la Zone Humanitaire Sûre [ZHS]. L’endroit où
on voulait intervenir était une zone qui n’était pas encore contrôlée par le FPR.
Quand le front – si tant est qu’il y ait eu un front – s’est rapproché, c’est à ce moment-là que
j’ai dit « attention, nos opérations contre les génocidaires vont se mélanger avec les combats
sur le terrain et ça va être affreux, donc ZHS. »
J’ai proposé ça un dimanche matin dans une note au président et à Balladur. Balladur m’a posé
une seule question : « êtes-vous capable de défendre cette zone ? » J’ai répondu : « oui » . Et
donc on a mis en place la ZHS. Avec l’accord des Nations-Unies, d’ailleurs.
La coopération avec les autorités locales
— L’ordre d’opération Turquoise donne comme directive de rétablir l’autorité des autorités
locales rwandaises.
— Ça veut dire que l’idée est de s’appuyer sur place sur les autorités locales, dans la mesure où
elles sont dignes de ce nom, sur les préfets, enfin l’équivalent des préfets, etc... parce qu’au
fond, nous ne voulions pas prendre en main l’administration du pays.
— Une décision comme ça a été prise à quel niveau politique ?
— Ça a été décidé par moi, ça, par l’état-major des armées. On ne va pas demander à des
colonels de prendre en charge l’administration. Autant que possible, l’idée au départ était de
s’appuyer sur les administrations locales.
Comment agir face aux miliciens ?
— Les colonels Rosier ou Tauzin disent que les miliciens faisaient la guerre contre le FPR, et
qu’eux-mêmes ne combattaient pas, donc qu’ils laissaient faire les miliciens sans intervenir.
D’où vient une position comme ça de la part de colonels ?
— Nous n’avions aucun mandat des Nations-Unies. Les miliciens, on ne pouvait s’en prendre
à eux que dans la mesure où ils nous empêchaient de faire le travail qu’on voulait faire,
autrement dit, de nous opposer au génocide. Et en ce cas, on s’en est pris à eux. Il n’y a pas eu
de combats, il y a sûrement eu un peu des face à face. C’est-à-dire que comme on était là pour
les empêcher d’agir, ça ne leur a pas plu. Mais notre détermination a fait qu’ils se sont inclinés
et ils n’ont pas insisté.
Cette phase-là s’est plutôt bien passée. Je n’ai pas le souvenir que dans cette période-là soient
remontées sur moi (parce qu’on suivait quand même les opérations heure par heure) des
inquiétudes ou des informations disant : « Dans telle partie, la situation est très tendue ». Les
forces françaises se sont imposées dans la ZHS sans aucun problème. Simplement la zone était
très grande, par rapport au nombre de nos soldats.
Fallait-il neutraliser les radios de la haine ?
— Le général Lafourcade faisait suivre les radios qui appelaient au meurtre des Tutsis. Il
demandait des ordres concernant leur neutralisation. Il a reçu celui de ne pas intervenir. C’est
un ordre politique ou militaire ? Comment ça se passe ?
— Ce n’est pas une décision militaire. Nous sommes des exécutants donc si on nous dit de les
arrêter, on les arrête. Mais on ne nous l’a pas dit, on nous l’a même interdit.
C’est un ordre qui a été pris en conseil restreint, sous l’égide du président. Mais aussi avec
l’avis d’Alain Juppé, l’avis du ministre de la Défense, du Premier ministre, etc. La conclusion
était : « nous n’avons aucun droit de faire ça et nous ne sommes pas là pour ça ». On n’avait
pas de mandat pour arrêter les gens.
— Y a-t-il eu décision de mettre en place au moins un brouillage ?
— À un moment donné, on l’a envisagé et on a décidé de ne pas le faire. D’ailleurs c’était trop
tard et ça n’avait plus de sens, et on n’avait pas de vrais moyens à cette époque-là.
Le départ du gouvernement intérimaire rwandais10
— Pour le gouvernement intérimaire, le général Lafourcade et son subordonné Hogard disent
qu’ils ont demandé des ordres. Et que l’ordre de les faire partir est arrivé avant que le débat
ne soit résolu à Paris.
— Je n’en sais rien. Mon analyse c’est que si c’est arrivé avant le conseil restreint, c’est que
c’était déjà dans les échanges qui se faisaient entre le quai d’Orsay, la Défense et l’Élysée. On
avait dit : « La réponse sera non, et elle sera confirmée en conseil restreint ». C’est comme ça
que ça s’est passé, sans doute.
Pour moi qui étais le patron, il n’était pas question de donner une instruction aux gens si je
n’avais pas eu la certitude que c’était la position du président. À cette époque-là, les forces
armées étaient complètement contrôlées par le président et par moi-même. Si ce que vous dites
est vrai (et je n’ai pas de raison de mettre en doute vos informations), c’est que cela a été
confirmé avant : alors je devais avoir à cette époque-là l’information comme quoi la présidence
était contre.
— Est-ce qu’il vous arrivait alors d’avoir des contacts fréquents avec la présidence ?
— Tout le temps, toutes les deux ou trois heures. Tel que je connais Quesnot, si le président
avait laissé un peu la porte ouverte à l’arrestation des gens, Quesnot l’aurait transmis.
Ce qui n’aurait pas empêché de rapporter cette décision si on avait décidé le contraire. Mais en
l’état actuel des choses à ce moment-là, il n’était pas question de les arrêter parce que... le fond
de l’histoire, c’est qu’on n’avait pas le droit.
Et c’est une question très importante parce que quand vous intervenez dans le cadre des NationsUnies, vous ne savez pas quel est le droit qui s’applique. Autrement dit, était-ce le droit
rwandais, le droit français ? Est-ce que cela se jouait au plan international, la cour de justice
internationale ? Et le problème c’est qu’après, si vos officiers font quelque chose qui n’est pas
dans le droit, ils risquent d’être mis en cause par la justice.
Les livraisons d’armes
— Dans votre entretien à La Croix, vous avez dit que l’armée française n’a pas donné de
munitions aux FAR après les accords d’Arusha11.
— Les munitions, ça ne passe pas par les forces armées. Le ministère des Affaires Étrangères
fait passer par la Mission militaire de coopération des contrats pour fournir des munitions. On
aurait pu ne pas en être informés parce que nous ne sommes pas sur des circuits par lesquels ça
passe. Parce qu’imaginer quelque chose comme ça, ça veut dire passer par l’aéroport de Kigali
où nous ne sommes pas. Vous avez des avions qui se posent éventuellement de nuit et qui
débarquent des armes. Nous, l’armée française, nous n’avons aujourd’hui aucun élément pour
savoir ça.
— Sauf qu’il y a des témoignages qui disent que c’est passé par Goma.
— Ça, je m’inscris totalement en faux. En tout cas, si c’est passé par Goma, ça ne pouvait être
que des intermédiaires stipendiés par je ne sais pas qui, mais certainement pas par l’armée
française. C’est impensable.
— Il y a des informations non recoupées sur des rotations humanitaires. Tout n’était pas géré
par l’armée française à Goma et il est question que des armes soient arrivées dans un avion
humanitaire.
— Ça, alors ça, je n’ai pas d’éléments d’information, mais ce n’est sûrement pas impossible.
Nous avions du monde sur place, mais nous n’avions pas beaucoup de monde, alors nos gens
étaient évidemment occupés. Qui faisait le contrôle précis des avions ? Je n’ai pas d’éléments
là-dessus. Et en plus, on est sur le territoire zaïrois, et on n’a pas l’autorité, en tout cas légale,
pour aller dire à cet avion : « vous n’avez pas le droit de faire ça. »
— Par contre, est-ce que vous savez si la Mission militaire de coopération aurait pu faire ce
genre d’opération ou pas ?
— La mission militaire de coopération ? Non, non ! Je ne pense pas, parce qu’au moment où
ça s’est passé, c’était trop tard. Du point de vue des autorités françaises, très vite après
Amaryllis, la cause est entendue : le FPR allait prendre le pouvoir. Et il l’a pris progressivement,
effectivement.
Critiques
— L’opération Turquoise était compliquée à monter, logistiquement, et c’est reconnu comme
tel. Mais les critiques portent plus sur la finalité politique, est-ce que vous comprenez ces
critiques-là ?
— Pour Noroît, c’est une décision politique du président Mitterrand. Est-ce qu’il a eu raison,
est-ce qu’il a eu tort ? L’analyse de Mitterrand était : « Habyarimana est le seul, en l’état actuel
des choses, au moment où il s’intéresse à la question, à pouvoir empêcher le pays d’être
déstabilisé – on ne pensait pas du tout à un génocide à cette époque-là –, donc de se déstabiliser,
et donc je prends la décision de soutenir Habyarimana ». C’est ce qu’a fait Mitterrand. Et après,
il a soutenu les accords d’Arusha. Mais je trouve que quand Habyarimana disparaît et qu’on se
retrouve dans le génocide, ça montre que Mitterrand n’avait pas une analyse complètement
fausse.
Mais pour Turquoise, j’avoue que pour moi, les critiques, c’est incompréhensible. Pour moi qui
étais au premier rang, qui ai commandé cette opération, qui étais dans la genèse, il n’y a jamais
eu d’autres intentions que d’arrêter le génocide. Ça n’a jamais été dirigé contre le FPR... À la
limite, c’était plutôt contre les génocidaires, c’est-à-dire contre les Hutus. Et en plus, nous avons
en grande partie réussi.
Nous avons essayé par tous les moyens de mobiliser d’autres pays et ça a été un échec total. Il
a fallu que Juppé se démène beaucoup, pour qu’une action pour tenter de faire arrêter le
génocide soit acceptée par la communauté internationale.
L’armée française, elle agit selon des ordres, on ne peut l’accuser de rien. Moi, je n’ai aucun
état d’âme sur cette affaire.
— Que se serait-il passé sans Turquoise ? Le FPR aurait pris le contrôle du Rwanda, ce qu’il
a fait de toute façon. Mais avec Turquoise, vous avez la fuite des tous les génocidaires au Zaïre,
et qui reconstituent leurs forces dans des camps au Zaïre en déstabilisant durablement la
région.
— Ce n’est pas pour ça qu’on fait des reproches. D’abord, on oublie de dire que, premièrement,
dans la zone où nous sommes intervenus, nous avons arrêté le génocide. Deuxièmement on a
empêché, moi j’estime à un million de personnes, de fuir et dans des conditions qui auraient été
épouvantables au Zaïre, voire dans la région de Bujumbura. Donc ça, il faut quand même le
prendre en compte parce que c’est pour ça qu’on est intervenus. De fait, nous avons stabilisé la
situation de la population. Alors c’est évidemment une population à majorité hutu mais enfin,
un homme est un homme.
Ce que je veux dire, c’est que les massacres qui ont été perpétrés par le FPR face à ces réfugiés
hutus sont épouvantables. Il y aura un jour une enquête internationale où on s’apercevra que le
gouvernement, le régime de Kigali, est allé, là, au-delà de ce qui était humainement acceptable.
Jacques Lanxade
Propos recueillis par François Graner, le 22 août 2018.
Le premier entretien de François Graner avec l’Amiral Jacques Lanxade a été publié : « Je n’ai
aucun état d’âme sur le Rwanda… Pourquoi est-ce qu’on vient nous chercher sur Turquoise ? »,
entretien avec François Graner, La Nuit rwandaise, n° 10, avril 2016, p. 81
À paraître le 21 février aux éditions Agone, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda
de Raphaël Doridant et François Graner.
Notes
1. La France a mené au Rwanda trois opérations : Noroît, de 1990 à 1993 ; Amaryllis, en avril 1994, au début du
génocide des Tutsis ; Turquoise, de juin à août 1994, à la fin du génocide. [ndlr]
2. Pierre Joxe, ministre de la Défense pendant la fin de l’opération Noroît. [ndlr]
3. Mouvement largement composé de Tutsis exilés, qui combat les Forces Armées Rwandaises et met fin au
génocide des Tutsis. [ndlr]
4. Ville du Zaïre (actuel République démocratique du Congo), frontalière du Rwanda. L’opération Turquoise y a
installé son poste de commandement. De nombreux Hutus sont venus s’y réfugier à la fin du génocide. [ndlr]
5. De 1989 à 1991, l’amiral Jacques Lanxade est chef de l’état-major particulier du président François Mitterrand,
c’est-à-dire son conseiller militaire. Lanxade a comme adjoint le général Huchon. En 1991 Lanxade est promu
chef d’état-major des armées (CEMA), c’est-à-dire « patron » des armées françaises, poste qu’il occupe jusqu’en
1995. Le général Quesnot le remplace alors comme conseiller militaire de Mitterrand, lui aussi avec Huchon
comme adjoint. [ndlr]
6. De 1990 à 1993, le général Varret dirige la mission militaire de coopération. À ce poste qui supervise les
coopérants militaires français en mission dans différents pays africains, il tente de modérer le soutien français à
l’armée rwandaise. En 1993 il est remplacé de façon anticipée par le général Huchon. [ndlr]
7. Ministre de la Coopération et à ce titre supérieur direct de Varret au moment de son départ. [ndlr]
8. Paul Kagame, dirigeant du Front Patriotique Rwandais. Après avoir mis fin au génocide des Tutsis, il est devenu
président du Rwanda, et l’est encore actuellement. [ndlr]
9. Alain Juppé, ministre des Affaires Etrangères, prononce le mot le 18 mai 1994 à l’Assemblée Nationale. [ndlr]
10. Gouvernement en place pendant toute la durée du génocide des Tutsis. [ndlr]
11. Accords de paix du 4 août 1993 entre le régime rwandais de l’époque (une cohabitation entre le président
Juvénal Habyarimana et un Premier Ministre d’un parti opposé) et le Front Patriotique Rwandais, qui à l’époque
était un mouvement rebelle. Ces accords stipulaient le départ des forces étrangères, ce qui a mis fin à l’opération
Noroît. [ndlr]