Fiche du document numéro 2560

Num
2560
Date
Mercredi 18 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
4545244
Pages
2
Titre
La France prise au piège de ses accords
Sous titre
Rwanda : les amitiés coupables de la France
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Du ministère de la Coopération à l'Elysée en passant par le Quai
d'Orsay, il est impossible de trouver le moindre couac dans les propos
de la diplomatie française sur le Rwanda. Comme si le ton avait été
imposé. Depuis le 29 avril, une note diplomatique, à « diffusion restreinte »,
rédigée par un haut fonctionnaire du Quai d'Orsay, circule dans tous
les cabinets ministériels et présidentiels concernés. « Certains
médias ou certaines associations mettent en cause la France dans la
crise rwandaise
 », affirme la circulaire dans une mise en garde en
guise de préambule. « Si vous étiez amenés à effectuer une mise au
point
 », poursuit la note, « vous pourriez reprendre le langage
suivant : la France, dès le début de la crise, a plus qu'aucun pays,
déployé des efforts pour éviter la déstabilisation de ce pays. Notre
but était d'empêcher que l'affrontement militaire ne l'emporte et de
favoriser une solution politique.
 »

En clair, la France déploiera tous
ses talents diplomatiques afin de conserver au gouvernement du défunt
Président Habyarimana une place d'interlocuteur incontournable
pour que le Rwanda recouvre la paix. Elle déploiera également tous ses efforts pour éviter une
victoire totale des rebelles du Front Patriotique Rwandais.

Bien que Paris démente énergiquement aujourd'hui toute implication
militaire dans le conflit, nombreux sont ceux qui dénoncent le double
jeu de la diplomatie hexagonale. A Bruxelles, on tient Paris pour
responsable du drame rwandais. « La France, qui a toujours soutenu
mordicus Habyarimana en lui fournissant armes et experts militaires,
espère aujourd'hui jouer les modérateurs en obtenant de la rébellion
FPR qu'elle cesse les combats et qu'elle retourne à la table des
négociations. Autant lui demander qu'elle retourne à l'échafaud
 »,
commente un diplomate belge.

A Genève, le vice-Premier ministre du gouvernement de transition
« élargi » du Rwanda - qui devait être mis en place en vertu de l'accord
d'Arusha -, Jacques Bihozagara (membre du FPR), dénonce le silence de
la France sur les massacres en cours perpétrés « par la garde
présidentielle et les groupes paramilitaires que la France a entraînés
et armés
 ». Il réclame que soient rendus publics les résultats de
l'expertise effectuée par Paris sur la boîte noire de l'avion du
président Habyarirnana, abattu le 6 avril au-dessus de Kigali. « Paris
devrait expliquer à l'opinion au nom de quel lien la France est
intervenue au Rwanda
 », poursuit le vice-Premier ministre.
Officiellement, il n'y a pas de réponse. En coulisses, on rappelle
être lié au Rwanda par des accords de défense que Paris est tenu de
respecter. « Si nous manquions à notre parole, explique un diplomate,
notre crédibilité à l'égard des autres Etats africains avec lesquels
nous avons passé de semblables accords (1) serait sérieusement entamée
et nous risquerions de voir ces pays se tourner vers d'autres
soutiens.
 » Au ministère de la Défense, les spécialistes du
renseignement expliquent l'aide apportée par la France au régime de
Kigali par la volonté d'empêcher le Rwanda de tomber sous l'influence
de l'Ouganda anglophone, dont le FPR est présenté comme un
satellite.

S'il est vrai que l'Ouganda alimente en armes la rébellion
- plusieurs camions de l'armée ougandaise bourrés d'armes ont été vus
il y a quinze jours en territoire rwandais, à une trentaine de
kilomètres de Kigali -, la défense acharnée de la « francophonie » dans
cette partie du continent paraît un argument pour le moins ténu. En
effet, sur 7,5 millions d'habitants, dont 50 % sont analphabètes, 10 %
de la population à peine parlent français, la majorité s'exprimant en
kinyarwanda et les anglophones étant inexistants.

L'intervention
militaire française a débuté en octobre 1990 lorsque Paris, en vertu
d'accords secrets conclus en 1975 par le président Giscard d'Estaing,
envoyait une compagnie de parachutistes à la demande du président
Habyarimana. Ce dernier avait alors fait état d'une «agression
extérieure», en fait une offensive du FPR, qui menaçait déjà de
s'emparer de Kigali. L'intervention d'un agent de la DGSE (révélée par
Libération en date du 11 juin 1992) à bord d'un hélicoptère de combat
avait permis de neutraliser une colonne de ravitaillement. En deux
ans, les forces gouvernementales, grâce à l'armement livré par la
France, ont pu passer de 5 000 à 40 000 hommes et ont bénéficié des
conseils avisés de formateurs français.

Bien que Paris démente
catégoriquement être aujourd'hui impliqué dans la moindre livraison
d'armes au Rwanda, un rapport de Human Rights Watch/Africa, une ONG
américaine, publié en janvier, a nommément mis en cause le Crédit
Lyonnais qui se serait porté garant du Rwanda pour un achat d'armes de
6 millions de dollars (environ 34 millions de francs) à l'Egypte. La
banque nationalisée a démenti ces accusations en précisant hier
qu'elle avait simplement remarqué un important mouvement de fonds sur
le compte de l'ambassade d'Egypte en Grande-Bretagne, un client du
Crédit Lyonnais à Londres. Ce contrat, signé entre les deux pays en
mars 1992, portait sur la livraison d'importantes quantités d'armes et
de munitions. Au même moment, les milices privées du Président
rwandais massacraient allègrement dans les campagnes les membres de
l'opposition et des milliers de Tutsis, l'ethnie minoritaire. A cette
époque, le lieutenant-colonel Chollet, détaché par le ministère de la
Défense, remplissait déjà depuis deux mois la mission de conseiller du
président Habyarimana pour «l'organisation de la défense et le
fonctionnement de l'institution militaire».

Le ministère de la
Coopération mettait de son côté, par le biais d'une société
prestataire de services, un équipage au complet à la disposition
du-Président rwandais pour piloter son avion privé, un Falcon 50
offert par la France. Ces trois Français (un pilote, un copilote et un
mécanicien) sont tous trois morts dans l'attentat du 6 avril contre
l'avion présidentiel (attribué par certains milieux officiels français
à des partisans du Président, par d'autres aux rebelles du FPR).

Dès le lendemain, les massacres commençaient au Rwanda et la
diplomatie française s'installait dans le silence. Il aura fallu
attendre lundi soir pour que le ministre des Affaires étrangères,
Alain Juppé, dénonce le «génocide» qui prévaut « notamment dans les
zones tenues par les forces gouvernementales
 ».

A Paris, on se déclare impuissant face aux tueries en cours. Mais on
ne conteste pas que le patron de là cellule africaine de
l'Elysée. Bruno Delhaye, ait réussi, il y a moins de quinze jours, à
faire intervenir personnellement le chef d'état-major des forces
armées rwandaises pour qu'il empêche les miliciens hutus de massacrer
des personnalités réfugiées à l'hôtel des Mille Collines. «Une
intervention ponctuelle, mais qui montre à quel point Paris peut
encore peser dans le déroulement des événements», confie un
fonctionnaire du Quai d'Orsay qui, dégoûté, trahit pour la première
fois le sacro-saint devoir de réserve.

Depuis la fermeture de l'ambassade de France à Kigali, la nouvelle
stratégie de la diplomatie a consisté à passer le bébé rwandais aux
Nations unies et à tenter d'obtenir l'intervention d'une force in
internationale. «Il faut avant tout obtenir un cessez-le-feu, résume
un membre de la cellule interministérielle de crise, et ramener les
deux parties à négocier dans le cadre d'une conférence régionale de
paix à laquelle devraient participer l'Ouganda, la Tanzanie, le
Burundi et le Zaïre.» Bien que sensée en apparence, cette idée offre
surtout le double avantage de remettre en selle les vestiges du
gouvernement rwandais dont la position s'affaiblit militairement de
jour en jour, et de couper l'herbe sous le pied du FPR, qui est sur le
point de s'emparer de Kigali. Elle permettrait bien sûr d'éviter une
extension du conflit au Burundi voisin, où les clivages
politico-ethniques sont tout aussi, sensibles et où le poste d'attaché
de défense à l'ambassade de France dans la capitale burundaise,
Bujumbura, a été renforcé par l'arrivée de trois officiers en
provenance de Centrafrique.

La France est intervenue également auprès
du président Mobutu. Le chef de l'Etat zaïrois, officiellement en
disgrâce à Paris où il est toujours interdit de visa, a reçu fin
avril, dans sa résidence de Gbadolite, la visite de Michel Aurillac,
ancien ministre de la Coopération qui est en étroite relation avec
Matignon, l'Elysée, et Jacques Foccart, resté le « monsieur Afrique » de
la droite depuis les indépendances. Le but de cette mission parallèle
consistait à demander à Mobutu qu'il joue le rôle de médiateur dans le
conflit rwandais. Rôle que lui conteste le FPR. Des armes en quantité
atterrissent en effet régulièrement à Goma, petite ville de l'est du
Zaïre, à la frontière du Rwanda, dont l'aéroport n'a jamais connu une
telle activité. Dernière livraison connue: 40 tonnes de munitions en
provenance de Bulgarie, déchargées les 1er et 2 mai dernier par des
éléments des Forces armées rwandaises avec la complicité des
militaires zaïrois et ce, malgré l'opposition des autorités
administratives du Kivu qui redoutent l'extension du conflit rwandais
à cette région du Zaïre?

Alain FRILET

(1) La République Centrafricaine, les Comores. Djibouti, le Gabon, la Côte-d'Ivoire. le Sénégal et le Togo.
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