Fiche du document numéro 2547

Num
2547
Date
Mercredi 13 avril 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2780767
Pages
1
Sur titre
Rebonds
Titre
Le Rwanda et l'indifférence
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les tueries insensées de l'été 1990 au Libéria avaient choqué le
monde. Depuis, la Somalie, l'éternel conflit au Sud-Soudan, les
émeutes à Kinshasa, la guérilla urbaine à Brazzaville et des
« massacres ethniques » ponctuels -au Kenya, au Ghana, au Nigeria,
ou. récemment, dans le nord du Cameroun- ont habitué à des hécatombes
et des images terrifiantes. Sans parler du sud du Zaïre, de
« l'épuration ethnique » au Shaba/Katanga. sur les lieux mêmes où, par
deux fois, l'Occident est naguère intervenu militairement. Ou de
l'Angola, ce pays martyr qui ne finit pas de sortir de la guerre
froide et où le siège de plusieurs villes de province a été
sensiblement plus meurtrier que le drame vécu depuis deux ans à
Sarajevo. Mais qui le sait et, surtout, qui le croit? Relever le
simple fait frôle presque l'indécence tant il est accepté d'avance
que, quoi qu'il arrive et à la première occasion, « les Africains
s'entre-tuent de toute façon
 ».


Le Rwanda semble donner raison à ce cynisme et à cette résignation. Et
pourtant, à moins de confondre dans un même soupir humanitaire
d'impuissance toutes les victimes et toutes les souffrances, ce drame
est politique et non pas tribal: une dictature militaire, celle du
président Juvénal Habyarimana, s'est maintenue au pouvoir par tous
les moyens, dont l'aide de la France. Chassée du pays, la minorité
tutsi s'est organisée au sein du Front patriotique rwandais (FPR), un
mouvement armée rebelle. Sans rejoindre ses rangs, l'opposition
démocratique -hutu pour l'essentiel, vu la composition de la
population- s'est battue pacifiquement contre l'arbitraire, à
l'intérieur du régime. En payant le prix fort et, longtemps, en
vain.


Lorsqu'une colonne du FPR était aux portes de la capitale, Kigali, la
France est intervenue pour sauver le régime ou, selon la version
officielle, pour éviter un bain de sang. La contradiction n'est
d'ailleurs qu'apparente: car, en prolongeant le discours tribaliste
colonial, Paris avait déjà décidé que le président Habyarimana
représentait la « majorité naturelle » -celle des Hutus- et le FPR une
minorité ethnique virulente : des « Khmers noirs », n'avait
pas hésité à affirmer, il y a deux ans, le commandant du contingent
français sur place. Dans cette optique, pourquoi prendre le risque
d'un chamboulement? Avec Juvénal Habyarimana. les Hutus étaient
solidement au pouvoir depuis dix-sept ans. Qu'importait alors qu'on
foule aux pieds les droits de l'homme, que des «escadrons de la mort»
-envoyés depuis la présidence- achèvent nuitamment dans les quartiers
de Kigali des? contestataires et opposants. Certains étaient
tutsis. d'autres non. Mais, vu de loin, depuis l'Occident, à quoi bon
songer à favoriser une alternance? De toute façon, en Afrique, elle
n'allait jamais être démocratique, mais seulement « tribale ». Au
Rwanda, comme du reste ailleurs en Afrique -au Zaïre , au Kenya et
même au Libéria et en Somalie-, le cynisme et la résignation précèdent
en fait les «tueries irrationnelles». Lorsque, sur le continent noir,
des gens s'étripent et mutilent à mort, ce n'est pas tant le retour de
« l'Afrique éternelle » que de notre inconscient: après avoir aliéné,
abandonné et, le pire, « cadeauté » de nos surplus et verroteries les
Africains, l'Occident s'arme d'une carapace d'indifférence. De moins
en moins présent sur le continent, il n'y revient que pour relever les
morts et les blessés, avec la bonne conscience humanitaire qui, aux
agonisants, ne refuse tout de même pas l'extrême onction. Cependant,
entre deux giclées de sang, qui parlerait du Rwanda, du Burundi ou
même d'un grand, pays comme le Zaïre? Personne. A longueur d'année,
que s'y passe-t-il? Rien, apparemment.


Si le Libéria et la Somalie, deux pays qui, soudain? ont explosé comme
des grenades à fragmentation, devaient servir de leçon, celle-ci
consisterait à prêter attention aux pays «déclassés» par le nouvel
ordre mondial : à ces terrae incognitae sur notre mappemonde, dont ne
nous proviennent plus de nouvelles et dont beaucoup se trouvent en
Afrique, le plus pauvre des continents. L'enjeu n'est pas stratégique
et, du moins à court terme, la barbarie qui y couve ne troublera pas
notre sommeil. Est-ce assez de raisons pour passer par pertes et
profits des pays entiers et leurs populations? Ne méritent-ils plus un
regard extérieur critique? Au Rwanda, cet intérêt sous forme de
diplomatie active aurait consisté à mettre sous pression un président
qui, pour des raisons politiques et matérielles, s'est accroché au
règne sans partage des siens: non pas des Hutus, mais de ses
courtisans et de sa coterie familiale. Ailleurs, on parlerait de
népotisme -en Afrique, forcément, c'est « tribal ».
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