Fiche du document numéro 2539

Num
2539
Date
Mardi 9 février 1993
Amj
Auteur
Fichier
Taille
31668
Pages
5
Titre
Au Rwanda, le Réseau Zéro du Général Président
Sous titre
Le 22 février, une mission d'enquête sur les massacres de la minorité tutsie au Rwanda rendra un rapport accablant pour le général Habayarimana, au pouvoir depuis vingt ans : la récente découverte de deux charniers le met en cause dans l'organisation d'un escadron de la mort local, le « réseau zéro ».
Nom cité
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Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des combats opposent depuis lundi matin les forces gouvernementales rwandaises à la guérilla du front patriotique du Rwanda dans la localité de Ruhengeri, dans le nord-ouest, du pays. Selon la radio rwandaise, d'autres attaques ont été lancées par le FPR contre deux localités dans la région de Byumba (nord-est). Le président en exercice de l'OUA, le président sénégalais Abdou Diouf, a demandé hier « l'arrêt immédiat des hostilités et le respect du cessez-le-feu au Rwanda ».

Dans les lointaines collines du Rwanda, une ancienne possession belge en Afrique de l'Est, la France soutient un régime qui, depuis deux ans, avec ses milices et ses escadrons de la mort, organise l'extermination de la minorité tutsie. Cette politique de terreur, qui, selon des sources humanitaires et ecclésiastiques, a fait « au moins 1500 morts » et près de 400 000 déplacés, vise à saboter la transition démocratique et la réconciliation amorcée avec les rebelles du FPR, le Front patriotique rwandais, largement composé de Tutsis. Selon une commission d'enquête internationale qui vient de séjourner au Rwanda, « des actes de génocide de grande ampleur, commis pendant une longue période au su et au vu des autorités, sont demeurés impunis à ce jour ».

Dans une lettre adressée au chef de l'Etat rwandais, le général Juvénal Habyarimana, au pouvoir depuis vingt ans, le président de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), MeJacob Daniel Jacoby, fait état, pour les seules communes de Ramba et de Satinsyi, situées dans le nord-ouest du pays, de la mort violente de - 262 personnes en l'espace d'une semaine? Ce massacre intervient au lendemain du passage de la commission d'enquête conjointe de la FIDH, de l'organisation humanitaire américaine Africa Watch, du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique, basé au Canada, et de l'Union interafricaine des droits de l'homme. Ces meurtres ont frappé, à nouveau, la minorité tutsie, qui représente environ 15\% de la population, et, d'une façon plus ciblée, des personnes - jusqu'aux chauffeurs et interprètes - ayant aidé la commission d'enquête internationale. « Ilfaut arrêter le massacre », nous a déclaré Me Daniel Jacoby pour expliquer sa « démarche d'urgence » de saisir l'opinion publique, avant même la publication du rapport final de la mission, prévue pour le 22 février. Selon le président de la FIDH, le père d'un chauffeur, lui-même en fuite, a déjà été battu à mort par la milice de l'ex-parti unique. D'autres « témoins courageux », parmi lesquels la présidente de l'Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL), Monique Mujawamaliya, ont reçu des menaces de mort. Or, dans une déclaration commune cosignée par toutes les organisations rwandaises des droits de l'homme, celles-ci expliquent l'actuelle « chasse aux rescapés » des précédents massacres anti-Tutsis « par le passage dans la région de la commission internationale d'enquête ».

Au cours de leur séjour au Rwanda, du 7 au 21 janvier, les enquêteurs internationaux ont non seulement découvert, sur l'indication précise de parents de victimes, plusieurs charniers, parfois sous les fenêtres d'une préfecture ou dans le jardin d'un maire de commune. Mais ils ont, aussi, réussi à s'entretenir avec un ancien membre de ces escadrons de la mort qui, organisés en « réseau zéro » par le clan du Président, gère le génocide des Tutsis comme un service public. Ainsi, selon des témoignages recoupés, l'un des beaux-fils du Président, Alphonse Ntirivamunda, directeur général des Ponts et Chaussées, mettrait-il à la disposition des tueurs du régime voitures de service et bons d'essence.

Ces hommes de main, avec l'appui des autorités locales, inciteraient aux « tueries tribales » qui, invariablement, surtout aux yeux de l'étranger, passent pour la résurgence du conflit atavique entre cultivateurs hutus, la majorité, et pasteurs tutsis, la minorité venue conquérir le pays à partir du Xe siècle. Cette technique du « massacre provoqué » est confirmée par de nombreux témoignages. Dans une récente lettre, en identifiant les auteurs, l'évêque de Nyundo, Wenceslas Kalibushi, parle ainsi, pour la commune voisine de Kubilira, d'une « chasse à l'homme tutsie » organisée « pour la troisième fois ». Cette répression est planifiée au plus haut niveau de l'Etat. Avec d'autres membres de la commission d'enquête, Jean Carbonare, le président de l'ONG française Survie, a enregistré la longue confession d'un ex-chef d'un escadron de la mort. Celui-ci révèle, en particulier, la tenue régulière de « réunions de coordination », à Kigali, au domicile du capitaine Pascal Simbikamgwa, fonctionnaire à la présidence et beau-frère du colonel Elie Sagatwa, lui-même secrétaire particulier et beau-frère du chef de l'Etat. A la « synagogue », comme a été surnommée cette résidence particulière, une vingtaine de dignitaires du régime désigneraient ainsi les cibles de la terreur. Pour réduire certains contestataires au silence, un poison « paralysant les reins » serait importé par un autre beau-frère du Président. Protée Zigiranyirazo. Or. en examinant deux « décès suspects » à l'hôpital de Kigali, celui du major Mushirwa, 37 ans, et celui du commandant Rwanygasore, 46 ans, le médecin légiste de la commission a trouvé leurs dossiers classés à la suite d'une « insuffisance rénale aiguë ».

Toujours selon le même témoignage, le général Juvénal Habyarimana. loin d'être une victime manipulée par son entourage, présiderait lui-même le « réseau zéro ». C'est notamment en sa présence qu'aurait été prise -fin décembre 1990, soit un mois avant l'attaque par les rebelles du FPR de la ville de Ruhengeri- la décision d'exterminer les Bagogwes, la frange la plus démunie de l'ethnie tutsie.

La crédibilité du témoignage qu'il a recueilli ne fait aucun doute pour Jean Carbonare. Non seulement grâce aux indications du tueur repenti la commission internationale a-t-elle découvert deux charniers à des emplacements insoupçonnés mais, en plus, les noms des participants aux réunions à la « synagogue » -de divers beaux-frères du Président jusqu'au commandant de sa garde personnelle en passant par le chef des renseignements militaires et l'ancien chef d'état-major adjoint de l'armée- corroborent la déposition de deux autres membres du « réseau zéro ». Leur témoignage avait déjà été recueilli, l'an dernier, par le professeur Filip Reyntjens. Rédacteur de l'actuelle Constitution rwandaise et, pendant longtemps, proche du président Habyarimana, ce juriste belge avait rassemblé, dans une note datée du 9 octobre dernier, les premières « données sur les escadrons de la mort » au Rwanda. Identifiant le même « noyau dur » autour du chef de l'Etat, sans explicitement impliquer ce dernier, il estimait alors que leurs actions pourraient générer « une véritable guerre civile montée de toutes pièces ».

Depuis un an, officiellement, la transition vers un régime pluraliste et démocratique est engagée au Rwanda. Pour mettre fin à la guerre civile, une amnistie générale a été décrétée, un gouvernement conduit par l'opposition intérieure a été mis en place, un cessez-le-feu était en vigueur depuis six mois et les négociations sur le « partage du pouvoir » devraient se poursuivre, avec la participation du FPR, à Arusha, en Tanzanie. Or, cette ouverture amorcée par le général Habyarimana, qui s'était également « réjoui » de la venue d'une commission internationale d'enquête dans son pays, paraît aujourd'hui sujette à caution...

La France, qui, depuis deux ans, maintient un contingent militaire au Rwanda, ne pourra s'en laver les mains. Officiellement, la présence des soldats français - actuellement 170 parachutistes, en dehors des coopérants instructeurs - ne sert qu'à assurer la sécurité de nos ressortissants. De fait, elle a assuré la survie du régime: en 1991, c'est un agent du contre-espionnage français (DGSE) qui, à bord d'un hélicoptère, a pilonné et stoppé la colonne du FPR qui s'apprêtait à investir la capitale, Kigali. Au plus fort de la guerre civile, l'an dernier,- les livraisons d'obus depuis Paris ont atteint, par moment, un volume de vingt tonnes par jour. Enfin, selon Jean Carbonare, qui s'interroge sur « la passivité et la complaisance » de la France, des coopérants militaires français forment des paras rwandais dans le camp de Bigogwe, au Nord, où seraient régulièrement détenus des civils tutsis pris dans des rafles. Vendredi dernier, l'ambassadeur de France à Kigali s'est associé à une démarche commune auprès du Président de tous les représentants diplomatiques occidentaux. Déplorant « la résurgence de la haine et de la violence qui a fait de nombreuses victimes innocentes », ceux-ci ont demandé au général Habyarimana que « toute la lumière soit faite sur les causes et les responsabilités ». Pourtant, à Jean Carbonare, lui citant des atrocités commises, l'ambassadeur Martres - qui vient d'être prolongé à son poste, sur l'insistance du général Habyarimana, par le président Mitterrand - avait répondu qu'il ne s'agissait que de « rumeurs ». C'est ce qu'avait également cru, sans doute, son collègue américain jusqu'au jour où trois de ses ressortissants, travaillant pour un organisme humanitaire dans le Nord, furent agressés par les milices du régime. Or, à la suite d'une « démarche franche » du diplomate américain à la présidence rwandaise, des voitures munies de haut-parleurs ont fait le tour du village en question pour annoncer à la majorité hutue que le « programme » était « momentanément suspendu ».

Stephen SMITH
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024