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Num
24884
Date
Vendredi 5 avril 2019
Ymd
Author
File
Size
191461
Pages
4
Urlorg
Title
Rwanda-RDC : de Gisenyi à Goma, deux pays toujours liés par un destin sanglant
Subtitle
En juin 1994, les organisateurs du génocide rwandais se sont repliés dans le nord-ouest, puis au Zaïre, future RDC. La frontière est devenue le symbole d’une histoire commune et violente.
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Type
Language
FR
Citation
Chaque dimanche, c’est la fête au Tam Tam Beach de Gisenyi. La sono poussée à fond, des adolescents rieurs entrent dans l’eau en esquissant quelques pas de danse, face aux tablées familiales de cette guinguette posée sur le sable. Au loin, quelques jet-skis enchaînent d’audacieux loopings sur le lac Kivu, qui s’étend à perte de vue, frontière naturelle entre le Rwanda et la république démocratique du Congo (RDC). Comment imaginer, face à cette insouciance joyeuse, que vingt-cinq ans plus tôt, cette région a été le théâtre de l’une des pires tragédies du XXe siècle ?

Missile



Petite station balnéaire greffée sur les rives du lac, Gisenyi n’a pas été épargnée par le génocide de la minorité tutsie, qui fera près d’un million de morts en trois mois. Ici, encore plus qu’ailleurs, les victimes étaient ciblées depuis longtemps. « On parle toujours de 1994, mais la logique génocidaire s’est en réalité enclenchée dès 1956, insiste Emmanuel, employé à la mairie. On a commencé à tuer des Tutsis, par vagues régulières, dès la veille de l’indépendance ». Mais au début des années 90, c’est bien dans la région de Gisenyi que les pogroms recommencent. A cette époque, les principaux responsables du pouvoir sont tous originaires de cette zone de collines brumeuses qui encerclent le lac Kivu : le président Juvénal Habyarimana et surtout le puissant clan de sa femme, Agathe. Mais aussi tous les plus hauts gradés de l’armée, à commencer par le colonel Théoneste Bagosora, général à la retraite, devenu directeur du cabinet du ministre de la Défense, aujourd’hui considéré comme le « cerveau du génocide ». Il sera condamné en 2011 à trente-cinq ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Quand l’avion de Habyarimana (dans lequel se trouve aussi le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira) est abattu par un missile le 6 avril 1994, ce sont les plus extrémistes parmi ses proches, originaires de Gisenyi, qui commandent dans les coulisses le « gouvernement intérimaire » immédiatement mis en place, et qui supervisent les massacres. En juin 1994, c’est aussi dans cette ville que se réfugie ce gouvernement génocidaire, acculé à la fuite par l’avancée des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement dominé par la minorité tutsie et qui, à lui seul, mettra un terme au génocide, dans un pays abandonné par la communauté internationale.

A la mi-juillet, les dés sont jetés : les génocidaires quittent le pays pour se rendre en face, à Goma, sur l’autre rive du lac Kivu, entraînant dans leur sillage une population hutue paniquée par les rumeurs de vengeance du FPR, entretenues par les chefs extrémistes. En quelques jours, plus d’un million de personnes traversent cette frontière, d’à peine quelques mètres, qui sépare les deux villes de Gisenyi et Goma. Ce lieu de passage, on l’appelle encore « la grande barrière ». Il fut longtemps constitué de cahutes rudimentaires. Depuis fin 2017, un terminal ultramoderne, financé par la fondation du milliardaire américain Howard Buffett, relie ces deux cités, fausses jumelles dont le destin est lié depuis vingt-cinq ans. Mais l’avenir est souvent imprévisible.

Point de passage



Dévastée par le génocide, Gisenyi finit par se relever de ses cendres, alors que Goma reste encore aujourd’hui gangrenée par la misère et l’insécurité qu’entretient une myriade de groupes rebelles à ses portes. Le contraste est saisissant. D’un côté, une petite station balnéaire proprette et organisée. De l’autre, un chaos bouillonnant dans un océan de pénurie. Rarement une frontière aura séparé, avec une telle proximité, deux mondes aux antipodes. « Dès que les balles crépitent à Goma, je file à Gisenyi, où beaucoup de Congolais se sont récemment installés, même s’ils travaillent à Goma. La vie est moins chère au Rwanda, les banques ne risquent pas de faire faillite, tous ceux qui ont un peu d’argent à Goma y ont un compte. Mais surtout, au Rwanda, il y a la sécurité », raconte Blaise Ndola, jeune blogueur congolais. Comme beaucoup de compatriotes de sa génération, l’homme de 26 ans se réjouit de l’apaisement récent des relations entre les deux pays. « Depuis que je suis né, je n’ai connu quasiment que des situations de tensions de part et d’autre de la frontière », souligne celui qui souhaite « vivre désormais en paix avec le Rwanda », rappelant que Goma est « bien plus proche » de Kigali que de Kinshasa, lointaine capitale de la RDC.

Située à l’extrémité orientale d’un pays-continent, grand comme l’Europe de l’Ouest (2,34 millions de kilomètres carrés), Goma dépend aujourd’hui entièrement du minuscule Rwanda voisin (26 338 kilomètres carrés), pour son ravitaillement. La faute en grande partie aux groupes armés qui ont désorganisé les circuits agricoles et commerciaux. Si le point de passage de la « grande barrière » prend désormais des allures high-tech, celui de la « petite barrière », monopolisée par les commerçants, reste un joyeux foutoir où chaque matin, une foule, essentiellement composée de femmes, se presse les pieds dans la boue. Elle se soumet aux rituels sanitaires de prévention contre Ebola depuis que l’épidémie fait des ravages à Beni, à 350 kilomètres au nord de Goma, ayant fait plus de 500 morts dans le pays. Une fois ces contrôles effectués, les femmes foncent acheter des produits vivriers côté rwandais avant de revenir les vendre côté congolais. « Bienvenue dans la première frontière du monde », clame, un rien sarcastique, Emile, un policier qui n’hésite pas à cravacher les commerçantes qui sortent du rang. Il soutient que ce point de passage est désormais l’un des plus encombrés de la planète. « Si Ebola arrive à Goma et qu’on ferme la frontière, ce sera une catastrophe alimentaire pour nous », souligne un entrepreneur congolais.

Incursions



La ville vit déjà sous perfusion humanitaire. Toutes les agences onusiennes et les ONG internationales ont pignon sur rue, leurs stickers s’affichant sur d’énormes 4 × 4 qui sillonnent les rues boueuses de la capitale du Nord-Kivu. Arrivés en 1994, les humanitaires ne sont jamais repartis. Visiblement sans avoir réussi à résorber les maux de la région. Quel contraste, là encore, avec Gisenyi, où aucune enseigne d’ONG n’est visible. Elles ont été priées de quitter le Rwanda après le génocide, quand le FPR a pris le pouvoir dans un pays en ruines.

Le retour à la normale a pourtant été bien long. Pendant plusieurs années, l’insécurité a également miné Gisenyi. « Quand le gouvernement génocidaire est passé à Goma, avec l’armée et les militaires, c’est comme si l’idéologie génocidaire s’était déplacée de l’autre côté de la frontière. A Goma, ils ont fait la chasse aux Tutsis qui y vivaient depuis plusieurs années. Et ils ont multiplié les incursions meurtrières au Rwanda », se souvient John, qui avait 10 ans au moment du génocide. Il n’a pas oublié l’attaque de son internat de Gisenyi : « Une nuit, en 1996 ou 1997, j’étais encore très jeune, les balles ont frôlé ma tête, ça tirait partout dans le dortoir puis ils sont repartis de l’autre côté de la frontière. »



Au cimetière de la ville, une stèle rappelle la mémoire des 28 employés de la Bralirwa, la brasserie nationale installée sur les rives du lac. En 1998, leur bus est arrêté par un groupe d’hommes qui exige de ces derniers qu’ils se séparent. Les Tutsis d’un côté, les Hutus de l’autre. Les employés refusent. Ils seront tous tués, à l’exception d’un rescapé, blessé. 1998, c’est aussi l’année où les forces rwandaises décident de franchir la frontière et de mettre elles-mêmes un terme aux incursions venues de l’autre côté du lac. La suite est une longue série de conflits, qui feront tomber le régime du maréchal Mobutu à Kinshasa et enracineront le règne des seigneurs de guerre dans l’Est. En RDC, le ressentiment contre le Rwanda, accusé d’avoir envahi et pillé la région, est encore sensible. Et les relations entre les deux pays ont longtemps été hostiles. Les mémoires jouent souvent les unes contre les autres. Mais au Rwanda, le souvenir du génocide écrase tout le reste.

Démons ethniques



Les employés de la Bralirwa ne sont pas les seuls à êtres enterrés au cimetière de Gisenyi. Le site est devenu un mémorial où reposent plus de 3 000 victimes. « On a rebaptisé cet endroit la commune rouge, rappelle Innocent Kambanda, un responsable d’Ibuka, l’association des rescapés du génocide. Pendant l’extermination, c’est sous prétexte de les emmener à la commune qu’on embarquait les Tutsis jusqu’ici. Avant de les tuer devant une fosse creusée entre les tombes. En arrivant, ils ne savaient pas ce qui les attendait. Mais pour les tueurs, c’était une façon de rationaliser les massacres en perdant moins de temps à ramasser les corps ici et là. » Son père a été « convoqué à la commune » dès le premier jour du génocide, le 7 avril. Il n’en est jamais revenu.

A l’entrée du cimetière, des eucalyptus massifs s’orneront bientôt eux aussi d’une stèle. Elle rappellera que c’est contre ces troncs qu’on frappait à mort les bébés avant d’emmener leurs mères à la fosse. Un musée est également en construction sur le même site. Pour expliquer les racines d’une division ethnique alimentée par la propagande extrémiste, depuis l’indépendance. « Aujourd’hui, il n’y a officiellement plus de Tutsis ou de Hutus, nous sommes tous rwandais. Bien sûr, on n’efface pas tout ça d’un coup de baguette magique, mais pour la première fois de notre histoire, nous avons un gouvernement qui ne raisonne pas en termes ethniques », souligne Innocent Kambanda.


Ironie de l’histoire, alors que le Rwanda tente d’éradiquer les démons ethniques, ils n’ont jamais été aussi fort côté congolais. « Le tribalisme dicte tout désormais à Goma. Le choix du vote, la répartition des postes dans les institutions. Ce n’était pas le cas avant les années 90 », soupire un entrepreneur de cette ville, qui ne peut plus faire de commerce dans certaines régions au nord de la localité « parce que je n’appartiens pas à la bonne ethnie », dit-il. « Les ethnies, ce sont des histoires artificielles », assène pour sa part Yussuf Ntamuhaga dans un café proche de la gare routière de Gisenyi. Ce Hutu de 59 ans fait partie de ces Justes qui, souvent au péril de leurs propres vies, ont sauvé des Tutsis. « La logique génocidaire me semblait insensée. Tuer des gens juste pour ce qu’ils sont ? Impossible. Mais c’est aussi parce que je suis musulman. Notre communauté a mieux résisté aux sirènes de l’extrémisme que les chrétiens », constate-t-il. L’homme a sauvé une vingtaine de Tutsis, les cachant dans le coffre de sa voiture pour les faire passer à Goma. Parmi celles et ceux qu’il a arrachés ainsi aux griffes des tueurs, il y a ces deux jeunes filles, découvertes affamées et apeurées dans une bananeraie. L’aînée est aujourd’hui ministre de la Culture et des Sports. « Elle revient parfois me voir », dit Yussuf, en montrant sur son portable des photos prises cet été sur la plage de Gisenyi. Tout sourire, il pose à côté d’elle. Son prénom ? « Espérance », murmure son sauveur.

Maria Malagardis Envoyée spéciale à Gisenyi et Goma, Photo Alexis Huguet
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fgtquery v.1.9, February 9, 2024