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Il y a un an, les députés votaient le retrait de ce mot de la Constitution. Or, des universitaires veulent l’utiliser pour étudier les discriminations
Sorti par la porte, le mot entre par la fenêtre. En juillet 2018, les députés ont voté à l’unanimité le retrait du terme « race » de la Constitution. Cette décision pourrait donner l’impression qu’un consensus existe contre l’usage de ce mot, mais l’année écoulée montre qu’il n’en est rien : le terme de race fait un retour remarqué – et controversé – dans les milieux universitaires.
Il y a encore peu, la recherche se refusait à parler de « race ». Après la seconde guerre mondiale, les efforts consentis par l’Unesco afin de démontrer l’invalidité scientifique de ce terme faisaient référence. Portés par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss et l’écrivain Michel Leiris, les travaux scientifiques apportaient un démenti aux thèses racistes : ils insistaient sur le fait que les circonstances socioculturelles distinguent plus les hommes que les prétendues différences dictées par la nature. Plutôt que de parler de race, il convenait donc d’étudier l’ethnie.
Ce consensus a tenu bon pendant des décennies, tout particulièrement dans la France de l’universalisme républicain. Mais aujourd’hui, le terme de race refait surface, porté par une nouvelle génération de chercheurs. Souvent inspirés par la recherche américaine, ils défendent, non pas l’idée que l’humanité est composée de populations séparées par des caractéristiques biologiques distinctes, mais la nécessité d’étudier de plus près les discriminations. « C’est un thème qui revient car, même si deux ou trois générations nous séparent des grandes vagues d’immigration venues d’Afrique des années 1950 aux années 1970, la discrimination existe toujours pour les enfants et petits-enfants de ces immigrés nés en France, explique Juliette Galonnier, sociologue, postdoctorante à l’Institut national d’études démographiques (INED). Ce ne sont donc pas seulement les personnes étrangères qui sont stigmatisées. Ce qui est en jeu, c’est la race. La race est une fiction, mais ses conséquences sur le monde social sont bel et bien réelles. »
« Processus de catégorisation »
En France, les chercheurs qui souhaitent travailler sur les discriminations se heurtent cependant à un interdit : il est impossible de collecter des statistiques ethniques. Pour contourner cet écueil, les chercheurs ont fait preuve d’inventivité : dans l’enquête sur les discriminations « Trajectoires et origines », l’INED et l’Insee, plutôt que de poser des questions sur l’appartenance ethno-raciale, ont demandé le pays de naissance des parents et grands-parents. Cette parade a permis de mettre au jour l’ampleur des discriminations subies, en France, par les populations issues de l’immigration, mais elle s’épuise avec le temps : à la troisième génération, le dossier ne porte plus la trace des origines étrangères, alors que la différence ethnique peut encore être présente.
Pour Juliette Galonnier, ces difficultés plaident pour l’usage du « concept » de race. « Il est possible en sciences sociales d’employer ce terme à condition de rompre avec ses usages passés et de le refonder de manière rigoureuse. » Selon la chercheuse, le « concept » de race ne renvoie pas à la couleur de la peau mais à un « processus de catégorisation », qui classe les individus sur la base de leur apparence : « La catégorie de race est plus forte et plus explicite que le terme “d’ethnicité”, qui évoque moins la violence des processus de hiérarchisation à l’œuvre. »
Rachida Brahim, chercheuse au laboratoire méditerranéen de sociologie de l’université Aix-Marseille, utilise, elle aussi, le terme de race. « Je me suis intéressée au traitement pénal et législatif des crimes racistes commis à l’encontre de Maghrébins entre les années 1970 et la fin 1990. Je me suis rendu compte que, si les politiques d’immigration reposaient sur une catégorisation ethno-raciale des individus, la France restait incapable de légiférer sur le mobile raciste. Il a fallu attendre 2003 pour qu’une loi en fasse une circonstance aggravante. Employer le terme de race comme un concept m’a aidé à comprendre les violences sociales, physiques ou psychiques que me relataient les personnes interviewées. »
La juriste Gwénaële Calvès, codirectrice du groupe de recherche Politiques antidiscriminatoires au CERI-Sciences Po, s’inquiète de ce « tournant racial ». « L’utilité scientifique de ce terme n’est pas prouvée : elle n’est que postulée. Ce n’est pas parce que, dans les cours de récré, on se traite de “sale race” que la race devient un concept utile au progrès de la recherche. Toute démarche scientifique suppose une rupture épistémologique : le “genre”, par exemple, est une catégorie scientifique qui n’a pas le contenu biologisant du mot “sexe”… Le recours au mot race par certains acteurs sociaux ne justifie donc en rien sa réintroduction dans le discours scientifique. »
« Tendances à l’essentialisation »
Sans remettre en cause les intentions des chercheurs employant cette terminologie, le philosophe Alain Policar redoute, lui aussi, les effets non maîtrisés de leur discours. « On observe un phénomène paradoxal. L’antiracisme “politique” réintroduit une pensée racisante. C’est très dangereux. Cela renforce les tendances à l’essentialisation de l’esprit humain, alors qu’il faut les combattre. » Comme beaucoup, il craint que les sciences sociales participent au renforcement de l’idée selon laquelle les races existent.
Le désaccord ne porte pas que sur le lexique : il concerne aussi le potentiel explicatif du prisme racial. En octobre 2018, l’historien Gérard Noiriel a ainsi remis la question sociale au centre du débat. « Le critère socioprofessionnel est le plus déterminant, car c’est celui qui commande en dernière instance l’accès à la parole publique, écrivait-il dans un post de blog. Les femmes, les minorités ethniques ou sexuelles ont des porte-parole qui proviennent de leur propre communauté, car il existe parmi elles des gens qui possèdent le capital culturel et-ou scolaire leur permettant de défendre leur cause en public. Ce qui n’est pas le cas des classes populaires car elles sont exclues, par définition, de la culture politique légitime. »
La réplique est venue en février : la revue Mouvements a publié cinq articles pour répondre à Gérard Noiriel. Dans sa contribution à ce dossier, la philosophe et politiste Silyane Larcher explique ainsi qu’il est essentiel que la race préserve son autonomie, car cet élément se joue des catégories sociales : « L’expérience de la discrimination raciste par la police ne touche pas uniquement les jeunes hommes dont la tenue vestimentaire renverrait aux codes des quartiers populaires. Elle n’épargne pas les “bourgeois” des beaux quartiers. »
M.-O. B.