A l’occasion des 25 ans du génocide au Rwanda, Florent Piton revient sur son excellente synthèse parue en août 2018 aux éditions La Découverte.
Nonfiction.fr : Vingt-cinq ans après les faits, comment la société rwandaise vit-elle avec le génocide ?
Florent Piton : 25 ans, c’est à la fois long et très court : comme les « sorties de guerre », la « sortie » du génocide est un processus complexe qu’on ne peut analyser qu’en prêtant attention aux dynamiques de longue durée. Le Rwanda est aujourd’hui un pays pacifié, qui connaît une croissance économique particulièrement élevée, au point de paraître un « modèle » pour le reste de l’Afrique. Aujourd’hui, la majorité des habitants est née après 1994, et les rescapés ne représentent qu’une part infime de la population. Il n’en reste pas moins que le génocide est très présent, dans l’espace par la présence des mémoriaux, dans les discours publics également. Une politique de réconciliation a été menée, corrélée à un travail sur la justice, ce qui ne signifie pas que l’univers de la menace ait totalement disparu, notamment pour les rescapés souvent isolés et fragiles sur les plans économique ou psychologique. Les autorités rwandaises ont beaucoup insisté sur la dialectique de l’aveu et du pardon, ce qui n’allait pas nécessairement de soi juste après 1994. Il y aurait beaucoup à dire sur ce « nouveau Rwanda », où l’on explique souvent revenir à l’essence de ce qu’étaient la société et la culture « traditionnelles » avant la colonisation. En mettant au cœur des discours et des politiques publiques cette notion d’« unité des Rwandais », il s’agit bien en tout cas de rompre avec la phraséologie qui, à bien des égards, a rendu le génocide possible.
Vous montrez bien qu’au départ les catégories sociales Tutsi/Hutu étaient mal définies et la frontière assez floue. Comment s’est exacerbé l’antagonisme entre ces deux groupes ?Il existait bien dans le Rwanda ancien des catégories qu’on appelait Hutu et Tutsi, mais leurs frontières, qui avaient au demeurant beaucoup évolué entre les 17
ème et 19
ème siècles au moins, étaient lâches et fluctuantes. Il semblerait que les Tutsi aient été plutôt des éleveurs et les Hutu plutôt des agriculteurs : il ne s’agissait donc ni d’« ethnies » (se distinguant par le territoire, la langue ou la « culture) ni a fortiori d’entités figées et anhistoriques. Pourtant, les premiers Européens – explorateurs, missionnaires, administrateurs coloniaux – présents au Rwanda vont lire l’organisation sociale du pays au prisme de la raciologie du second xixe siècle. Pour faire simple, on considère alors qu’il n’y a pas d’unité humaine et qu’il est possible d’identifier, y compris parmi les populations noires, des races distinctes. Parce qu’ils paraissent contrôler le pays, les Tutsi vont être assimilés à une race « supérieure », définie par des critères tout à la fois somatiques et intellectuels, quand les Hutu vont être davantage associés aux stéréotypes d’ordinaire accolés aux Noirs. Ce sont donc bien des Tutsi (mais pas les Tutsi, la nuance est importante !) qui vont bénéficier de « privilèges » dans l’Etat colonial, pour l’accès aux postes administratifs ou aux écoles secondaires. Cette lecture et cette politique se font toutefois au prix d’une confusion : en réalité, l’essentiel des « petits Tutsi » partagent le sort des Hutu, avant et après la colonisation. Il n’en reste pas moins que lorsqu’apparaît à la fin des années 1950 un mouvement hutu prétendant défendre le « petit peuple » ou le « peuple majoritaire », ses cadres vont expliquer que ce sont les Tutsi en tant que tels et en tant que groupe monolithique qui oppriment les Hutu. La révolution qui s’ensuit conduit, avant même l’indépendance finalement obtenue en 1962, aux premières violences contre les Tutsi et, surtout, à la mise en œuvre d’une république très largement racialiste. Outre les pogroms réguliers dans les années 1960, on explique que les Tutsi occuperaient toujours une place indue dans l’enseignement, l’administration, l’Eglise par exemple, un discours qui justifie des pratiques d’identification et d’exclusion légale dans le cadre de ce que j’appellerais un peu vite ici l’Etat documentaire : les cartes d’identité ethnique, les statistiques et la politique dite « d’équilibre » (en fait de quotas) en sont les outils les plus connus. Bien sûr, ce racisme institutionnalisé n’a pas une histoire linéaire, et il faut se garder d’une lecture trop téléologique qui ferait remonter la genèse du génocide des Tutsi dès les années 1960 voire dès la période coloniale. Il n’en reste pas moins qu’on ne comprend pas grand-chose à l’extermination de 1994 si on ne prête pas attention à ces dynamiques de temps long.
La guerre entre le Front patriotique rwandais (FPR) et le gouvernement apparaît comme l’élément clé qui conduit au génocide, à partir de quel moment se dessine un véritable projet d’élimination des Tutsi ?Dès la fin des années 1950, puis dans les décennies suivantes, des dizaines de milliers de Tutsi – et une partie de l’opposition politique intérieure – s’exile dans les pays voisins. A la fin des années 1980, on parle de 600 000 réfugiés. C’est dans ce contexte qu’est créé, au sein de groupes installés en Ouganda, le Front patriotique rwandais (FPR) en 1987. Ce mouvement politique et militaire finit très progressivement par fédérer une partie de la diaspora, notamment après son choix de porter le combat sur le terrain des armes en octobre 1990. La guerre civile qui s’installe alors, dans un contexte marqué également à l’intérieur du pays par le retour du multipartisme, n’explique pas à elle seule le génocide : il faut aussi tenir compte de ce qui vient avant. Reste que comme pour les autres génocides du xxe siècle (les Arméniens, la Shoah), l’extermination s’insère dans la guerre. De même que les « petits Tutsi » avaient été confondus avec les élites sociales et politiques au moment de la révolution en 1959-1961, les Tutsi dits « de l’intérieur » sont assimilés au FPR et à la figure de l’ennemi. Dans la presse et dans les médias extrémistes d’alors – notamment la tristement célèbre Radio-télévision libre des mille collines qui commence à émettre en juillet 1993 – un vocabulaire spécifique se constitue pour désigner les Tutsi, vocabulaire qui emprunte au lexique de la vermine (« cafard », « serpent »), de la démonologie (« démon », « Satan »)… et de la guerre (« ennemi », « complice »). Une fois qu’on a dit cela, il reste bien sûr difficile d’identifier le moment à partir duquel se dessine le projet d’élimination des Tutsi : les choses changent en fonction des régions et des acteurs. Ce qui est sûr, c’est qu’un certain nombre de personnes et d’institutions organisent progressivement à partir de 1990 la mobilisation des moyens de l’Etat et de la population. On peut prendre l’exemple de l’autodéfense civile, mise en œuvre à la charnière de l’armée et de l’administration : celle-ci vise d’abord à assurer la constitution d’une seconde ligne de défense « civile » derrière la ligne de front dans le cadre de la guerre, puis en vient peu à peu à cibler les Tutsi sur les collines, dans le cadre de pogroms récurrents, quoiqu’encore localisés, dans les années et les mois qui précèdent avril 1994.
Vous utilisez l’expression « génocide de proximité » et donnez des exemples terribles de femmes hutu tuant leurs enfants tutsi ou de maris livrant leur femme tutsi aux génocidaires. Est-ce la peur de représailles ou la conviction qui ont conduit à de tels actes ?J’emprunte cette expression, et plus généralement toutes ces analyses sur les meurtres commis dans le cadre des relations de voisinage, aux travaux d’Hélène Dumas (Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014). Celle-ci montre bien qu’outre la logique verticale ou étatique (qui implique la mobilisation des moyens de l’Etat en vue de l’extermination), le génocide des Tutsi repose également sur une logique horizontale consistant dans la participation massive des civils dans les massacres. Bourreaux et victimes vivaient avant 1994 sur les mêmes collines, avaient étudié dans les mêmes écoles, fréquentaient les mêmes églises, là même où des dizaines de milliers de Tutsi sont assassinés. Cette « réversibilité des liens sociaux » (j’emprunte à nouveau cette expression à Hélène Dumas) est sans doute l’une des spécificités les plus saillantes du génocide des Tutsi. Dans cette perspective, les meurtres infra-familiaux existent, même s’il ne faut pas nécessairement en grossir l’importance. Il semblerait que le plus souvent, ce soit la parentèle élargie qui pousse à l’élimination des enfants, ou d’un conjoint ou d’une conjointe. Pour autant, il est important de se confronter à ces modalités spécifiques de la violence car elles disent quelque chose de la circulation des imaginaires racistes dans la société rwandaise. A celles et ceux qui expliqueraient que le racisme ne fut pas un puissant ressort de mobilisation, je répondrais que certes, ce ne fut pas le seul ressort de mobilisation. Bien sûr, l’arrière-plan idéologique ne fait pas tout, mais on ne saurait l’évacuer d’un revers de main au profit de lectures strictement instrumentales. Les pratiques de cruauté déployées en 1994 attestent d’une certaine façon qu’on ne tue pas seulement par appât du gain, par peur ou par obéissance. Là où je rejoins toutefois certaines critiques qui ont pu être faite à cette lecture – et à mon livre ! – c’est que la manière dont ces imaginaires ont circulé reste mal connue. J’essaie d’ouvrir quelques pistes, en parlant des écoles, des cabarets ou des marchés, mais ce sont là des pistes de recherche encore à explorer.
La France a eu un rôle terrible en soutenant le gouvernement génocidaire et en tardant à intervenir. Les propos d’hommes politiques ou journalistes, tels Hubert Védrine et Pierre Péan, sont en ce sens ambigus, sommes-nous prêts à reconnaître nos responsabilités ?En 25 ans, des travaux ont déjà été menés, par des chercheurs et des chercheuses bien sûr, mais également par des journalistes, des militantes et militants, voire d’anciens militaires ayant témoigné de ce qu’ils ont vécu au Rwanda. Un premier récit est donc déjà possible, même s’il reste des zones d’ombres. L’accès aux archives, en France, au Rwanda, et ailleurs permettra sans nul doute d’en savoir davantage, de même qu’on peut fort bien imaginer que d’autres témoignages soient recueillis sur cette action française depuis le début de la guerre en 1990. Ce travail permettra sans nul doute de contrecarrer les analyses très critiquables des auteurs que vous citez.
La rhétorique négationniste ou la prétendue volonté des Tutsi de dominer l’Afrique centrale rappellent l’après Shoah et les accusations portées contre les Juifs. Dans quelle mesure peut-on comparer le génocide des Juifs et celui de Tutsi ?Dans les années 1990, on voit fleurir dans la presse extrémiste anti-Tutsi des articles expliquant que les Tutsi se considèreraient comme un « peuple élu » et auraient mis en place un « plan de colonisation » du Kivu qui rappelle à bien des égards les Protocoles des sages de Sion. Déjà à l’époque coloniale, certains auteurs avaient expliqué que les Tutsi étaient en quelque sorte les « Juifs de l’Afrique ». On pourrait multiplier les exemples, avant et après le génocide : il y a des porosités entre l’antisémitisme et « l’anti-tutsime », et de fait, le négationnisme à l’endroit du génocide des Tutsi emprunte beaucoup aujourd’hui aux lectures révisionnistes et négationnistes de la Shoah. Plus généralement, la comparaison avec les autres génocides du xxe siècle a incontestablement des vertus heuristiques : comparer ne signifie d’ailleurs par réduire à ou assimiler. Si le génocide des Tutsi a ses spécificités, certains processus similaires sont identifiables. D’ailleurs, au moment où il a eu lieu, les travaux sur la Shoah connaissent d’importants renouvellements depuis le début des années 1990. La recherche sur le génocide des Tutsi s’appuie sur ces renouvellements. En témoignent par exemples les travaux sur les tueurs ou la place accordée aux témoignages de survivants.
* Propos recueillis par Anthony Guyon.