Citation
Vingt-cinq ans déjà depuis le début du génocide des Tutsi du Rwanda, le 7 avril 1994. Pour ceux qui sont nés depuis la fin des années 80, l’événement est entré dans l’histoire, avec la distance contenue dans ce mot, comme la guerre d’Algérie, les guerres civiles du Congo ou les deux Guerres mondiales. Au Rwanda, les deux tiers de la population ont moins de 30 ans. Ils ne connaissent ce qu’a vécu la génération précédente qu’à travers les paroles, ou les silences, de leurs parents.
La mémoire des rescapés, celle des “observateurs” étrangers et le travail de commémoration sont certes là. Mais l’écriture de l’histoire de ce génocide, nourrie déjà de nombreux travaux, représente un socle fondamental pour les personnes de bonne volonté soucieuses de cerner la réalité de l’innommable entreprise d’extermination, qui avait déjà frappé au XXe siècle les Arméniens de l’empire turc et les Juifs d’Europe. En cette date anniversaire, un rappel de l’essentiel de ce qui s’est passé au Rwanda d’avril à juillet 1994 n’est pas inutile.
Guerre civile en octobre 1990
Depuis octobre 1990, une guerre civile y avait opposé le mouvement armé du Front patriotique rwandais, implanté au nord du pays, et le régime du président Habyarimana, en place depuis juillet 1973 à la suite d’un coup d’Etat militaire. Des négociations, entamées en 1992 à Arusha, en Tanzanie, avaient débouché en août 1993 sur des accords de paix définissant un nouveau partage du pouvoir.
Le conflit avait rebattu les cartes politiques au Rwanda. Entre Habyarimana, incarnant le pouvoir hutu mis en place depuis la “révolution sociale” de 1959-1961, et le FPR, représentant une deuxième génération d’exilés tutsi, une opposition intérieure, essentiellement hutu, s’était affirmée.
Mais cette ouverture du régime avait rapidement suscité une réaction des extrémistes issus de l’ancien parti unique MRND, dont la stratégie consistait à réactiver la haine “ethnique” contre les Tutsi. Leur propagande opposait le “peuple majoritaire” hutu, le “vrai peuple rwandais”, et la “minorité féodale” tutsi, “étrangère”. Cette imagerie meurtrière avait déjà provoqué une vague de tueries en décembre 1963, au point que le mot génocide avait été prononcé dès cette époque par Bertrand Russell. De 1992 à début de 1994, on assiste à une sorte de course entre cette mobilisation raciste et la tentative d’ouverture démocratique.
Saboter les accords de paix
Dans les huit mois suivant la signature des Accords d’Arusha, les tenants du radicalisme raciste hutu font tout pour les saboter. La seule instance issue des accords qui ait été mise en place était le président Habyarimana. Sa disparition dans la nuit du 6 avril, dans un attentat dont nous savons aujourd’hui qu’il a été provoqué par un missile tiré des abords du camp militaire de Kanombe, est suivie aussitôt de l’élimination des personnalités hutu clefs des institutions (Premier ministre, etc.), ce qui met à terre le plan de paix. Un coup d’Etat mené par un militaire en retraite, le colonel Bagosora, met au pouvoir le 8 avril un gouvernement “intérimaire”, dit des “sauveurs”, constitué exclusivement d’extrémistes du courant Hutu power, excluant le FPR, pourtant signataire des Accords, et les démocrates hutu.
Dès la matinée du 7 avril et dans les jours suivants, des massacres systématiques ciblant tous les Tutsi (et les Hutu qui refusent cette logique) éclatent, à Kigali et dans le pays, attestant de l’existence d’un plan dûment préparé. Les autorités en place, des préfets aux bourgmestres, ainsi que des notables hutu (médecins, enseignants, prêtres, commerçants) sont mobilisés pour ce “travail” dit “d’autodéfense”.
Trois mois de massacres
Les trois mois de massacres sont d’une efficacité terrifiante, surtout si on voit que l’essentiel du “travail” a été perpétré en avril. Ce génocide “populaire”, mobilise des dizaines de milliers d’acteurs, mis en condition depuis des mois par une propagande haineuse, qui se poursuit durant le génocide par le biais de la radio RTLM, dont les journalistes s’intitulent eux-mêmes “l’état-major des mots”.
Le scénario des tueries est répétitif : les Tutsi sont incités à se réfugier dans des lieux publics (stades, mairies et surtout églises). Des militaires y jettent des grenades et les fuyards terrorisés sont tués à coups de machettes par les miliciens Interahamwe. Chaque fois, des dizaines de milliers de personnes sont abattues, par familles entières. Les cadavres, mutilés, détroussés, ont été retrouvés, amoncelés ou jetés dans des fosses communes, partout dans le pays. A Nyamata, au sud-est du Rwanda, 50000 Tutsi ont ainsi été tués entre le 11 avril et le 14 mai, sur les 59000 qui vivaient près de cette paroisse. Pour ceux qui s’étaient enfuis dans les marais, des battues quotidiennes sont menées par des bandes de jeunes tueurs, comme s’il s’agissait d’un job. Hommes, femmes et enfants sont abattus avec une cruauté sans limites. Selon le médecin allemand Wolfgang Blam, présent à Kibuye à l’époque, 5000 personnes ont été massacrées dans le stade les 19-20 avril et presque tous les Tutsi de la région (soit 20% de la population) ont été massacrés, si bien qu’en mai, la situation étant jugée “normale”, les salaires ont pu être versés aux fonctionnaires. Ces situations locales sont infiniment plus parlantes que le chiffre brut, et inouï, de près d’un million de victimes.
Témoignages multiples
Les témoignages sur ce troisième génocide du XXe siècle sont multiples : agents de la Croix rouge à Kigali, journalistes qui ont découvert les scènes de tueries, à l’est du pays, où le FPR avait pu progresser rapidement, ou à l’ouest, avec les troupes françaises de Turquoise, dossiers des procès devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ou devant des cours de justice européennes comme à Bruxelles en 2001, grandes enquêtes d’African Rights, de la FIDH et de Human Rights Watch…
Une enquête démographique publiée en 2003 par le sociologue belge Philip Verwimp sur trois préfectures du centre-ouest du pays, révèle qu’un tiers des foyers tutsi y ont été totalement exterminés, souvent en un jour et en un lieu, et que seulement 8% sont sortis indemnes. Ce modèle génocidaire contraste avec les foyers hutu victimes ensuite de représailles et dont 91% n’ont perdu aucun des leurs.
La rapide progression du FPR, facilitée par l’investissement de l’armée dans les massacres, a sauvé des milliers de Tutsi, mais, le plus souvent, n’a pu que constater l’ampleur des tueries. L’inaction internationale est connue, avec le retrait des Casques bleus belges décidé dès le 14 avril à la suite de l’assassinat de dix d’entre eux le 7, puis la réduction de cette force de l’ONU à 270 militaires. Ensuite la très ambiguë intervention française dite “Turquoise” le 22 juin suivant n’arrête pas la poursuite du génocide (les massacres de Bisesero, à l’ouest du pays, en témoignent) et facilite en fait la fuite au Congo des responsables politiques et militaires du génocide.
Dès 1994, le déni est affiché par les acteurs de ce génocide et chez leurs amis.