Sous titre
Faut-il croire le pamphlet de Pierre Péan sur le Rwanda (Noires fureurs, blancs menteurs, Mille et Une Nuits, 2005) ? Selon lui, les crimes des Tutsi depuis 1990 auraient été plus importants que le génocide perpétré par les Hutu en 1994. A l’approche du 25e anniversaire du déclenchement du génocide des Tutsi du Rwanda, Conspiracy Watch republie, en partenariat avec le magazine L’Histoire, cette interview de Jean-Pierre Chrétien, spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs et auteur de Rwanda. Les médias du génocide (Karthala, 1995) (source : L’Histoire, n° 306, février 2006).
Citation
L’Histoire : Pierre Péan a relancé la polémique sur le génocide rwandais de 1994. Pouvez-vous nous rappeler les faits tels qu’ils sont établis ?
Jean-Pierre Chrétien : D’abord culpabiliser en bloc “les Hutu” ou “les Tutsi” est un manichéisme trompeur. Le 6 avril 1994, l’avion ramenant de Dar-es-Salaam à Kigali le président rwandais hutu Juvénal Habyarimana est abattu. Dès le lendemain, les extrémistes hutu déclenchent le massacre des leaders de l’opposition hutu et l’extermination des Tutsi. Ces tueries ont duré d’avril à fin juin et ont fait au moins 800 000 victimes.
Ce génocide intervient dans le contexte de la guerre civile qui opposait depuis 1990 le pouvoir de Kigali au Front patriotique rwandais FPR. Celui-ci regroupait des descendants de Tutsi qui s’étaient réfugiés en Ouganda et dans les autres pays voisins du Rwanda à la suite des persécutions subies de 1959 à 1973 de la part du régime mis en place au tournant de l’indépendance.
Cette guerre reprend le 8 avril 1994 et les troupes du FPR, commandées par Paul Kagame, finissent par contrôler l’ensemble du pays, mettant fin au génocide au début de juillet. Le FPR contrôle le pouvoir depuis lors.
L’H. : Pierre Péan n’hésite pas à affirmer que les tueries de 1994 pourraient être vues comme des “représailles” aux attaques menées par le FPR, le rendant ainsi responsable, indirectement, du massacre des Tutsi.
J.-P. C. : Le FPR avait pris un risque en franchissant la frontière ougando-rwandaise en octobre 1990 pour renverser le régime. Mais il a aussi conforté l’opposition intérieure hutu et tutsi, qui établit d’ailleurs des contacts avec lui au printemps de 1992. Ce sont les proches du pouvoir, liés au parti unique MRND (Mouvement révolutionnaire national pour la démocratie) qui, en réponse, ont réveillé les passions ethniques. Le FPR a certes commis des exactions contre des populations hutu, notamment en février 1993. Mais une logique de paix l’emporte avec la conclusion en août 1993 à Arusha (Tanzanie), d’accords fondés sur un partage du pouvoir entre le président Habyarimana, les partis d’opposition intérieurs et le FPR. L’application de ces accords se heurte à une obstruction violente à la fin de 1993 de la part des extrémistes hutu.
L’attentat du 6 avril 1994 intervient dans cette conjoncture. Il mériterait une enquête internationale transparente. Déjà la mission parlementaire française de 1998 a mis en valeur la complexité du dossier. Certains ont incriminé des extrémistes hutu, mais l’implication d’éléments du FPR est également plausible. Cependant, à supposer que l’on admette cette dernière hypothèse, l’essentiel n’est pas là : la préparation du génocide des Tutsi avait commencé depuis des années. Le thème de la “colère populaire spontanée” a été celui de la propagande des autorités responsables des massacres.
L’H : Il s’agit donc bien d’un génocide planifié ? Qu’est-ce qui permet de le dire ?
J.-P. C. : L’extermination des Tutsi a été conçue comme une solution au maintien d’un “pouvoir hutu” dès 1991 : “identification de l’ennemi” c’est-à-dire les Tutsi dans un rapport produit au début de 1992 par l’état-major rwandais ; développement d’une “autodéfense civile” et entraînement de milices (les interahamwe du parti MRND) ; commandes de 600 000 machettes en 1993.
Une propagande raciste virulente, développée surtout par des médias officieux, comme le bimensuel Kangura créé dès l’été 1990 et la RTLM (Radio-Télévision libre des Mille Collines) à partir de l’été 1993, ravive l’idéologie des années 1950-1960 : les inyenzi (cafards) tutsi seraient fourbes par nature et utiliseraient leurs femmes pour infiltrer la société. Selon le principe des “accusations en miroir”, les Tutsi sont dénoncés comme des ennemis dangereux qu’il faudrait neutraliser préventivement.
Cette préparation du génocide est le fait d’un premier cercle du pouvoir, l’akazu , la “maisonnée” présidentielle, de dirigeants civils ou militaires liés à l’ancien parti unique MRND, du nouveau parti extrémiste CDR (Coalition pour la défense de la République) créé en mars 1992, enfin d’opposants hutu ralliés aux thèses extrémistes dites “Hutu power” , qui dénoncent les négociations d’Arusha.
L’H.: Sait-on comment les choses se sont déroulées au printemps 1994 ?
J.-P. C. : Dès le 8 avril, à l’initiative d’un comité militaire mené par le colonel Bagosora, est formé un “gouvernement intérimaire” constitué d’extrémistes présidé par Jean Kambanda. En une quinzaine de jours, il met au pas les cadres administratifs réticents : par exemple le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, est démis le 17 avril et sera exécuté.
Sur le terrain, les massacres sont perpétrés méthodiquement par les interahamwe et, plus généralement, par des paysans convoqués sur des “barrières” de contrôle ou pour de véritables battues. Les autorités locales, préfets, bourgmestres, directeurs d’école, médecins… encadrent la population. Armée et gendarmerie prêtent main-forte. Les tueries sont rythmées par les appels au meurtre de la radio RTLM. Un chercheur américain a estimé que près de 200 000 personnes ont participé aux massacres.
L’H. : La France a été mise en cause pour avoir soutenu le régime hutu, y compris après le déclenchement du génocide. Que peut-on en penser actuellement ?
J.-P. C. : Comme ses prédécesseurs, François Mitterrand a soutenu le régime pour défendre la francophonie sur la frontière est du Congo. En échange d’un appui financier et militaire, depuis l’attaque du FPR en 1990, il a poussé le président Habyarimana à la démocratisation.
Ce qui est plus problématique, c’est l’absence de réactions de Paris face à la montée d’un racisme d’État attesté notamment par des pogroms récurrents de 1991 à 1993.
La position française reste ambiguë après le déclenchement du génocide. L’opération “Turquoise”, l’envoi de soldats français en juin 1994 sous l’égide de l’ONU, avait pour objectif affiché d’arrêter les massacres et de créer une “zone humanitaire sûre” dans le Sud-Ouest. Mais certains dirigeants militaires voulaient aussi casser l’avancée du FPR, et les forces du gouvernement génocidaire ont pu passer au Zaïre.
L’H. : Quelle est la responsabilité des autres grandes puissances ? Et celle de l’ONU ?
J.-P. C. : Les Nations unies ont presque réduit à néant la Minuar (Mission des Nations unies pour le Rwanda) formée à la suite des accords d’Arusha, après l’assassinat de dix Casques bleus belges le 7 avril 1994. Traumatisée en 1993 par le bourbier somalien, l’administration Clinton a refusé d’intervenir et a préféré parler de “massacres interethniques” . Pour Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l’ONU, il s’agissait d’une “reprise de la guerre civile”, dans laquelle il fallait rester neutre.
L’H. : Peut-on parler à propos des victimes hutu du FPR depuis 1990 d’un autre génocide ?
J.-P. C. : Il serait absurde d’idéaliser l’actuel pouvoir de Kigali. L’Armée patriotique rwandaise (APR) a commis des crimes de guerre et même des crimes contre l’humanité, notamment contre des Hutu réfugiés dans la forêt congolaise ; 200 000 personnes ont disparu, tuées par la rébellion congolaise ou par l’APR, victimes de la faim, voire enfuies dans des pays voisins.
Mais la notion de génocide recouvre une définition précise, posée par l’ONU en 1948 : il faut une “intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel”. Or le gouvernement rwandais, en permettant à des centaines de milliers de réfugiés hutu de rentrer et de récupérer leurs terres, a montré qu’il n’avait pas planifié l’extermination systématique des Hutu. Si l’on veut rester rigoureux, évitons les symétries douteuses.
Propos recueillis par Coralie Febvre.
[Cet article a été publié initialement sous le titre « Rwanda : qui est responsable ? » dans le numéro 306 de L’Histoire, février 2006.]