Citation
ALPHONSE-MARIE NKUBITO est président du collectif des ligues et
associations de défense des droits de l'homme. Magistrat depuis 1978,
il a été nommé en 1982 procureur général à la cour d'appel de
Kigali. Il répond aux questions de « l'Humanité ».
Comment appréciez-vous l'intervention française au Rwanda ?
Quelle peut être l'issue d'une telle initiative ? La France est partie
prenante au Rwanda, depuis 1990. Elle ne peut donc pas être un bon
arbitre. On s'étonne que, sans consulter le FPR, sans consulter le
premier ministre désigné pour le gouvernement de transition à base
élargie par les accords d'Arusha, Faustin Twagiramungu, mais seulement
à l'appel de Kigali, la France ait décidé cette intervention.
Il est vrai que sauver une vie humaine, c'est toujours bon. Mieux vaut
tard que jamais. Mais il est aussi mauvais d'intervenir aussi tard,
alors que les troupes françaises ont assisté au début du massacre, et
que les autorités françaises ont abandonné cette population qu'elles
disent tant aimer.
Un autre sujet de condamnation : la visite publique des officiels
français à des représentants gouvernementaux - comme on l'a vu sur les
écrans de la télévision - est une reconnaissance non camouflée de ces
autorités. Personne n'ignore, par exemple, le rôle joué par le préfet
de Cyangugu dans la région. Ce personnage est allé jusqu'à assassiner
son gendre, représentant de notre association dans le département.
Nous avons demandé à la France de se racheter aux yeux des démocrates
rwandais en faisant en sorte que les criminels soient arrêtés et
jugés. Or, la France héberge la majorité de ces criminels. C'est pour
couvrir les tueurs que la France est intervenue.
Les dirigeants français se présentent comme les animateurs du
processus puis des accords d'Arusha. Qu'en pensez-vous ?
Ces accords n'ont pas été imposés par la France. Ils ont abouti grâce
à la volonté des parties en conflit, le Front patriotique rwandais,
les partis d'opposition et leurs représentants au gouvernement (comme,
par exemple, le ministre des Affaires étrangères de l'époque), alors
que les représentants de la mouvance présidentielle faisaient tout
pour paralyser la conclusion d'un accord.
La France a participé aux négociations d'Arusha comme observatrice, au
même titre que beaucoup d'autres pays. Dans le même temps, Paris
encourageait le président à signer les accords pour obtenir une
meilleure image face à l'opinion internationale en lui promettant
d'énormes moyens pour lui assurer la victoire en cas d'élections et
pour isoler le FPR. Et, tout en signant les accords, les durs du parti
de Habyarimana préparaient leur plan d'extermination au cas où celui
de la France échouait.
Comment, après l'horreur, peut-on, selon vous, imaginer une issue pacifique ?
Je ne suis pas un homme politique, encore moins un militaire. Je
voudrais exprimer un rêve qui ressort de ma propre logique
d'observateur des droits de l'homme. Le pays a tant souffert. Ces
massacres doivent cesser. Une victoire militaire ne doit pas être une
fin en soi. Elle ne serait pas une solution à long terme. Si les
forces gouvernementales gagnent la guerre, tous les Hutus modérés et
tous les Tutsis seront massacrés ou réduits à la diaspora. Si le FPR
gagne la guerre, une grande partie de la population qui a été poussée
à la haine et qui fuit actuellement le pays - car on lui a fait croire
à l'imminence de représailles du FPR - sera mobilisée par les
tueurs. Parmi ces derniers, nombre sont ceux qui se sont emparés de
sommes énormes dans le trésor de l'Etat. Ils ont ainsi les moyens
d'acheter des armes et de lancer une nouvelle guerre.
Au contraire, si des forces internationales faisaient cesser le
massacre et imposaient aux forces belligérantes de négocier un
cessez-le-feu et créer un climat de détente, cela permettrait aux
politiques d'appliquer les accords d'Arusha dans leurs principes,
comme ils avaient déjà commencé à être appliqués. La logique d'Arusha
est incontournable car elle préconise l'unité et la réconciliation
nationales, l'égalité de tous sans distinction d'ethnie ou de région,
le pluralisme politique, la démocratie et l'Etat de droit et le
respect des droits de l'homme.
Il est clair que seront juridiquement exclus de ces négociations les
criminels, les commanditaires des massacres. Mais, attention, leur
responsabilité est personnelle : chacun répond pour ses propres actes,
et personne ne doit répondre pour ceux des autres.
Propos recueillis par MICHEL MULLER