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Jeudi 7 avril 1994 : 6 heures du matin…….Vers 5 heures du matin, j'ai été, il est vrai, réveillé par de fortes détonations. Mais on m'a tellement dit que chaque nuit on entend à Kigali des coups de feu et des explosions de grenades que je ne m'inquiète pas outre mesure et je me prépare à partir vers l'aéroport où l'avion……doit atterrir vers 6 h 30. C'est alors que j'apprends la terrible nouvelle de l'accident qui a provoqué, la veille au soir, la mort des présidents du Rwanda et du Burundi. Consigne a été donnée par la radio de rester chacun chez soi. On sent que la situation est grave et des bruits d'armes se font entendre un peu partout dans la ville.
7 heures : nous sommes en train de discuter des événements avec quatre prêtres rwandais du diocèse de Gikongoro (les abbés Straton Gakwaya, Boniface Kanyoni, Jean Marie Vianney Niyirema et Alfred Nzabakurana) . Ils devaient, ce matin, accompagner leur évêque en partance pour Rome, pour le Synode spécial sur l'Afrique. Surgissent alors six militaires rwandais à l'air menaçant qui exigent les pièces d'identité et la liste de ceux qui logent dans le centre. Père Christian, jésuite belge, appelle la sœur chargée de l'accueil pour montrer aux soldats le registre des entrées. Deux des abbés n'y sont pas inscrits car ils sont arrivés la veille, vers 19 heures, alors qu'il y avait panne d'électricité. Les militaires sont très fâchés ; on discute avec eux. Ils ont fait asseoir par terre les abbés, rendent les pièces d'identité puis les reprennent.
Entre temps, tous les pères jésuites nous ont rejoints : trois belges et trois rwandais. On va aussi chercher une maman restée à l'oratoire des pères et on signale la présence d'un groupe de neuf jeunes filles rwandaises accompagnées de trois espagnoles, membres de l'Institut séculier Vita et Pax
. Elles suivent une session animée par l'abbé Juvénal Rutumbu . Le chef des militaires dit son intention d'enfermer tout ce monde dans une chambre. Tandis qu'on me laisse seul sur un banc, soldats, prêtres et jésuites se dirigent vers les bâtiments du bas du parc pour chercher le groupe Vita et Pax.
Après un moment de discussion, je vois remonter les trois espagnoles : Helena, Dina et Amparo et les trois jésuites belges, tandis que les rwandais, hommes et femmes, sont guidés vers la chambre 28 et y sont enfermés. Toutefois, la sœur de l'accueil n'est pas inquiétée et deux des jésuites rwandais parviennent à ne pas se laisser enfermer : ce sont les pères Patrick Gahizi et Chrysologue Mahame. Le père Innocent lui, a été enfermé, ainsi qu'un laïc, le cuisinier Louis. Les militaires ont gardé la clef de la chambre et ont même exigé de la sœur le double de cette clef. En discutant avec eux, le père Christian a tout de même obtenu l'assurance que ceux qui voudraient se rendre aux toilettes pourraient le faire. La sœur, bien que rwandaise, peut librement retourner dans sa communauté, et nous nous regroupons chez les pères jésuites qui nous invitent à prendre avec eux le petit déjeuner.
Vers 8 heures, le père Christian qui, entre temps, a trouvé une troisième clef, et même une quatrième, se rend vers la chambre 28, et ouvre discrètement pour ceux qui désirent se rendre aux toilettes. Successivement, il accompagne ainsi le père Innocent, l'abbé Juvénal, puis une demoiselle, mais au retour de celle-ci, les militaires surgissent de derrière le bâtiment, furieux. Père Christian essaye de leur rappeler leur promesse : rien n'y fait. Ils confisquent la clef et le père doit nous rejoindre au plus tôt. Il ne nous reste plus qu'à attendre et à ne plus bouger.
Vers 9 h 15, nous entendons un bruit de moteur : c'est une jeep avec un officier et d'autres militaires. Père Christian sort à leur rencontre et discute un peu avec le chef qui paraît plus compréhensif. Deux militaires viennent appeler les pères rwandais Chrysologue et Patrick qu'ils emmènent, et nous donnent l'ordre de fermer à clef les portes de la salle où nous sommes réunis et de ne plus en sortir. Après quelques minutes, nous entendons deux explosions et des rafales successives de mitraillettes, puis quelques coups espacés, et enfin le silence. Chacun de nous a le pressentiment de ce qui vient de se passer, mais nous n'osons y croire et nous cherchons d'autres explications à ces bruits d'armes. Nous entendons la jeep repartir, puis, plus rien. Impossible de transgresser l'ordre reçu de ne pas sortir de la salle où nous sommes enfermés. Vers 11 heures, un père va discrètement faire signe à un des ouvriers, resté fidèle à son poste de sentinelle, de venir nous dire ce qu'il a vu. Ils nous assure que les militaires ont tiré derrière la chambre 28 en direction de la route et que la porte de la chambre est toujours fermée. Cette information nous rassure un peu et nous prenons ensemble le repas de midi.
Vers 15 heures, arrive un gendarme qui vient confier au centre deux petites orphelines. Les pères en profitent pour parler avec lui de nos prisonniers. Il promet de nous envoyer deux gendarmes pour les libérer. Mais auparavant, il accepte de se rendre sur les lieux avec le père Christian, Dina et une sœur de l'accueil. Dès qu'ils approchent de la chambre 28, ils s'aperçoivent que la porte est entrouverte… Tous ont compris et, arrivés devant la porte, c'est l'horreur des corps enchevêtrés. Le gendarme lui-même en est bouleversé et déclare : « Ca, ce sont les tueurs ! ». Revenus vers nous, ils nous informent de la nouvelle. Jamais nous n'aurions pensé qu'ils auraient été jusque là !
Source : BOURDEAU, V., Une semaine d'horreur à Kigali in Dialogue no. 177 août-septembre 1994, pp.4-14