Fiche du document numéro 23370

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
23370
Date
Vendredi 21 décembre 2018
Amj
Auteur
Fichier
Taille
154788
Pages
6
Urlorg
Sur titre
Europe / Monde
Titre
Portrait de Paul Kagame - président de la République du Rwanda
Sous titre
Paul Kagame n’est pas un dictateur africain parmi d’autres. Il paraît détenir les clefs de la modernité ; il bénéficie ou a longtemps bénéficié d’une aura certaine sur la scène internationale ; il dirige le Rwanda, terre de l’un des plus horribles cauchemars que l’Humanité ait connu ces dernières décennies. Une plume trop équanime n’aurait pas convenu pour évoquer une telle personnalité, dans un tel contexte. On trouvera dans le portrait que dessine Gérard Prunier la passion d’un homme sensible aux drames de cette région, mais aussi la science d’un grand historien de l’Afrique des grands lacs. Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique, rédacteur en chef de cette série
Source
Type
Note
Langue
FR
Citation
Le génocide rwandais de 1994 figure, au crépuscule du XXème siècle, comme le marqueur inquiétant d’un monde dont on a voulu espérer qu’il se terminerait avec l’ouverture d’un autre qui serait porteur d’espoir. Le siècle finissant avait été une horreur, mais la chute récente de l’Empire du Mal semblait le clore symboliquement. Et le Rwanda semblait tout à coup jeter sur cet optimisme tout neuf un éclairage glauque que l’on allait tenter d’occulter par un parallèle historique mal construit. Dans ce petit pays obscur dont presque personne n’avait jamais entendu parler, on avait assisté à une poussée de nazisme tropical. Or, au rang des deux grandes terreurs du XXème siècle (et les Occidentaux ne sont jamais parvenus à concevoir l’histoire universelle comme autre chose que des déclinaisons exotiques de leur histoire à eux, celle qui compte et qui marque les vraies scansions du monde), les deux pires horreurs avaient été le nazisme et le stalinisme. Et voilà que la bête immonde refaisait surface en Afrique et ravivait nos pires souvenirs. Le problème, c’est que le parallèle historique collait mal : le président Habyarimana n’était pas très hitlérien (et il était mort au moment du génocide), la France gigotait frénétiquement pour expliquer que non elle n’avait pas voulu cela et que de toute manière elle n’avait rien fait, les Nations Unies, symbole du plus jamais ça post-1945, étaient bien présentes au Rwanda, mais elles n’avaient rien fait non plus, tandis que l’Union Africaine, conscience auto-proclamée du continent, se retranchait quant à elle dans un silence assourdissant. Mais heureusement, pour pouvoir reprendre pied, il y avait le Front Patriotique Rwandais (FPR), il y avait le camp des gentils, et son chef aux faux airs de moine soldat, le Major Paul Kagame. Un vrai soulagement. Le drame avait un héros, et l’opinion publique mondiale se porta à sa rencontre, soulagée de trouver un sauveur au fond de l’abîme. Mais qui était donc ce héros ? Personne n’en savait rien. Et quant à l’ignorance vis-à-vis du Rwanda pré-génocidaire, elle était abyssale. Donc un héros inconnu sur fond de clichés africains.

Paul Kagame avait à l’époque trente-six ans et il n’était pas vraiment rwandais. Ayant grandi en Ouganda comme fils de réfugié depuis l’âge de quatre ans, il était Major dans l’armée ougandaise et citoyen de son pays d’accueil. En outre, son parcours était atypique pour un réfugié. Peu après avoir obtenu son diplôme d’études secondaires, il se jette à vingt ans dans la guérilla qui se soulève en Ouganda alors que l’armée tanzanienne y pénètre en 1978 pour renverser le dictateur Idi Amin Dada. Et il plonge dans une carrière militaire fort peu conventionnelle, qui va durer seize ans et qui le lancera à travers quelques-uns des événements les plus extraordinaires du siècle.

C’est cette période de sa vie – de sa vie ougandaise – qui va le former. L’Ouganda des années 1970-1980 est une jungle parsemée de cadavres où tout le monde trahit tout le monde. La communauté internationale qui avait – à bon droit – vilipendé Idi Amin s’en lave désormais les mains maintenant qu’il a disparu. Peu importe que le dictateur Milton Obote élu lors d’un scrutin truqué approuvé par les autorités britanniques et celles du Commonwealth massacre plus de gens que n’en avait tué Idi Amin – plus de 300.000 entre 1981 et 1986 – car l’important est sauf : dans l’optique de la guerre froide, Obote est un ami de l’Occident et ce même s’il emploie de l’artillerie nord-coréenne – cela évite aux puissances occidentales de se salir les mains à le faire elles-mêmes.

L’Occident aide les survivants à survivre à travers l’aide internationale, selon un partage des tâches que Kagame reproduira plus tard, au Rwanda d’abord et ensuite au Congo. Le mépris qu’il ressent à l’égard de la communauté internationale, de son cynisme diplomatique et de son hypocrisie humanitaire, est le produit de son expérience des guerres civiles ougandaises entre 1978 et 1986. Et sa vision du héros aussi. Car, en janvier 1986, Kagame pénètre en vainqueur dans Kampala sur les talons de son chef Yoweri Museveni. Avant de voir ce militant de l’extrême-gauche anticolonialiste devenir ensuite par une série de glissements opportunistes le parfait duplicata de ce qu’il avait combattu toute sa jeunesse.

En trente deux ans, le pouvoir réformateur de Museveni se transformera en un Etat autoritaire et corrompu : c’est l’ancien chef des services médicaux de la guérilla qui s’improvisera son ennemi politique le plus sérieux. Kagame répétera exactement ce même cycle, jusqu’à se trouver aujourd’hui en conflit avec une opposition composée à 80 % non pas d’ex-génocidaires comme il le laisse entendre, mais de ses anciens camarades de combat pendant la lutte des années 1990. Au départ, bien sûr, il y aura son service dans l’armée régulière ougandaise après la victoire. Kagame, le fidèle du chef, se retrouve patron des services secrets de l’armée. Pour Museveni, l’avantage est intéressant : Kagame est au fond un étranger, même après ses années de guerre en Ouganda. Certains groupes comme les Baganda ou sa propre ethnie, les Banyankole, ne cessent de le lui rappeler.

Après tout, il n’y avait que deux Rwandais parmi les dix-sept premiers insurgés de 1981, l’autre étant Fred Rwigyema qui est devenu Chef d’Etat-Major de l’armée ougandaise. Deux étrangers à la tête de l’establishment militaire du pays : peut-on imaginer meilleure assurance anti-coup d’Etat ? Kagame se tait, observe, apprend. Et il peut constater que la même ambiguïté humanitaire qui avait si bien servi Obote en son temps se poursuit. Amnesty International envoie une mission en Ouganda pour reprocher à Museveni son traitement brutal des prisonniers faits parmi les insurgés issus des ethnies nordistes qui avaient soutenu Obote pendant la guerre civile et qui poursuivent un combat sporadique. L’ONG demande la création d’une justice adaptée à traiter les cas de détention de captifs issus de la guérilla, et le Président se défausse du problème sur Kagame qui est nommé Président du tribunal itinérant des forces armées. Il remplira son rôle à la perfection et, lorsqu’il ramènera à Kampala des cadavres résultant des condamnations du Tribunal, ils seront toujours en excellent état et ne montreront aucun signe de sévices. L’homme est froid et sans pitié, mais il est efficace et sait respecter les formes.

Dès 1987, il commence à étendre ses contacts au sein de la diaspora rwandaise, qui utilise sa position en Ouganda pour monter une structure politico-militaire visant à renverser le régime Hutu de Kigali. Or, la pression anti-rwandaise monte en Ouganda, où Museveni est obligé de mettre à l’écart toute la génération des réfugiés et de leurs enfants qui ont soutenu son accession au pouvoir. Après un moment d’hésitation, le Général Rwigyema, qui se sentait Ougandais, amer et s’estimant trahi, bascule et décide de rejoindre le FPR. Pour Kagame, c’est une catastrophe car Rwigyema est aussi populaire dans les milieux de la diaspora que Kagame l’est peu et, qu’en outre, leurs deux filiations rwandaises sont absolument antinomiques : Rwigyema est l’héritier de la famille royale des Banyingina, alors que Kagame est issu du clan des Ababega qui avait renversé et tué le Roi au moment de la conquête coloniale en 1896.

Un héritier chaleureux de la famille royale face au descendant austère d’un clan usurpateur. L’invasion du Rwanda qu’ils préparent en commun est marquée dès le départ par une ambiguïté personnelle et politique. Rwigyema est conscient de la difficulté à faire accepter à la majorité Hutue une libération portée par la minorité Tutsie. Même si le régime Habyarimana est une dictature et même si ses opposants Hutu sont nombreux. Il compte sur son charisme et sur son ouverture aux Hutus de l’opposition pour dépasser la restauration féodale dont parlera bientôt Habyarimana.

Le FPR attaque le Rwanda le 1er octobre 1990, et le 2 octobre, Fred Rwigyema qui commandait les forces d’invasion est tué par l’un de ses propres officiers. Le FPR niera toujours les circonstances de cette mort, en l’attribuant aux combats. Mais outre qu’il n’y eut qu’un seul tué ce jour-là – le commandant en chef – et que les détails concernant sa mort sont contradictoires, une ombre inquiétante flotte sur le meurtre du leader du FPR. Museveni, qui soutenait discrètement l’invasion, fera d’ailleurs arrêter et exécuter les deux officiers d’ordonnance de Rwigyema. Comme beaucoup d’autres épisodes de la route de Paul Kagame vers le pouvoir, celui-là ne sera jamais éclairci. La guerre dura quatre ans, et explosa dans un génocide dont le signal fut donné par l’assassinat du Président Habyarimana. Le génocide avait évidemment été planifié par les cercles les plus radicaux du pouvoir Hutu, mais nombreuses sont les accusations qui pointent du doigt Kagame comme étant l’auteur de l’attentat. Et les accusations les plus précises sont venues de Tutsi anciens membres du FPR, dont certains sont passés à une opposition active au régime Kagame. Mais l’impact mondial du génocide a opéré une sorte d’hypnose sur la communauté internationale qui se refuse à penser l’impensable concernant le libérateur du génocide. Pourtant, comme le fit remarquer le général canadien Dallaire, commandant des forces inactives de l’ONU, le chef du FPR ne semblait pas ému outre mesure par la passivité internationale. Ni d’ailleurs par le génocide lui-même. Dallaire, qui ferraillait avec New York pour essayer qu’on lui donne l’ordre d’intervenir, avait l’impression d’être plus engagé que le Rwandais. En fait, il semble bien que Kagame n’ait jamais eu trop le souci de ses concitoyens. Parmi eux, il y avait 80 000 Hutus que l’on passera par profits et pertes plus tard dans les commémorations du génocide – qui deviendra le génocide des Tutsi. Quant aux morts Tutsi – entre 700 et 800 000 –, ils semblent avoir été plus considérés comme les dommages collatéraux d’un processus de modernisation du Rwanda que mettra en œuvre le nouveau pouvoir post-génocidaire. Il suffit, pour s’en rendre compte, de parler avec les membres des associations de survivants Tutsi qui n’ont aucune illusion sur la question. Car le génocide a été, pour Kagame, une énorme chance politique qu’il saura exploiter avec habileté. Il a abouti à échanger une population de Tutsi indigènes, enracinée dans la compromettante réalité rwandaise, pour une autre population de Tutsi de l’étranger, beaucoup plus éduquée, militarisée et disciplinée, qui s’avérera comme le peuple idéal du projet FPR.

Kagame a un plan pour le Rwanda. Un plan qui lui ressemble : froid, efficace, totalement polarisé sur le succès technique, ne s’embarrassant pas des moyens employés. Il saura le vendre à une opinion internationale ravie à la fois grâce à des changements fondamentaux – honnêteté de l’administration, sécurité, propreté urbaine, amélioration des transports et de la santé publique – mais aussi des gadgets agréables aux Occidentaux comme l’internet dans les autobus ou l’interdiction des sacs en plastique.

Protégé par le blindage génocidaire, il sait pouvoir faire pratiquement ce qu’il veut. D’ailleurs il a toujours gagné : échapper au destin d’un réfugié apatride pour accéder aux plus hauts niveaux du pouvoir en Ouganda, prendre le contrôle du FPR, gagner une seconde guerre civile au Rwanda en dissimulant ses propres violences grâce à l’apocalypse génocidaire, créer un gouvernement d’union nationale après le génocide, puis l’abolir à l’occasion d’un massacre commis par ses propres troupes (Kibeho. 1995) et finalement prendre le pouvoir absolu grâce à des scores électoraux dignes de Staline (95 % en 2003, 93 % en 2010 et 99 % en 2017). Il n’a même pas besoin de frauder, tout le monde vote réellement pour lui. La peur est telle que l’obéissance est réelle. Et la communauté internationale, prisonnière de ses remords et séduite par les progrès qu’il introduit, acquiesce. Il y aura quand même une grosse bévue : son invasion du Congo. Pourtant, cela avait bien commencé : les génocidaires survivants, réfugiés à quelques kilomètres de la frontière, ne cessaient de lancer des raids de harcèlement sur le Rwanda, aussi inutiles que meurtriers.

Après deux ans de préparation, Kagame était parvenu à rassembler une coalition d’Etats africains, soutenus par les Etats-Unis qui souhaitaient se débarrasser de leur vieux complice des années de la guerre froide, Mobutu Ssese Seko. Kagame, nimbé de son aura de héros anti-génocidaire, mena l’offensive et renversa le vieux tyran. S’en suivit une visite du Président Clinton à Kigali qui présenta ses excuses pour l’attitude amorphe de son pays lors du génocide. Les excuses étaient justifiées, mais le moment était mal choisi. Kagame est un joueur à la main sûre, mais il a une très grande confiance en lui-même. Encouragé par ce qu’il voyait déjà comme un succès de plus, il prit quelques mois plus tard un risque de trop en attaquant à la fois certains de ses alliés et le régime qu’il venait d’installer lui-même à Kinshasa. Il s’en suivit une guerre (1998-2002) qui ébranla tout le continent africain et fit près de trois millions de morts. A cet instant, le héros avait un peu outrepassé son périmètre de confort diplomatique et il dut évacuer le terrain. Son échec eut même des effets secondaires inattendus, puisque la communauté internationale osa enfin regarder de plus près le parcours du FPR depuis son accession au pouvoir.

Lors de la création du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, celui-ci avait tenté de le faire mais la Procureure générale, la Canadienne Louise Arbour, avait interdit toute enquête. Et ce n’est qu’en juin 2009 que paraîtra le Mapping Report – il n’a pas de titre en Français – de l’ONU... sur la guerre du Congo ! On y parlera de l’armée rwandaise, mais uniquement en terre étrangère. Rien sur le Rwanda lui-même et donc bien sûr rien qui concerne son chef Paul Kagame.

Fascinée par l’image héroïque de Kagame, la communauté internationale ne semble pas avoir lu ce rapport, pourtant gros de 500 pages fortement documentées, et s’en tient à sa mansuétude envers celui que le professeur Filip Reyntjens de l’Université d’Anvers appelle le plus grand criminel de guerre au pouvoir aujourd’hui. La confiance que Kagame a en lui-même se prolonge à l’aune du dédain pour la vérité qu’affiche la communauté internationale lorsque, par exemple, le Parquet de Paris requiert un non-lieu (13 octobre 2018) dans le procès contre ses proches impliqués dans l’attentat qui avait coûté la vie à Habyarimana.

Depuis janvier 2018, il est devenu Président de l’Union Africaine et fait la leçon à ses pairs pour lesquels il n’a qu’une estime limitée. L’opposition a été mise au pas par des méthodes robustes : le député Léonard Hitimana et l’ancien président de la Cour de Cassation Augustin Cyiza ont disparu sans laisser de traces, le Vice-Président du Parti Vert (opposition) a été retrouvé mort après avoir été torturé, le journaliste Jean-Léonard Rugambage, qui enquêtait sur le Général Kayumba Nyamwasa, passé à l’opposition, a été tué en 2010 après que Kayumba lui-même a été victime de deux tentatives d’assassinat, l’ancien chef de la Sécurité Patrick Karegeya a été retrouvé étranglé dans la chambre d’un hôtel sud-africain le 1er janvier 2014, le journaliste d’opposition Charles Ingabire, survivant du génocide, a été abattu en pleine rue à Kampala en novembre 2011. Et ainsi de suite. La violence s’était même démocratisée depuis 2016 avec les exécutions sommaires de dizaines de petits délinquants (voleurs de vaches, contrebandiers, pêcheurs employant des filets illégaux…) tués par l’armée sans autre raison que de faire peur afin d’assurer l’ordre. Lors de sa récente libération, Victoire Ingabire qui avait été condamnée à la prison à vie pour avoir oser se présenter aux élections contre Kagame, a déclaré : J’espère que c’est le début de l’ouverture de l’espace politique au Rwanda. La réalisation de cet espoir semble malheureusement peu probable.

Kagame est un homme de fer. Mais même le fer finit par rouiller. Il y a quelques années, il faisait face à toutes les épreuves avec un flegme que nous dirions britannique, mais que l’on appelle itonde en kinyarwanda. Lorsque le Colonel Tauzin déclare, alors qu’il met en défense Gikongoro, qu’il ne fera pas de quartier si le FPR attaque et qu’un officier lui traduit (Kagame ne parle pas français) en disant : ça veut dire qu’il tuera tous les blessés, il se limite à observer : C’est un peu hostile, non ? Or, aujourd’hui, le même homme houspille ses gardes du corps, gifle une secrétaire et piétine en public un ministre qui lui a déplu. Beaucoup de ses anciens camarades d’il y a trente ans sont dans l’opposition et vivent en exil. Lui et Museveni se détestent depuis que le Président ougandais a enquêté sur la mort de Rwigyema. Il fournit aujourd’hui de l’aide à une guérilla tenace qui s’est infiltrée et retranchée dans la forêt de Nyungwe. Paul Kagame est le maître du Rwanda, le seul chef d’Etat africain à pouvoir parler d’égal à égal avec les grands de la planète, et capable de peser sur les décisions de la plupart des tribunaux internationaux. C’est un pouvoir massif et solitaire, et le pouvoir absolu est absolument solitaire.



Illustration : David MARTIN pour l'Institut Montaigne
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024