Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.
SUR une piste africaine, il n'y a pas de milieu: ou c'est désert devant vous, ou c'est l'embouteillage pour un bon bout de temps, si quelqu'un a le mauvais goût de se présenter dans l'autre sens. Alors, il faut palabrer pour résoudre cette quadrature du cercle: comment faire se croiser deux véhicules là où il n'y a de place que pour un?
C'est ce qui nous est arrivé en allant de Mulindi à Kiziguro. En face, un vrai cortège: deux autres 4 x 4 et trois minibus. Le tout dans un virage tordu, avec un grand trou sur la droite et plein de flaques de boue.
Donc, tout le monde s'arrête et examine le problème. A part moi, qui me tiens soigneusement à l'écart pour ne pas étaler mon côté néophyte incompétent. Soudain, un grand quinquagénaire arrive en courant. Il parle comme une mitrailleuse, signe d'émotion indiscutable, les Rwandais cultivant habituellement l'élocution posée.
« Il paraît que vous êtes de ``l'Humanité''? Oui? C'est bien d'être là. Je connais bien votre journal. Je connais bien Claude Kroës (1). C'est vrai qu'il est mort? »
Mon interlocuteur reprend son souffle. J'en profite pour lui demander qui il est. Jacques Biliozagara, qui, dans le gouvernement de transition élargi prévu par les accords d'Arusha, devait être vice-premier ministre et secrétaire d'Etat chargé de la Réhabilitation et de la Réintégration sociale. « J'étais à Kigali le 6 avril, mais, quand les massacres ont commencé, j'ai eu la chance d'être sous la protection directe du bataillon FPR dans la capitale », indique-t-il.
Puis il donne la raison de sa présence sur cette piste pleine de trous et de bosses. Non loin de là, isolés dans la brousse, quelques baraquements regroupés autour d'une église accueillent, à l'initiative du FPR, plusieurs dizaines de filles et de garçons devenus orphelins à la suite des tueries perpétrée par le clan gouvernemental. Une ONG italienne s'est proposée pour en recueillir plusieurs. Et le centre en question est littéralement submergé sous le nombre croissant de ceux que l'on peut appeler les enfants du massacre.
A ce moment de la discussion, deux klaxons énergiques retentissent. La quadrature du cercle a été résolue: les deux cortèges ont réussi à se croiser là où c'était matériellement impossible (comment? ne le demandez pas). Nous échangeons deux cartes de visite quelque peu saugrenues vu le lieu et regagnons nos véhicules respectifs. Au passage, la silhouette des enfants assis dans le minibus est clairement visible. Un sur deux porte des pansements à la tête.
Puisque l'on parle de rencontres impromptues sur la piste, en voici une autre, survenue trois jours plus tard à notre retour sur Mulindi. Un camion bourré de soldats du FPR brinquebale devant nous. Tout à coup, il s'arrête après que les occupants de la plate-forme arrière nous eurent enjoint d'en faire autant. Tout le monde descend. Le camion transporte deux fillettes, la plus âgée ayant sans doute dépassé de peu les dix ans. Originaires de Kibungo, leurs parents ont été assassinés par la milice; elles, elles se sont enfuies et cachées dans la brousse. Une semaine plus tard, un officier du FPR les a trouvées, squelettiques et terrorisées. Un camion, ce n'est pas confortable et, de plus, sa direction prévue n'était pas celle-là: ne pourrions-nous pas les prendre pour les emmener jusqu'à l'orphelinat?
Les deux fillettes sont restées avec nous durant une vingtaine de kilomètres. Leurs noms: Maugwaneza et Musabyemarie. Elles portent le même prénom: Olive.
L'une d'elles est restée, durant tous le trajet, crispée sur une poupée blonde aux yeux bleus.
(1) Journaliste chargé de l'Afrique à « l'Humanité », récemment décédé.
J. C.