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De notre envoyé spécial au Rwanda.
LES banlieues de la guerre sont comme de grands cimetières sous la
lune. Celle-ci n'a pas manqué de se lever et l'on est à la limite de
la sécurité. Le petit village frontalier ougandais, quelque part au
sud de Mbarara, dort d'un oeil. Une ombre sort de l'ombre, tout est « OK ». A une demi-heure de piste c'est le Rwanda, mais celui que
contrôle le Front patriotique (FPR). A trois quarts d'heure de là,
trois officiers de l'Armée patriotique rwandaise se détachent du
décor, les salutations sont brèves, il faut parcourir en une file
silencieuse une quinzaine de kilomètres avant que l'aube ne mette les
choses au clair. A rythme régulier, difficilement discernables, des
groupes de deux ou trois combattants figés, leur tenue kaki se
confondant avec la végétation équatoriale, sont les bornes vivantes de
cette petite longue marche. Mot de passe en kinyarwanda, la langue du
pays, parfois en anglais, langage véhiculaire de l'Afrique de
l'Est. La guérilla, ici, est affaire de fantassins, mais de fantassins
de brousse, de volcans ensommeillés, de montagne haute. Non loin des
sources du Nil et du Congo, les deux grands fleuves nourriciers de
l'Afrique, le « Pays aux mille collines » bondit jusqu'à 4.500 mètres,
dans les neiges du Karisimbi. Celles du Kilimandjaro sont à portée de
geste. Et pour le Front, Kigali, la capitale, est à quelques portées
de kalachnikov.
Mais au paradis des vastes réserves animalières, des immenses parcs
nationaux jadis neutres, dans la région des grands singes, les
gorilles des montagnes qui ont fui la guerre - et où fut assassinée la
zoologiste américaine Dian Fossey - c'est parfois le désastre. Les
seuls signes de vie humaine sont, au loin, les feux d'écobuage
déclenchés par quelque paysan têtu, acharné à sa terre. L'unique halte
de notre course contre la montre est Kaborobota, hier village
florissant où les trafiquants entre l'Ouganda et le Rwanda aimaient à
palabrer, à négocier, à se détendre en s'enivrant de vin de banane, la
bibine des grandes occasions. Comme ailleurs, la population a déserté
le théâtre des opérations. Aveugles, ruinées, les habitations sonnent
le vide. En contrebas un cantonnement abrite les maquisards. Dans
quelques heures la radio du gouvernement de Kigali annoncera que le
ministre de la Défense vient d'y faire une halte de routine, accueilli
par une foule enthousiaste, manière d'accréditer l'idée que le
président Juvenal Habyarimana contrôle bien l'ensemble du territoire
national. Nous avons dû rater le rendez-vous.
A l'arrivée, la nuit s'achèvera souterraine. Hors les tentes,
individuelles ou collectives, et les trous d'hommes pour la défense,
l'Armée patriotique a creusé des abris jusqu'à près de trois mètres,
couverts d'une épaisse couche de terre pouvant résister à un obus de
mortier de 120, qui est ici l'arme absolue, le must d'une guerre de
pauvres. Une toile imperméable tient lieu de matelas et le sac de
couchage n'est pas un luxe.
Un mort qui se porte bien
SOUS un auvent de fortune, à la lueur d'une lampe torche, le major
Paul Kagamé nous attend. Un Tutsi longiligne et impassible. Le mois
dernier, durant trois jours, radio Kigali avait annoncé sa mort au
combat après celle de son prédécesseur, Fred Rwigema. Cette fois le
mort se porte bien. Il a moins de quarante ans, a participé à la
reconquête de l'Ouganda aux côtés du président Museveni, le tombeur
des Amin Dada et Milton Obote. Académie militaire aux
Etats-Unis. Vice-président du Front patriotique rwandais, Paul Kagamé
est le commandant en chef de l'Armée patriotique, son stratège. Il
porte une casquette à la cubaine, et ces bottes de caoutchouc de
paysan beauceron qui équipent ses hommes. On se demande comment
ceux-ci peuvent parcourir quotidiennement des dizaines de kilomètres
avec ces trucs aux pieds.
D'emblée, le major aborde le problème posé par la présence militaire
française, en face. Le 1er octobre 1990 le FPR déclenchait l'offensive
contre la dictature du président Habyarimana, arrivait aux portes de
Kigali. Le 4, Bruxelles, l'ancien colonisateur, envoyait 500
soldats. Paris expédiait 300 parachutistes. Les militaires belges se
sont retirés depuis, les Français sont restés. Jusqu'au 3 mars un
officier supérieur de l'armée française nommé Chollet a même eu pour
titre celui de conseiller militaire du président, afin que l'on ne s'y
trompe pas. Son successeur a pris en main le travail des instructeurs
chargés d'encadrer une armée en déliquescence. C'est ainsi que, de nos
jours, les guerres coloniales commencent.
« Nous menons le combat pour donner une chance aux négociations face à
un pouvoir qui refuse toute évolution démocratique. Le peuple rwandais
et ses millions d'émigrés attendent. Par sa présence l'armée française
prolonge le conflit, il faut que les Français le comprennent ». Les
troupes rwandaises, insiste le chef militaire du FPR, « perpétuent les
massacres de civils ». La technique en est simple, comme nous avons pu
le vérifier à notre retour des zones de combats. Mardi le régime de
Kigali faisait diffuser dans la capitale un tract annonçant
l'assassinat de vingt personnalités de l'ethnie hutu, provoquant une
réaction immédiate chez les Tutsis. Le vieux coup des vieilles
querelles, même passées de mode, a marché et le ministre de
l'Intérieur ne manqua pas le lendemain d'annoncer devant les
diplomates occidentaux en poste dans le pays que les affrontements « inter-ethniques » avaient fait quelque 60 morts dans la région de
Bugesera, au Sud-Est, où à Nyamata l'armée gouvernementale abattait
une missionnaire italienne, soeur Antonia Locatelli. A Bruxelles des
Etats membres de la CEE exprimaient alors leur inquiétude, face à
l'aggravation de la situation au Rwanda. Déjà l'Assemblée paritaire
ACP-CEE (parlementaires des pays d'Afrique, des Caraïbes, du Pacifique
et de l'Europe de l'Ouest) réunie à Saint-Domingue adoptait, le 20
février, une résolution condamnant ces violences, appelant à la
négociation, s'interrogeant « en outre sur l'influence que la présence
des forces militaires françaises au Rwanda, depuis le début du
conflit, exerce sur la possibilité d'un retour à la paix ».
« Le régime a basé sa philosophie sur des considérations ethniques, ce
qui lui permet d'affirmer que le Front patriotique est un
rassemblement de revanchards tutsis, note le commandant Kagamé, mais
chez nous il y a aussi des Hutus, d'ailleurs le président du Front,
Alexis Kanyarengwe, en est un, et des Twas », qui représentent un peu
plus de 1 % de la population nationale. Le major-général Juvénal
Habyarimana, au pouvoir depuis le 5 juillet 1973 à la faveur d'un coup
d'Etat qui renversa le civil Grégoire Kayibanda, président depuis
l'indépendance en 1962, règne à la lumière d'une idée simple : le pays
comptant 85 % de Hutus, 14 % de Tutsis et 1 % de Twas, les « places »,
comme il dit, leur seront accessibles selon des quotas. Pour plus de
précaution, l'origine de chaque citoyen est mentionnée sur sa carte
d'identité. C'est ainsi que l'on divise pour régner, en barrant la
route à tout rêve d'unité nationale.
Pour parachever son oeuvre, il a instauré ce que le major Kagamé
appelle « un multipartisme de façade, auquel nous ne pouvons pas
adhérer », l'ensemble des formations politiques servant uniquement de
faire-valoir à celle du président, le Mouvement révolutionnaire
national pour le développement, dont il désigne lui-même - sans
congrès - les dirigeants.
A Paris, on trouve cela très bien. Depuis l'ouverture des hostilités
deux rencontres y ont eu lieu entre des représentants de Kigali et du
Front, sous la houlette de Paul Dijoud, chargé de l'Afrique au Quai
d'Orsay. Celui-ci se posa en juge et partie, au bénéfice du
gouvernement rwandais. Ce fut l'échec.
La peur de partager le gâteau
CONTRAINTE de s'exprimer par les armes, l'opposition contrôle une
vaste zone à l'est, jusqu'à 15 kilomètres à l'intérieur du pays,
assure le major Kagamé, le long de la frontière ougandaise aujourd'hui
fermée, ainsi que des poches notamment vers le Zaïre. Les villes, pour
des raisons logistiques, ne l'intéressent que pour de spectaculaires
coups de main. Le 23 janvier 1991, ce fut le siège de Ruhengeri,
l'ouverture des portes de la plus grande prison du Rwanda, la
libération de 1.500 détenus. Certains ont suivi l'armée patriotique.
Le commandant Biseruka, un Hutu de quarante-sept ans, menacé
d'arrestation avait fui le pays pour l'Ouganda, en avril 1980, sous le
régime de Milton Obote, à la fois prédécesseur et successeur de Amine
Dada. « Des agents rwandais ont pu m'enlever à Kampala, avec la
complicité des autorités, j'ai été emprisonné à Kigali, jugé, condamné
à vingt-cinq ans de prison, un ami, le major Lisindé, a été condamné à
mort. Nous étions accusés d'avoir voulu renverser le président. J'ai
été jugé une seconde fois, et condamné à la peine capitale. J'étais
commandant d'une unité à Kibouli, est-ce-que je gênais quelqu'un ?
Simplement, Habyarimana veut sans cesse renforcer sa mainmise sur le
pays, il est hanté par la peur de devoir partager le gâteau ».
Le chef de l'Etat a ainsi décapité son administration, et son armée,
d'où sans doute la nécessité de s'appuyer sur des conseillers
français.
Ici ce sont mes frères en face aussi
LE Dr Charles Rudakubana, d'ethnie tutsie, est un chirurgien de
trente-trois ans, il a effectué une partie de ses études à Paris. « Je
travaillais à l'hôpital de Ruhengeri. Le 5 octobre 1990, à 2 heures du
matin, nous avons entendu des coups de feu. Nous saurons plus tard que
c'était l'armée, simulant une attaque du Front afin de pouvoir opérer
des rafles. Je n'avais pas d'activité politique, mais on m'a accusé
d'intelligence avec l'ennemi. Je crois que l'on m'a choisi sur une
base ethnique, je n'ai jamais été jugé. »
Opération de routine sur la rivière Muvamba. L'unique pont n'est plus
que poutrelles tordues, amas de matériaux pulvérisés. « En se
retirant, m'explique un officier, l'armée l'a détruit, en juillet
dernier. Comme elle ne se déplaçait qu'en véhicules, ça prouve qu'elle
a renoncé à revenir sur la rive droite, qu'elle a définitivement fait
une croix sur la région. » La plupart des hommes traversent en
acrobates, pour une reconnaissance de l'autre côté. Un premier tir de
mortier vient d'en face, dans la vallée tout en longueur les échos de
la détonation roulent durant plusieurs secondes, en rafale. Un jeune
garçon, encore en civil, tient pour toute arme une sagaie, la lance
bantoue. « C'est symbolique », dit quelqu'un.
Un camp permanent a été installé tout près, dans une bananeraie, la
meilleure des protections. C'est la « cuisine », une halte où est
servi le plat unique de la guérilla, haricots, banane plantin en purée
compacte et patates douces, ce qui tient au ventre. L'eau est bouillie
quand on a le temps, sinon l'on se sert directement dans la
rivière. Alors, il y a à boire et à manger. Sur une crête un
fusil-mitrailleur, de trop loin, pique une colère. Un petit groupe de
combattants attend, jeunes, l'un d'eux si jeune qu'on n'a pas trouvé
de bottes à sa taille. Quelques uns sont d'anciens militaires, faits
prisonniers au combat et qui ont rallié le Front. « J'avais été enrôlé
à la fin de 1990, me dit mon voisin, vingt-cinq ans, on nous disait
que la guerre était finie, que le gouvernement avait gagné contre une
invasion étrangère. Ici, ce sont mes frères, en face aussi mais
derrière eux, il y a le président. » Il affirme avoir vu des
instructeurs français, des légionnaires, dans l'armée, « pour les
armes lourdes, et parfois pour le tactique. On m'a dit qu'ils avaient
eu des tués, mais que les Français évacuaient aussitôt les corps ». Près de lui, un adolescent de seize ans, orphelin, a rejoint la
guérilla par le parc national de l'Akagera, la région orientale, après
avoir fui un camp de réfugiés. Une deuxième opération nous conduira à
Shonga, détruit par les bombardements. « Tur Sanga », le bistrot du
coin, n'a plus de client depuis longtemps. Le siège du bureau de
section tient à peu près debout. « Le gouvernement dit que nous
déplaçons les poteaux frontière, et que nous faisons la guerre en
Ouganda, mais on ne peut pas déplacer les maisons », ironise un
vétéran d'une trentaine d'années. Seule présence vivante, une cigogne
au faîte d'un arbre. Elle attend l'arrivée du printemps en
Europe. Nous marchons, de bananeraie en bananeraie pour ne pas nous
faire repérer. Un guérillero d'à peine vingt ans expose les
motivations idéologiques de sa présence, je tente de lui faire
comprendre que son parcours personnel, sa famille, ses peurs et son
courage m'intéressent bien plus. « Quand on va peut-être mourir, on
doit savoir pourquoi », dit-il sèchement.