Fiche du document numéro 22524

Num
22524
Date
Décembre 2011
Amj
Auteur
Fichier
Taille
187507
Pages
2
Urlorg
Titre
Pierre Péan. Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique [Note de lecture]
Page
137-140
Cote
Dumas Hélène, Afrique contemporaine, 2/2011 (n° 238), p. 137-140.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Pierre Péan. Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique [1]
Dumas Hélène, Afrique contemporaine, 2/2011 (n° 238), p. 137-140
https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2011-2-page-137.htm
Les amateurs de romans d’espionnage trouveront sans nul doute dans le dernier ouvrage de Pierre Péan
matière à contenter leur goût des intrigues complexes. « L’Afrique, nid d’espions » pourrait servir de
sous-titre à ce nouvel essai de contextualisation de la « tragédie rwandaise » de 1994. L’auteur y déjoue
en effet un vaste complot ourdi par les puissances américaine, britannique et israélienne visant à anéantir
la présence stratégique de la France sur le continent et à affaiblir le Soudan. Les acteurs principaux du
drame se recrutent dans le théâtre d’ombres des services secrets. Le Mossad, la CIA et le MI5 ont joué
de concert avec leurs « marionnettes » (p. 354) rwandaises et ougandaises pour remodeler la carte
géostratégique de l’Afrique.
Convaincu par les analyses de certains responsables politiques français (p. 13) selon lesquelles les ÉtatsUnis sont les véritables artisans de la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) au Rwanda, l’auteur
ouvre jusqu’à Israël les frontières de son investigation. Israël verrait dans le Soudan une menace sérieuse
pour sa survie. Selon l’auteur, tout l’horizon géopolitique de l’État hébreu en Afrique serait alors dicté
par le containment de cette menace. Retracer les menées israéliennes, américaines ou britanniques dans
le contexte de la fin de la guerre froide – cette démarche n’a rien d’inédit. D’ailleurs, les trois chapitres
consacrés à l’histoire de la politique africaine d’Israël ressemblent plus à de longues notes de lecture
qu’à l’exposé d’une recherche originale. L’ouvrage accole des chapitres les uns après les autres sans
cohérence apparente. Pourtant, cet assemblage répond à une logique, le développement d’un argument
qui poursuit la révision de « l’histoire officielle » de la « tragédie rwandaise » de 1994. Selon l’auteur,
cet événement ne saurait être pleinement compris sans son insertion dans un jeu de dominos stratégiques.
Pour le journaliste, derrière le Rwanda de Paul Kagame se profilerait l’Ouganda de Yoweri Museveni,
allié des Américains, eux-mêmes engagés, avec la complicité d’Israël, dans la déstabilisation du Soudan.
La « Sainte-Alliance » chrétienne ainsi constituée viserait à contrecarrer le terrorisme islamique abrité
par le Soudan.
Nous aurions affaire à une conspiration continentale, dont Pierre Péan s’estime lui-même victime. Il
explique dans son introduction : « J’en vins à me demander s’il n’y avait pas un lien entre les attaques
dont j’étais l’objet de la part de l’UEJF, de l’UPJF [2] et d’intellectuels comme Élie Wiesel contre mon
livre Noires fureurs, blancs menteurs, et l’intérêt géopolitique porté par Israël au Rwanda » (p. 19).
L’univers des « blancs menteurs » de son ouvrage précédent vient se nourrir à une nouvelle source : le
« lobby pro-israélien ». Fort de cette conviction, l’auteur entend faire « partager l’idée que l’histoire des
conflits dans la région des Grands Lacs ne se résume pas à un affrontement entre “bons” et “méchants”,
qu’elle ne se comprend que si y sont intégrées les stratégies des grandes puissances […] » (p. 425).
La vision manichéenne qu’il dénonce chez les tenants de l’« histoire officielle » écrite par Paul Kagame
se trouve pourtant reconduite par Pierre Péan au prix d’une inversion des rôles. Ce renversement
commence par la révision des décomptes macabres. S’il ne craint pas l’hyperbole statistique pour les
victimes des guerres au Congo [3], l’auteur s’emploie dès le début de son livre à minimiser les chiffres
des victimes du génocide des Tutsis. Un chapitre entier est donc consacré à la reproduction d’une étude
menée par deux chercheurs américains [4], censée édifier le lecteur sur la façon dont le « FPR a décidé
de domestiquer les statistiques » (p. 103). Au terme d’une argumentation truffée de contradictions, on y
apprend « que la volonté de génocide […] n’était pas vraiment ce qui avait motivé tout ou partie des
massacres des “cent jours” de 1994 » (p. 116). Le chiffre des victimes du génocide se limite à la portion
congrue – cent mille morts – tandis que les ressorts des autres massacres tiennent aux différends
personnels et aux représailles du FPR. Par son analyse, les « méchants » Hutus génocidaires deviennent
les victimes des « gentils » Tutsis. En inversant ainsi les rôles, Pierre Péan croit pourfendre le
manichéisme tandis qu’il ne fait qu’en proposer une nouvelle version.

Pour s’assurer de mettre au jour la véritable histoire de la « tragédie des Grands Lacs », il disqualifie
toute parole dissonante. L’historienne Alison Des Forges, pourtant peu suspecte de sympathie pour le
FPR [5], se trouve taxée d’agent de propagande des services américains (p. 75-80). Tous ceux dont les
travaux rendent compte de la singularité de l’extermination des Tutsis du Rwanda deviennent dans la
logique de Pierre Péan de fieffés thuriféraires du régime de Kigali [6] Pierre Péan prétend appuyer son
analyse sur des sources sérieuses, objectives et honnêtes. Une brève enquête sur la nature de ses sources
lui aurait pourtant permis d’en révéler toute la partialité. Ainsi, un document signé des anciennes Forces
armées rwandaises (FAR) [7] est-il cité de manière littérale (p. 269 et 439), sans recul critique. Introduit
dans le cadre de la défense de certains hauts gradés de l’armée rwandaise traduits devant le Tribunal
pénal international pour le Rwanda, il glorifie l’œuvre des FAR et récuse la qualification de « génocide »
pour désigner les événements survenus au Rwanda entre avril et juillet 1994 [8]. De la même façon, la
propagande du gouvernement soudanais contre l’« entité sioniste » (p. 498, 523 et suivantes) est reprise
au compte de l’argumentation comme une source fiable. Pour un auteur qui met tant de zèle à scruter la
biographie de ses contradicteurs, l’on ne peut que s’étonner d’une telle naïveté dans l’exploitation de
sources pour le moins dénuées d’impartialité.
En définitive, Pierre Péan prétend dénoncer des logiques qu’il applique tout au long de son ouvrage.
Quand il entend récuser toute comparaison entre le génocide des Tutsis et la Shoah, il n’hésite cependant
pas à recourir à l’analogie avec le nazisme. Ainsi, il expose à maintes reprises le « plan » des dirigeants
« hima-tutsi » (il faut lire Museveni et Kagame) pour l’annexion des Grands Lacs en parlant de
Lebensraum (p. 19 et 220). Ensuite, sa dénonciation de la notion de « Françafrique » ne l’empêche pas
de décrire tous les acteurs africains comme des « marionnettes » à la solde d’une « Americafrique ».
Enfin, la collusion supposée de ses contradicteurs avec le président rwandais ne le conduit pas à
s’interroger sur sa propre proximité avec certains chefs d’État africains, comme Denis Sassou Ngesso
(p. 531). Pierre Péan s’érige en donneur de leçons, qu’il se révèle incapable d’appliquer à lui-même.

Notes
[1]
Fayard, Paris, 2010.
[2]
Union des étudiants juifs de France (UEJF), Union des patrons et professionnels juifs de France (UPJF).
[3]
S’appuyant sur une même source (International Rescue Comittee), il cite d’abord le chiffre de six millions de victimes de la
guerre au Congo (p. 9) puis de quatre millions (p. 459). L’estimation du nombre de victimes lié aux conflits en RDC fait l’objet
de diverses études : B. Coghlan, R.J. Brennan, P. Ngoy et al. (2006), “Mortality in the Democratic republic of Congo.
A Nationwide Survey”, The Lancet, n° 367, p. 44-51 ; A. Lambert et L. Lohlé-Tart (2008), « La surmortalité au Congo (RDC)
durant les troubles de 1998-2004 : une estimation des décès en surnombre, scientifiquement fondée à partir des méthodes de la
démographie », octobre.
[4]
Étude qui n’a fait l’objet d’aucune publication scientifique, disponible sur un obscur site Internet.
[5]
Rappelons que peu de temps avant sa mort en 2009, Alison Des Forges avait été interdite de séjour au Rwanda après ses
demandes répétées de poursuite pénales contre des membres de l’Armée patriotique rwandaise et ses critiques virulentes contre
le régime en place à Kigali.
[6]
Le Mémorial de la Shoah et le Holocaust Memorial de Washington sont ainsi décrits comme des institutions abritant des
groupes de pression à la solde d’Israël et de Kigali.
[7]
Il s’agit de l’armée gouvernementale liée au régime Habyarimana, en guerre contre le FPR dirigé par Paul Kagame entre 1990
et 1994, contrairement à ce qu’affirme Hubert Védrine qui confond les deux armées ennemies dans son compte rendu du même
ouvrage. Voir H. Védrine (2011), « L’Afrique et les grandes puissances. À propos de Carnages de Pierre Péan », Le Débat,
n° 163, janvier-février, p. 143.
[8]
« Cette qualification semble être plutôt sentimentale que juridique », Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le
drame rwandais, Arusha, 2004, p. 3.
URL : http://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2011-2-page-137.htm
DOI : 10.3917/afco.238.0137

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