Citation
Enfin, la vérité éclate. L'enquête diligentée par les juges Marc
Trévédic et Nathalie Poux a permis de tirer au clair les conditions et
établir les responsabilités de l'attentat qui coûta la vie au
président rwandais Juvénal Habyarimana. Le rapport des experts établit
de manière scientifique que les missiles sont partis de la colline de
Kanombé et d'un camp militaire des forces armées rwandaises (FAR). Il
éclaire d'un jour irréfutable l'histoire du génocide rwandais, la pire
tragédie de la fin du XXe siècle. Car dès lors, les missiles ne
peuvent avoir été tirés que par des militaires hutus, des extrémistes
proches de l'Akazu, un groupe de fanatiques pilotés par le colonel
Théoneste Bagasora qui prônait ouvertement l'assassinat en masse des
Tutsis. Et l'attentat contre le chef d'État, réputé hostile à
l'idéologie de l'Akazu, n'est plus un simple meurtre mais un coup
d'État pour s'emparer du pouvoir et mettre en oeuvre un génocide
planifié. Non, les 800.000 morts, pour la plupart des Tutsis et des
opposants hutus ne sont pas tombés au cours d'un immense pogrom
spontané provoqué par la peur qui a suivi le décès du président
Habyarimana mais ils sont bien les victimes d'une machinerie
froidement réfléchie que l'on peut rapprocher de celle de la « solution
finale ».
Pour arriver à ce résultat, dont beaucoup de spécialistes se
doutaient, il aura fallu attendre plus de dix-sept ans. Pourtant, ces
conclusions ne sont ni le fruit d'un miracle ni de « nouveaux
éléments », juste celui du travail et de l'honnêteté intellectuelle de
magistrats. Du courage aussi. Les affirmations sont en effet aux
antipodes de celles des premières investigations de la justice
française, saisie du dossier dès 1996 par l'épouse de l'un des deux
pilotes français du Falcon présidentiel, mort lui aussi dans
l'attentat. C'est là la seconde grande vérité livrée par les
expertises, une vérité qui dérange la France.
Preuves biaisées
Dans cette première enquête française, le juge Jean-Louis Bruguière
s'est lourdement trompé. Ce magistrat avait impliqué dans l'attentat
le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle d'alors, un
groupe majoritairement tutsi conduit par Paul Kagamé et désormais à la
tête du Rwanda. Pour ce faire, Jean-Louis Bruguière, qui ne s'est
jamais rendu au Rwanda au contraire de ses successeurs, s'appuyait sur
des messages émanant du FPR, qui se sont révélés être des faux
grossiers, et des témoignages pour le moins bancals. Ces preuves
biaisées ne devaient pas empêcher le lancement en 2006 de neuf mandats
d'arrêts contre des proches du président Kagamé, décision qui allait
entraîner la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali
trois ans durant. Comment un tel contresens a-t-il été possible?
Dans ce dossier, la France, il est vrai, n'a jamais été un simple
observateur. Dans les années 1990, l'armée française était très
impliquée aux côtés des FAR dans leur combat contre le FPR. Des
conseillers tricolores entouraient aussi le gouvernement rwandais. Une
volonté de François Mitterrand et de certains de ses proches qui
avaient fait du Rwanda un cas d'école pour le maintien de l'influence
française en Afrique. Des officiers français y voyaient un terrain où
exercer leurs « savoir-faire » en matière de contre-guérilla. Durant la
cohabitation, entre 1993 et 1995, une partie de la droite française a
adhéré à ces conceptions d'un autre temps. Le génocide n'y changera
rien. La France continuera de défendre ses ex-alliés, par tous les
moyens.
Les exemples sont nombreux. Certains militaires, parfaitement au
courant que les messages attribués au FPR étaient des faux, se sont
tus. Abdul Ruzibiza a ainsi reconnu avoir été influencé dans ces
déclarations par la DGSE. Jean-Louis Bruguière, dont d'autres enquêtes
internationales ont déjà été remises en cause, ne pouvait que
difficilement l'ignorer. C'est ce que pense le gouvernement rwandais
qui mercredi a encore dénoncé une « manipulation volontaire » de la
vérité par la France. Les avocats des mis en examen, envisagent de
porter plainte contre Paris pour « escroquerie en bande organisée ». Il
faudra l'élection de Nicolas Sarkozy à l'Élysée, qui a fait du
rapprochement avec le Rwanda un axe majeur de la politique africaine
pour que la politique française change et que la vérité soit connue.
Le rapport des experts ne met pas un point final au dossier, bien au
contraire. S'il ouvre une voie royale à une réconciliation totale
entre Paris et Kigali, il pose la question de l'implication de notre
pays, et de son degré de connaissance, dans la planification d'un
génocide puis de l'éventuelle manipulation de la justice.