Citation
REPUBLIQUE RWANDAISE
GOUVERNEMENT RWANDAIS EN EXIL
MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES
ET DE LA COOPERATION
POUR UNE NOUVELLE SOCIETE
_RWANDAISE
FEVRIER 1995
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BUKAVU (SUD KIVU) REPUBLIQUE DU ZAIRE |
Les Rwandais en exil se comptent aujourd’hui entre 3 et 4
millions. C'est grâce à l’aide internationale qu' une partie au
moins des réfugiés, ceux des zones immédiatement frontalières,
arrivent à survivre, fût— ce dans des conditions précaires, mais
c ’est la loi de l’exil. Cette assistance matérielle,
humanitaire ne peut qu 'être appréciée par le Gouvernement
rwandais en exil qui, lui, a la responsabilité politique et
morale de gérer un véritable Etat paradoxalement lui-même
exilé.
Il ne peut y avoir qu' une seule solution à ce drame qui,
horrible ironie du sort, a désenclavé le Rwanda et l'a propulsé
sur la scène internationale : c' est la restauration de l'Etat
par le retour au pays de ces millions de Rwandais. Mais le
secrétaire général de l’ONU lui—même a reconnu, dès son rapport
au Conseil de sécurité daté du 18 novembre, les obstacles au
rapatriement. Il note, entre autres :
"La peur d’être exposés à des représailles de la part du
Gouvernement [du FPR à Kigali] [...] semble être une des
principales raisons pour lesquelles les réfugiés hésitent
à retourner au Rwanda [...] En exprimant leur méfiance à
l’égard du Gouvernement [du FPR à Kigali], les réfugiés
ont également manifesté le désir de voir leur sécurité
garantie par un organisme neutre ou leurs propres
dirigeants participer au nouveau gouvernement [...]".
Une mission parlementaire de l'Internationale démocrate—
chrétienne (IDC) dans les camps de réfugiés au Zaïre avait
enregistré, en octobre 1994, plusieurs témoignages. Le rapport
de cette mission relève :
"Nous avons entendu toujours le même message : "nous
voulons rentrer chez nous et nous réconcilier dans un
Rwanda pacifié, mais nous voulons le faire tous ensemble,
librement et en sécurité sans subir le tri des soldats du
FPR qui sont juges et parties dans les massacres". Tous
parlent de témoignages inquiétants de ceux qui ont tenté
un retour individuel et qui ont dû fuir à nouveau pour
échapper à la mort ou à l’incarcération ou de ceux qui,
tous les jours, continuent à grossir les rangs des
réfugiés. Ces témoignages font état de massacres
systématiques ou de sévices et du règne de la délation et
de la terreur" (fin de citation).
L’Accord tripartite, signé, le 24 octobre 1994 à Kinshasa,
entre le Gouvernement de la République du Zaïre, le
Gouvernement du FPR à Kigali et le Haut Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés (HCR) ne pouvait donc pas et ne
peut toujours pas être applicable. Dès le 1er novembre 1994, le
Gouvernement rwandais en exil avait pourtant averti la
communauté internationale, par la voix et sous la signature de
son ministre des Affaires étrangères, Jérôme Biçamumpaka. Selon
cet Accord, les réfugiés devraient retourner dans leur pays et
accepter la mainmise du FPR sur tout le pays, renoncer à leurs
acquis issus de la Révolution sociale de 1959 et ceux issus de
l'avènement de la démocratie et du respect des droits de
l’homme.
Or, la réalité actuelle est que, comme l'attestent des
observateurs impartiaux tels les organisations humanitaires,
les associations internationales de défense des droits de
l’homme ou des parlementaires étrangers, les soldats et les
milices du FPR tuent des civils innocents. Les Rwandais qui
sont à l'intérieur du pays continuent de subir des exactions
politiques et ethniques, des arrestations arbitraires, etc. De
même, les biens (meubles et immeubles) et les terres des
réfugiés rwandais sont occupés par le FPR et ses protégés. Ce
point figure parmi les nouvelles préoccupations que Mr Boutros
Boutros—Ghali secrétaire général de l’ONU a lui—même exprimées
dans son rapport du 18 novembre 1994 :
"Quelque 400 000 réfugiés, principalement d’origine
tutsie, souvent exilés en Ouganda ou au Burundi depuis des
décennies, sont rentrés au Rwanda et se sont souvent
installés sur des terres appartenant aux personnes qui
avaient fui tout récemment, créant ainsi un nouveau
problème de droit de propriété."
Selon l'expression utilisée par Laurien NTEZIMANA, théologien
rwandais, et reprise par la Ligue des réfugiés rwandais pour
les droits de l’homme (Lirdho),
"le Rwanda semble être tombé de Charybde en Scylla. Le
peuple rwandais est, note le rapport de la Lirdho de
décembre 1994, victime de deux extrémismes : l'extrémisme
hutu et l'extrémisme tutsi. Autant de forces du mal que
tous les Rwandais de bonne volonté, de concert avec la
Communauté internationale, se doivent de conjurer avec la
même énergie pour jeter les bases d'une véritable
réconciliation."
Pour l'heure, les pays voisins du Rwanda doivent faire face à
l'afflux de nouveaux réfugiés. Selon les statistiques du bureau
du HCR à Bukavu, au Zaïre, le nombre de ces réfugiés est passé
de 7 000 à 10 000 pendant cinq semaines d'octobre et novembre
1994, et de 10 000 à 18 000 pendant la seule semaine du 18 au
25 novembre 1994. Et le nouveau déferlement continue. Ainsi,
contrairement à tous les espoirs, ceux des Rwandais exilés, en
premier lieu, ceux de la Communauté internationale également,
nous assistons non pas à un retour collectif et volontaire des
réfugiés mais à un nouvel exode que rien ne semble pouvoir
arrêter.
Mais les Rwandais n’ont pas le droit de perdre espoir. Nous
n'avons pas le droit de laisser le Rwanda sans Rwandais ni les
Rwandais sans Rwanda. Il nous appartienÿ, a tous, de ressouder
notre peuple, de le réconcilier avec lui—meme. Il nous
appartient de reconstituer notre Nation. Il nous appartient de
reconstruire notre Etat.
Le Comité rwandais d'action pour la démocratie, qui ne
participe pas au Gouvernement rwandais en exil, a organisé, en
octobre 1994 à Bukavu, une rencontre pour élaborer une Charte
de retour rapide et pacifique des réfugiés rwandais. La
première condition de ce retour est, selon la Charte :
"La mise en place rapide d'un Gouvernement légal de
véritable union nationale, d’une Assemblée nationale et
d'une administration territoriale représentative de la
population dans un cadre institutionnel concerté entre le
Front patriotique rwandais et la Communauté rwandaise en
exil avec pour référence l’Accord de Paix d’Arusha signé
le 4 août 1993 entre le Gouvernement de la République
rwandaise et le Front patriotique rwandais."
Le Gouvernement rwandais en exil, pour sa part, responsable
moral et politique de toute une population en exil, réaffirme
sa détermination à relever, avec tous les Rwandais de
l'extérieur comme de l'intérieur, les sept défis principaux qui
—
se posent a notre peuple :
1. Le règlement des conflits qui nous sont internes ;
2. Le règlement définitif de la question des réfugiés ;
3. La réinstauration de l’ordre constitutionnel ;
4. Le rétablissement des droits de l’homme et de la
démocratie ;
5. La création rapide de conditions d'un développement
durable ;
6. La reconstruction du Rwanda sous tous les aspects
7. La réalisation d'une révolution des mentalités, en vue de
l'éclosion d'une Nouvelle Société Rwandaise, caractérisée par
la solidarité, l'unité, la paix, la cohésion sociale, le
progrès social et l’ouverture tous azimuts à d’autres peuples
d’Afrique et du monde.
Tels sont les défis et tels sont les objectifs que tous les
Rwandais se doivent de nourrir, s'ils ont encore le sens de la
dignité et le sens de l’histoire. Le Gouvernement rwandais en
exil voudrait partager cette même ambition avec le Gouvernement
du FPR à Kigali. Hélas pour tous les Rwandais, tel n’est
pourtant pas encore le cas.
Les réfugiés regrettent que les autorités du FPR semblent
opposées à leur retour au pays, puisque, d'une part, elles
refusent d'envisager les négociations et que, d’autre part, les
réfugiés qui rentrent sont tout simplement massacrés ou parqués
dans des camps de concentration avant le triage de ceux qui
doivent mourir, ainsi que le rappelle Mgr Christophe
Munzihirwa, archevêque de Bukavu, dans sa lettre, datée du 16
janvier 1995, adressée au Cardinal G. Danneels, archevêque de
Malines—Bruxelles et a Mgr J. Delaporte, Président de Justice
et Paix France :
"La grande majorité des réfugiés, souhaite rentrer dans
leur pays mais ils ne le peuvent pas : les conditions du
retour ne sont pas remplies. Ils ont peur d’être mis en
prison sur simple accusation, sur des faits non prouvés,
ou d’être tués en essayant de rentrer dans leur propriété.
Selon des témoins objectifs vivant au Rwanda, les
massacres se poursuivent et s'intensifients même. On
estime entre cinq et dix mille, le nombre de personnes
assassinées par mois au Rwanda".
Il est donc paradoxal que des organismes humanitaires
affirment que le Gouvernement rwandais en exil, les Forces
armées rwandaises et les "milices" empêcheraient les réfugiés
rwandais (dont certains sont réfugiés depuis le début de la
guerre en octobre 1990 et n’ont fait aucune tentative pour
rentrer bien qu'il n’y ait eu personne pour les empêcher de
retourner au Rwanda) de rentrer dans leur pays. Le ministre de
la Mobilisation et de la Jeunesse du Gouvernement rwandais en
exil, Frédéric Kayogora l'a dit et répété sur toutes les
antennes : les Forces armées rwandaises en exil ne sont
nullement engagées dans de telles opérations d’intimidation,
pas plus qu'elles ne se préparent à entrer dans une nouvelle
guerre. Le Gouvernement rwandais en exil entend
encourager les Rwandais à retourner au Rwanda dans la dignité,
dans la sécurité et avec l'assurance de se voir restituer leurs
droits confisqués : droits de l’homme, droits sur leurs biens
spoliés, droit à la démocratie, et droit à la justice sociale.
Or, la Communauté internationale semble être invitée à fermer
les yeux sur la nature et les méthodes du régime qui s'est
installé par la force à Kigali. La Commission d'experts
dépêchée par l’ONU au Rwanda avoue ne pas avoir cherché à
connaître la vérité quand elle note dans son rapport :
"Alors qu’elle mettait la dernière main à son rapport
préliminaire, la Commission d’experts a reçu des
informations selon lesquelles des violations du droit à la
vie auraient été commises au Rwanda entre le mois d'août
et le début de septembre 1994. Le Secréta1re général a
demandé à la Commission de mener une enquête à ce sujet.
"La Commission a ainsi renouvelé ses efforts en vue de
vérifier les allégations selon lesquelles certaines
atrocités commises au Rwanda depuis la pr1se du pouvoir
par le Front patriotique rwandais etaient systématiques ou
à vaste échelle, en respectant les memes_paramètres
d'impartialité et d'indépendance appliques à toutes les
autres enquêtes concernant la Situation au RWanda,
Conformément à ce qui précède, elle a pris toutes les
mesures nécessaires, au cours de sa deuxième mission, pour
enquêter sur les allégations contre les autorités du
Gouvernement actuel.
"Pour sa part, la Commission n’a pas été en mesure, faute
de temps, de trouver des preuves indiquant que des
personnes appartenant à l'ethnie tutsie avaient perpétré
des actes avec l’intention de détruire le groupe ethnique
en tant que tel [...] Elle n’a pas non plus trouvé
d’indices que les massacres de Hutus perpétrés par des
soldats du FPR avaient été systématiques, commandités ou
encore approuvés par les dirigeants gouvernementaux ou les
commandants de l’armée."
Voilà pour la période qui s'est écoulée depuis l’installation
du FPR à Kigali par la force.
Mais, paradoxalement, les conclusions de cette même Commission
d’experts n'ont pas été entendues ni lues sur la période
antérieure. Elles sont pourtant moins partiales :
"La Commission d’experts conclut qu'il est amplement
prouvé que des personnes, appartenant à l’une et l'autre
parties au conflit armé qui s'est déroulé au Rwanda durant
la période du 6 avril au 15 juillet 1994, ont commis des
violations graves du droit international humanitaire [...]
La Commission conclut aussi qu’il est amplement prouvé que
des personnes appartenant à l'une et l'autre parties au
conflit armé ont perpétré des crimes contre l'humanité au
Rwanda, pendant la période mentionnée."
Cette impartialité n’est pourtant qu'apparente car la
Commission se contredit elle-même par ce qui semble être une
prise de position :
"A ce jour, la Commission n’a découvert aucune preuve
indiquant que des éléments tutsi avaient commis
des actes dans l’intention de détruire le groupe ethnique
hutu en tant que tel, au sens où l’entend la Convention
sur le génocide de 1948."
Laquelle de ces conclusions contradictoires la Communauté
internationale devrait—elle croire ?
Le Gouvernement rwandais en exil, pour sa part, a trop de
respect pour l'ONU et la Communauté internationale en général
pour les induire en erreur.
Le Gouvernement rwandais en exil relève seulement et tient à
porter à la connaissance de l’opinion internationale quelques
témoignages sur la nature exacte et les méthodes du
Gouvernement du FPR à Kigali. vingt-neuf prêtres rwandais,
aujourd’hui réfugiés au Zaïre, ont écrit et signé une lettre
adressée au pape Jean—Paul II. Voici quelques—uns de leurs
témoignages publiés dans MISSI, le Magazine d’information
spirituelle et de solidarité internationale :
"Cette guerre a fait beaucoup de victimes innocentes [...]
plus d'un million de Rwandais [...] Nous sommes étonnés de
constater que la communauté internationale, voire même
l’humanité tout entière, s'est laissée et se laisse encore
tromper par la campagne hélas malicieuse et mensongère du
FPR. Ce dernier se dit sauveur du peuple mais les faits
montrent le contraire. Devant un sauveur on accourt et
l'on se précipite ; devant le FPR tout le monde s’enfuit.
"[...] Tout le monde le sait, sauf qui ne veut pas le voir
ou comprendre : les massacres qui ont eu lieu sont le
résultat de la provocation et du harcèlement du peuple
rwandais par le FPR. Parler de génocide en insinuant que
ce sont les seuls Hutu qui ont tué les Tutsi, c'est
méconnaître que Hutu et Tutsi ont été, tous, les bourreaux
des uns et des autres. Nous osons même affirmer que le
nombre de Hutu civils tués par l'armée du FPR dépasse de
loin les Tutsi victimes des troubles ethniques [...]"
Ces prêtres—témoins sont des Rwandais, susceptibles d’être
suspectés de partialité et d’états d'âme. Le Rapporteur spécial
de la Commission des droits de l'homme, René Degni-Ségui, est
ivoirien et, dès le 13 octobre 1994, il a noté dans son rapport
à l'issue de sa mission au Rwanda :
"La préoccupation majeure de l'insécurité demeure, se
caractérisant par trois traits essentiels : l'occupation
illégale des maisons abandonnées, le banditisme, les
exécutions sommaires et la quasi absence d'administration
d’Etat [...] Dans les villes du Rwanda sévissent
banditisme et brigahdage. Des bandes armées s'adonnent au
pillage des maisons et cases. On signale également des
disparitions et enlèvements de personnes ainsi que des
exécutions sommaires. Ces derniers actes sont attribués,
par des rumeurs persistantes, au Front patriotique
rwandais (FPR). Les membres du gouvernement, qui
reconnaissent implicitement les faits, n’en imputent pas
la responsabilité au FPR. Ils ne démentent pas cependant
le fait que des éléments incontrôlés du FPR ou de l’armée
puissent s'adonner à de tels actes par mesures de
représailles [...]".
Observateur impartial s’il en est, connaissant bien les pays de
la sous-région, l'universitaire belge, Filip Reyntjens, de
retour d'une mission au Rwanda en octobre 1994, a noté :
"J’estime devoir attirer l'attention sur un certain nombre
de problèmes très graves qui risquent d’hypothèquer
lourdement l'avenir de ce pays [...]. A l'intérieur du
pays même se dessinent des phénomènes inquiétants et
potentiellement déstabilisateurs. Ces problèmes
intérieurs, conjugués avec la menace extérieure qui se
trouve renforcée par l’étroitesse de la base politique et
sociale du pouvoir en place à Kigali, inspirent un profond
pessimisme quant aux perspectives de stabilité du pays et
de la sous—région.
"Un premier problème a trait à l’insécurité, qui est dûe à
plusieurs facteurs. L’Armée patriotique rwandaise (A.P.R.,
aile militaire du FPR), devenue la nouvelle armée
nationale, n’est plus l’armée disciplinée des années de la
guérilla. De l’aveu de son chef même, le général Paul
Kagame, le problème est réel. On observe le début de
phénomènes analogues à ceux qu'on a vus il y a dix ans au
sein de l’ancienne armée : affairisme (certains officiers
A.P.R. occupent plusieurs maisons à Kigali), barrages
routiers occupés par des militaires qui ont manifestement
bu de la bière, militaires qui se servent [...]. Toujours
selon le général Kagame, les recrues récentes n'ont pas de
formation politique adéquate [...]. L’A.P.R. a procédé à
des recrutements peu sélectifs, incluant des délinquants
et même des anciens membres de milice "interahamwe".
Enfin le code de conduite du FPR, qui était très sévère (il
prévoyait la peine de mort notamment pour meurtre et viol), ne
semble plus être applicable en temps de paix. Dans ces
conditions, l’A.P.R. devient progressivement un facteur
d'insécurité, d’autant plus que des civils font parfois appel
en son sein pour effectuer des basses besognes, notamment dans
le contexte de litiges en matière d’occupation immobilière
[...].
"Un deuxième problème est celui du retour anarchique de
l’ancienne diaspora et de l'occupation illégale de
propriétés [...] Le FPR a contribué à la naissance de ce
problème, puisqu'il a activement encouragé ce retour
massif [...] D'après diverses sources gouvernementales,
plus de 400 000 personnes sont déjà rentrées [à la fin du
mois d'octobre 1994] Ces rapatriés ont occupé les champs,
maisons et commerces abandonnés par les Hutu qui ont fui
le pays. L’envergure de ce phénomène est énorme : on
estime que plus de la moitié des propriétés à Kigali et
dans certains chefs—lieu de préfecture ont de nouveaux
occupants ; à titre d'exemple en milieu rural, dans le
secteur de Masaka, près de Kigali, 4 000 sur les 5 000
administrés sont des nouveaux habitants [...].
"On constate un nombre inquiétant de disparitions,
d'assassinats, voire même de massacres. Quasiment chaque
jour, des personnes disparaissent, arrêtées par des
éléments de l’A.P.R. et emmenées à des destinations
inconnues. Pratiquement toutes les personnes [que j’ai]
rencontrées connaissent personnellement des cas de ce
genre. Par ailleurs, d’autres personnes sont tuées. Ces
cas individuels ne sont d’aileurs pas niés par les
autorités [...].
"En outre et surtout, on observe également des cas de
massacres à des échelles plus importantes. N’ayant pas
effectué une mission d'enquête, qui exige le respect de
normes rigides, je peux toutefois signaler quelques cas
dûment attestés soit par des témoins oculaires étrangers,
soit par des sources officielles :
" — d’après une personne rescapée entendue par un officier
du ministère public, environ 60 personnes rentrant de la
zone "Turquoise" ont été exécutées au début du mois d’août
à l’école agro—vétérinaire de Butare ; d’après d'autres
témoins, de nombreuses personnes ont été tuées et
enterrées dans la vallée entre le groupe scolaire de
Butare et l’arboretum, zones interdites d’accès par
l’A.P.R. ;
" — le 29 août, une coopérante d'une ONG internationale a
vu plusieurs milliers de cadavres récents autour et dans
une église a Mbiyo, entre Gako et Nyamata dans le
Bugesera ;
" — suite à des informations reçues, des observateurs
militaires Minuar australiens ont effectué, au cours de la
première semaine de septembre, une visite à Save (près de
Butare) ; arrivés au centre, ils ont vu une cinquantaine
de cadavres couverts de branches et de feuilles, dans un
boisement communal ; l'accès au boisement leur a été
interdit par des éléments de l’A.P.R. qui ont argué qu’il
s’agissait d'une zone militaire ; lorsqu’ils sont
retournés deux semaines plus tard, les corps avaient
disparu ; des membres de la population locale affirment
qu'environ 1 750 personnes auraient été tuées à cet
endroit par l'A.P.R. ;
" — au milieu de septembre, une équipe de la Minuar a
dénombré une centaine de cadavres a Kayumba, au nord de
Nyamata dans le Bugesera ;
" — deux témoins faisant partie d'une organisation
humanitaire internationale ont vu autour du 10 octobre que
des prisonniers ont été transférés de la prison de
Cyangugu vers des destinations inconnues ; autour du 15
octobre, ces mêmes témoins ont vu un camion transportant
une cinquantaine de personnes, gardées par des militaires
de l’A.P.R. en armes, partir pour une destination
inconnue; ait que ces transferts s’opèrent de nuit les
rend encore plus inquiétants ;
" - un témoin tutsi affirme qu’un grand nombre de Hutu,
qualifiés d’interahamwe, ont fait et font l’objet
d’exécutions sommaires à Sake, près de Kibungo.
"[...] Cet échantillon est suffisamment éloquent pour
justifier une réelle inquiétude, qui devrait inciter au
déploiement d' observateurs et à l’organisation d'enquêtes
sérieuses et objectives. Cette inquiétude est renforcée
par la pratique de l'A. P. R. de refuser l’accès des zones
où des exécutions sommaires se seraient produites, sous
prétexte qu’il s’agit de zones militaires [...].
“Un autre phénomène qui mérite d’être signalé est
l’injection rapide de radicalisme ethnique. On observe ici
une différence marquée entre la diaspora venue d’Ouganda
et celle venue du Burundi et, dès lors, entre l'ancien et
le nouveau FPR. C'est surtout des "Burundais" (c’est ainsi
qu’ils sont appelés à Kigali) que provient cette
crispation ethnique [...].
"Le radicalisme des "Burundais“ est un phénomène
extrêmement inquiétant d'après un observateur tutsi avisé
de l'intérieur, rescapé du génocide : les "Burundais"
affichent des attitudes qu'il qualifie de "pire que
[celles des] interahamwe" [...] L’idéologie qu’ils
véhiculent n’est pas seulement contraire à celle du FPR
original, mais elle constituerait — si elle perçait -
également un obstacle à la solution politique du problème
rwandais. En outre, l'injection de cette idéologie
ethnisante et revancharde contribue au danger d’éclatement
du FPR.
"[...] Par rapport tant au danger de la reprise de la
guerre qu’à la situation intérieure, le Rwanda se trouve,
une fois de plus, à la croisée des chemins. Le potentiel
d’une implosion du pays et de la sous-région est
malheureusement tout à fait réel. Les forces modérées et
démocratiques à l'intérieur et à l’extérieur du pays,
ainsi que la communauté internationale doivent faire
preuve d’initiative et d'imagination avant qu’il ne soit
trop tard. Faute d’action rapide, les tragiques évènements
d'avril—juin 1994 risquent de n’être que le début d'une
longue déstabilisation de la région des grands lacs."
Que faut—il ajouter à ce témoignage ? Le Pr Filip Reyntjens
n'est ni membre du Gouvernement rwandais en exil ni rwandais.
Pas plus que ne le sont les observateurs d’Amnesty
international dont le rapport, daté du 20 octobre 1994,
détaille "les homicides délibérés et arbitraires par des
membres de l’APR". Ce rapport, intitulé Rwanda, l’armée
patriotique rwandaise responsable d'homicides et d’enlèvements
(avril—août 1994) est résumé par Amnesty international de la
manière suivante :
"Amnesty international a reçu de nombreuses informations
faisant état de violations des droits fondamentaux
commises par l’Armée patriotique rwandaise (APR) depuis le
début du conflit en 1990 et plus particulièrement depuis
avril 1994 [...].
"Des centaines de personnes ont été délibérément tuées,
des combattants faits prisonniers et des civils non armés
soupçonnés de soutenir l’ancien gouvernement ont été
enlevés ou ont "disparu". Nombre de ces homicides ont été
commis à titre de représailles contre des civils
appartenant à l'ethnie majoritaire hutu, parfois avant le
début des massacres de grande ampleur, le 6 avril 1994,
dans les régions contrôlées par l’ancien gouvernement. Des
Hutu ont également été victimes d'homicides délibérés et
arbitraires perpétrés à titre de vengeance alors que l'APR
prenait le contrôle de nouvelles régions [...]. Certains
de ces homicides imputables à l'APR ont été commis au
cours du "triage" des personnes qui rentraient chez elles
ou à l’issue de ce processus. Selon certaines sources, des
civils partisans du FPR auraient été autorisés à tuer des
opposants. Outre ces homicides, de nombreux prisonniers
détenus par l'APR ont été ligotés selon une méthode
particulièrement douloureuse, les bras de la victime étant
attachés dans le dos au—dessus des coudes, ce qui laisse
parfois des séquelles définitives.
"Ces violations ne semblent pas avoir été signalées dans
la plupart des cas. Le FPR surveillait étroitement les
déplacements des étarngers dans les régions qu’il
contrôlait. Dans celles—ci, les journalistes et les
représentants d’organisations humanitaires ne pouvaient
que rarement s’entretenir avec des civils en dehors de la
présence d’un responsable du FPR. Cela signifie qu’avant
l’accession au pouvoir du nouveau gouvernement, à la mi—
juillet 1994, très peu d’informations sur des exactions
commises par l'APR pouvaient être recueillies et rendues
publiques par des observateurs indépendants.
"En août 1994, un mois après la proclamation du nouveau
gouvernement par le FPR et d'autres formations, des
délégués d’Amnesty International se sont rendus au Rwanda
où ils se sont entretenu avec des représentants du
gouvernement et des services de sécurité. Ils ont
recueilli des informations à propos des violations des
droits fondamentaux perpétrés avant et après l’accession
au pouvoir du nouveau gouvernement [...] La délégation a,
par ailleurs, rencontré des demandeurs d'asile rwandais
dans les pays limitrophes et recueilli des preuves
tangibles des homicides et autres atteintes aux droits de
l'homme imputables a l’APR.
"Amnesty international est préoccupée par le fait que les
autorités ne semblent pas avoir effectué d'enquêtes
indépendantes et impartiales pour établir la vérité sur
ces allégations, identifier les coupables et les traduire
en justice.
"Des mesures doivent être prises sans délai afin que les
membres des forces de sécurité et les partisans du
gouvernement ne croient pas pouvoir continuer en toute
impunité à commettre des violations des droits
fondamentaux [...]."
10
rΗ—_
11
Le rapport de Human rights watch de décembre 1994 décrit les
mêmes horreurs, les mêmes exactions, la même impunité. Le titre
du rapport est déjà éloquent : Rwanda — A new catastrophe ?
Increased international efforts required to punisb genocide and
prevent further bloodshed. Les accusations sont fermes : "Au
fur et à mesure de leur avancée, les forces du FPR ont commis
plusieurs massacres de civils sans armes." Et une fois de plus
les témoignages révèlent la vraie nature du pouvoir installé à
Kigali. Les recommandations de Human rights watch sont sans
équivoque :
"Le Gouvernement du Rwanda devrait :
" — agir immédiatement et fermement pour mettre fin aux
tueries et aux autres violations des droits de l'homme par
les soldats de l'APR et par les civils qui leur font appel
pour commettre de tels actes ;
" — arrêter et déférer devant les tribunaux les soldats de
l'APR et les civils qui se sont associés a eux pour tuer
et commettre d’autres abus ;
" — donner la priorité des priorités à l'établissement
d'une administration effective, y compris un système
judiciaire qui fonctionne pour que ceux qui sont accusés
de génocide et d’autres graves violations des droits de
l'homme puissent être traduits en justice avec la garantie
totale d’un procès transparent ;
" — assurer que les arrestations sont effectuées dans les
règles et que les détenus le sont dans des prisons
officielles, dans des conditions humaines et que leur
détention est dûment notée dans un registre accessible au
public ;
" — empêcher l'utilisation excessive et inutile de la
force au moment de la fermeture des camps de personnes
déplacées.
Tous ces témoignages, toutes ces accusations sont, hélas,
encore d'actualité. Le Gouvernement du FPR a Kigali, en dépit
des interpellations des organisations internationales, ne
semble aucunement disposé à renoncer à ses instincts
meurtriers. Le 12 janvier 1995, la Conférence épiscopale du
Rwanda, formée de quatre évêques et de deux administrateurs n
apostoliques qui ne se sont pas exilés, a adressé aux autorités
une déclaration solennelle sur les préoccupations des
catholiques. Il y est dit notamment :
"[. .] Tout en reconnaissant les efforts déployés par les
services concernés, nous nous inquiétons encore du manque
de sécurité au sein de la population. Les gens continuent
à disparaître et à être arbitrairement mis en prison ou
détenus dans des lieux non officiels.
12
"Le cas de nombreux prisonniers compilés dans des centres
pénitentiaires consitue un défi sérieux lancé au systeme
judiciaire de notre pays.
"Que tout soit mis en oeuvre pour dégorger les prisons et
y assurer les conditions minimales de respect de la
dignité de la personne humaine.
"Que les procédures judiciaires de détention soient
respectées et qu’une présomption d'innocence soit garantie
pour tout le monde.
"Il est à souhaiter que les services publics de l’Etat,
comme l'Armée, accélèrent la libération des biens d’autrui
qu’ils occupent.
"Spécialement nous demandons que les bâtiments de l’Eglise
et ses autres biens, encore occupés, lui soient restitués.
"[...] Le problème des réfugiés mérite aussi de la part du
Gouvernement une particulière attention.
"Que le Gouvernement mette tout en oeuvre pour créer des
conditions de nature à rassurer les réfugiés.
"Des pourparlers directs avec eux sont à privilégier
[...]."
Cet appel de la Conférence épiscopale est un appel de détresse
et de désespoir à la communauté internationale dont certains
dirigeants ne daignent pas ouvrir les yeux ni les oreilles. Les
évêques du Rwanda ont ainsi rendu publiques leurs
"préoccupations" en janvier 1995, c’est—â—dire trois mois après
que le secrétaire général de l'ONU eût encore affirmé, dans son
rapport au conseil de sécurité daté du 25 novembre 1994 : "Le
Gouvernement continue de mettre l’accent sur la création de
conditions qui permettent aux plus de 2 millions de réfugiés
rwandais et aux personnes déplacées à l'intérieur du pays, dont
le nombre s'établit entre 1,5 million et 2 millions, à regagner
leurs foyers et a se refaire une vie dans un environnement sûr.
"[...] Le Gouvernement a aussi publiquement recommandé que
les réfugiés et les personnes déplacées qui regagnent
leurs foyers soient traités de façon équitable et
préconisé la réconciliation entre tous les groupes
politiques [...]."
S'il faut admettre que le secrétaire général de l'ONU, Mr
Boutros Boutros-Ghali, avait raison, il faut alors accuser les
évêques rwandais de mensonge !
Mais la communauté internationale se tait parce qu'elle ne veut
pas écouter. Elle ne veut pas voir. A m01ns qu'on ne l'empêche
de voir et d'entendre.
vû___ÿ
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Le Gouvernement rwandais en exil, dès sa constitution, a
renoncé à la guerre et a appelé les Rwandais à enfin rechercher
une solution politique au drame du Rwanda. S'il faut conjurer
le mauvais sort et puisqu'il faut exorciser le mal pour nous
débarrasser enfin de nos propres démons, le Premier ministre
Jean Kambanda et le ministre des Affaires étrangères, Jérôme
Biçamumpaka, l’ont encore répété à la délégation de
l'Internationale démocrate—chrétienne qui a bien noté dans leur
rapport :
"Non seulement MM Kambanda et Biçamumpaka n’ont pas
peur de l'instauration d'un tribunal international mais
ils l'appellent de leurs voeux et demandent que des
enquêtes systématiques soient faites sur les massacres
commis tant en zone gouvernementale qu’en zone FPR avant
et après sa victoire et en zone sous contrôle de la
Minuar.
"Ils sont prêts à négocier avec le FPR et à entrer
pleinement dans la logique de la réconciliation, mais cela
doit se faire dans la vérité et avec la garantie de la
communauté internationale [...]."
Le Gouvernement rwandais en exil a toujours soutenu l’idée de
la mise en place d’un tribunal international. Il est évident
que pour garantir l’indépendance de ce tribunal et de ses
magistrats, la participation de juges d'origine rwandaise doit
être exclue. En outre, ses audiences doivent se tenir en dehors
de toute influence de l’une des parties en cause.
Le Gouvernement rwandais en exil n’a d'autre ambition que la
paix au Rwanda, la réconciliation entre les Rwandais, la
reconstruction d'un Etat respectueux des droits de l’homme et
fidèle à la démocratie. POur ce faire, il faut voir les choses
en face, faire un autodiagnostic, sans complaisance, pour
qu’ensemble nous puissions enfin édifier un nouveau Rwanda.
La Société rwandaise traîne depuis des décennies, voire des
siècles, une multitude de pesanteurs et de régidités qu'il faut
absolument extirper pour permettre l'éclosion d’une nouvelle
Société qui donne suffisamment de place à l’imagination, à
l’initiative privée, à la volonté d'entreprendre, bref à la
participation de tout citoyen.
Cette action nécessite une révolution des mentalités pour un
renouvellement des modes de pensée et des modes d'action des
Rwandais en général. C’est le passage obligé si l’on veut
vaincre les conservatismes et autres conformismes que nous
relevons dans notre Société.
Cette dernière est prête à évoluer, à condition qu'elle se
reconnaisse dans les objectifs qu'on lui propose et que
l'effort demandé a tous soit librement débattu et équitablement
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réparti. Baisser les bras et/ou ne rien faire serait condamner
les Rwandais, ainsi que tous les autres peuples de notre sous—
région.
Le peuple rwandais ne doit pas tomber dans la résignation, car
il n'est pas victime d'une malédiction. Les Rwandais doivent se
convaincre qu'ils restent et resteront maîtres de leur propre
destin. Leur pays sera ce qu'ils voudront qu'il soit. Aucun
Rwandais n'a le droit de vouloir un Rwanda qui se réduise
définitivement à un cimetière.