Citation
Audition de Félicia KANTARAMA, en visioconférence.
Le témoin n’a en réalité rien à dire. Elle se cachait et ce sont les Inkotanyi [1] qui l’ont sortie ! Elle n’a donc rien vu. A tel point que personne ne souhaite lui poser des questions, si ce n’est la défense de BARAHIRA.
Maître BOURGEOT voudrait lui faire dire que son mari, Etienne NGIRUMUKIZA, a été tué par le FPR alors qu’elle n’en sait rien. Le témoin jure qu’elle ne sait rien de la mort de François : elle se cachait car elle était pourchassée. L’avocate insiste : « Votre mari ! Vous n’osez pas dire que c’est le FPR qui l’a tué ? C’est ce qu’on aurait dit à BARAHIRA ! » Le témoin est étonnée. Et d’insister encore : « C’est compliqué de dire qu’on est victime du FPR ? » Madame KANTARAMA dit une nouvelle fois qu’elle ne sait pas comment est mort son mari.
Dernière intervention de maître BOURGEOT. Elle exprime ses regrets au témoin d’avoir dû dormir sur place. En réalité, ce n’est pas le cas. Elle a passé la journée d’hier au Parquet de Kigali mais le soir venu elle est allée dormir chez un de ses enfants.
On s’en tiendra là.
Lecture de la déposition d’Innocent RUKAMBA en date du 20 mai 2011 et pour lequel il a été décidé de passer outre. Le témoin ne peut comparaître pour des raisons de santé.
Le témoin a été curé de Kabarondo pendant quelques mois entre fin 1994 et mai 1995. Il était en même temps chancelier de l’évêque de Kibungo. Il a été entendu par des enquêteurs norvégiens et en Gacaca [2] dans le dossier d’un prêtre, Charles MUDAHINYUKA.
Ordonné prêtre le 4 août 1991, après les tueries de l’évêché il a rejoint le groupe des religieux. Son frère Martin HABIMANA a été tué. Il compte beaucoup de morts dans sa famille.
Il connaissait NGENZI comme bourgmestre de Kabarondo. C’était un militant actif du MRND lors des meetings à l’occasion desquels on insultait les membres des autres partis. On disait qu’il était soutenu par RWAGAFILITA, un des « compagnons du 5 juillet » [3]. L’évêque Frédéric RUBWEJANGA avait envoyé chercher des militaires pour protéger les réfugiés du Centre Saint-Paul. L’Interahamwe CYASA est venu en personne à l’évêché. S’il a eu lui-même la vie sauve, c’est par chance : un militaire a demandé d’arrêter les tueries alors qu’il était lui-même Interahamwe [4] !
Il ne connaît pas vraiment le Club de Kibungo [5]. Il sait toutefois que le préfet RUZINDANA avait convoqué tout le monde à une réunion. Il était présent : des insultes ont été échangées par le MRND et le MDR Pawa à l’encontre des membres des partis PL et PSD.
Il n’a rien à dire sur NGENZI avant 1994 et connaît très bien Oreste INCIMATATA qu’il n’a plus revu après le 6 avril. Le témoin raconte alors qu’il a vu NGENZI venir un jour à l’évêché, pistolet à la main, après le 15, en compagnie de l’abbé Papias. Le bourgmestre avait un pantalon très sale. NGENZI a dit qu’il fallait racheter le prêtre avec lequel il était venu, sinon il le tuerait. Les prêtres présents ont réussi à rassembler 50 000 francs. NGENZI est reparti avec des bouteilles de bières qu’il avait prises dans le bureau du prêtre. Selon Papias, le bourgmestre aurait tué la fille d’Edouard MURENZI.
Les prêtres s’étaient rassemblés au Centre Saint-Joseph. On soupçonnait les réfugiés de posséder des armes. En réalité, il fort probable que ces armes avaient été amenées par les militaires eux-mêmes pour justifier leur intervention.
Le témoin a entendu dire que NGENZI était devenu musulman et qu’il aurait fait de la chirurgie plastique ! Pour lui, il est clair que c’est lui qui aurait tué Papias s’il n’avait pu recevoir l’argent demandé.
Audition de Philippe RUKAMBA, évêque de Butare.
Selon le témoin, NGENZI est venu à l’évêché avec le prêtre Papias. Si on voulait revoir le prêtre vivant, il fallait qu’on lui remette une somme d’argent qu’ils ont pu négocier à la baisse. Il avait connu le bourgmestre de Kabarondo dans la mesure où ils participaient à des réunions communes : réunions de travail sur les écoles, la vie sociale… Il était lui-même curé de Kibungo.
Concernant les relations entre INCIMATATA et NGENZI, le témoin avait l’impression qu’ils s’estimaient. C’est ce qu’il avait dit aux gendarmes français le 10 juillet 1992. La question des listes ? Ce n’était pas nouveau dans le pays. Mais il n’a pas vu de liste lui-même : on en parlait. C’est le pouvoir qui, forcément, établissait ces listes. Les personnes ciblées étaient les Tutsi qui avaient fait fortune, les commerçants. A partie de 1990, ces listes concernaient les « complices ».
Les églises étaient des lieux de refuge. C’était les seuls endroits ouverts : on aidait les gens. L’évêque était allé demander de la nourriture aux militaires. Des réfugiés se sont rassemblés du 7 au 22 avril. On chassait même les gens avec des chiens. Deux ou quatre gendarmes ont été affectés au Centre Saint-Joseph, mais ils ont disparu dès l’attaque.
Les prêtres avaient connaissance des massacres dans les autres églises, surtout par le bouche à oreilles. Pour les gens, il n’y avait pas la possibilité de quitter l’église. Il y avait des barrières partout. « On attendait la mort ».
Les réfugiés étaient-ils armés ? L’évêque de rapporter les mêmes faits décrits par Innocent RUKAMBA : les militaires sont venus fouiller le presbytère. Ils sont revenus avec un sac rempli de munitions et d’une dizaine de vieux fusils. C’est probablement eux qui les avaient cachés pour accuser les réfugiés de posséder des armes. Tous les rescapés seront rassemblés ensuite au Centre Saint-Joseph.
Madame la présidente fait ensuite allusion à un document que l’évêque aurait signé concernant la découverte d’armes. Le témoin précise qu’il ont été obligés de signer qu’il y avait des cartouches et des armes au presbytère !
Madame la présidente lit un document que le témoin aurait signé. Le témoin arrête la lecture en disant qu’il n’a jamais signé ce texte. Tout le monde en convient.
Madame la présidente lit alors la déposition d’Innocent RUKAMBA, un homonyme. Ce dernier déclare que les militaires sont allés directement dans la première chambre : ils avaient eux-mêmes cachés les armes. Le témoin confirme.
Vient alors le moment d’évoquer la visite de NGENZI le 15 ou le 16 à l’évêché. Arrivé dans une camionnette blanche d la commune en compagnie de Papias, il aurait dit : « Je vous le donne si vous me donnez de l’agent ». L’évêque était absent. On est allé chercher ce qu’on avait comme argent. Nous étions 3 ou 4 prêtres, dont Dominique, Athanase MUTABAZI et l’abbé Charles MUDAHINYUKA. Papias était un peu hébété. Quant à NGENZI, il était très nerveux : « J’avais l’impression qu’il avait bu. » C’était dans l’après-midi vers 15 heures. Il n’y a pas eu véritablement de discussion : « Si vous ne me donnez pas l’argent, je le donne aux tueurs. » Il demandait 100 000 francs : on lui en a remis la moitié. Il avait vraiment l’air déterminé. Papias ne disait rien.
Comme il l’avait dit aux gendarmes français, l’argent était probablement pour lui, il était hargneux : il a voulu gagner de l’argent facilement. NGENZI les menaçait bien d’une arme à feu. Étonnant qu’on demande une rançon pour Papias qui était Hutu ? « Papias n’aurait pas dû être inquiété. NGENZI avait besoin d’argent ».
Maître MARTINE demande des précisions. Les gendarmes avaient fui : la voie était libre pour les tueurs ? Le témoin confirme : les gendarmes avaient peut-être eu peur aussi. Autre question de l’avocat : « Un bourgmestre pouvait ignorer les massacres dans les communes voisines ? » « Non. C’est eux qui organisaient les massacres. Ils suivaient l’avancée du FPR » répond l’évêque.
Au tour de maître LAVAL de prendre la parole. A la question de savoir s’il était allé à Kabarondo, le témoin répond par la négative : « Après l’attentat, on a commencé à mettre des barrières. Il était impossible de se déplacer ». Mais comment expliquer que NGENZI ait pu venir plusieurs fois à Kibungo sans être inquiété ? « Les officiels, bourgmestres, Interahamwe circulaient. NGENZI était bourgmestre. » Maître LAVAL enfonce le clou : « Les bourgmestres et NGENZI bénéficiaient de l’impunité des Interahamwe [4] aux barrières ? » Effectivement, chaque commune avait ses Interahamwe.
Madame l’avocate générale veut simplement savoir la date de la visite de NGENZI. Après les massacres de Saint-Joseph.
Exceptionnellement, la défense n’a pas de question à poser.
Audition de Anastase MUGIRANEZA, gérant de société.
Le témoin se présente comme un témoin de contexte concernant BARAHIRA qui était son instituteur d’école primaire. Il a gardé de bons contacts avec lui. Il dit avoir quitté son pays depuis 1989 pour la Belgique. Selon lui, Tito BARAHIRA n’est pas à sa place : il est à la place de quelqu’un d’autre. Il ne se sont pas revus depuis leur participation commune à un mariage. Il était un très bon instituteur, d’ethnie hutu. Il ne sait pas pourquoi il a fixé ses fonctions de bourgmestre.
Seule maître BOURGEOT interroge le témoin. A-t-il encore de la famille au Rwanda. Il confirme mais n’est pas retourné dans son pays depuis 1993. L’idée ne lui venait pas de rentrer au Rwanda où il a perdu une partie de sa famille à Kabarondo. Il a entendu dire qu’ils avaient été tués par le FPR, mais c’est compliqué de le dire. A-t-il l’impression qu’au Rwanda la parole est libre ? « Difficile à juger mais j’ai l’impression que c’est le cas ». Il a encore des frères et sœurs au pays mais il n’a pas informé sa famille qu’il témoignait. Ça se saura peut-être !
Audition de Frédéric RUBWEJANGA, moine en Belgique, ancien évêque de Kibungo en 1994.
Le témoin se dit heureux de participer à cette tâche de justice et de paix. Il a deux épisodes à évoquer. Il a rencontré une première fois NGENZI avant le génocide fin 93. Une altercation s’’était produite entre un jeune homme et un groupe de la CDR, des Interahamwe [4] qui étaient entrés à la paroisse de Kabarondo. NGENZI avait alors apaisé la situation.
Concernant le second point, il fait allusion à un rapport qu’il avait fait à Kibungo. Le dimanche 17 avril, il avait donné la parole à Papias lors de l’homélie et il avait raconté son histoire, comment NGENZI l’avait sauvé. Il avait obtenu qu’il soit échangé contre une rançon. Il est lui-même passé par Kabarondo en route vers Murambi après le sauvetage du FPR. C’est là qu’ils ont mis par écrit leurs souvenirs., l’évêque voulant maintenir le moral des prêtres. Et d’évoquer au moins 2000 morts à Kabarondo. C’est bien ce qui a été publié dans le bulletin du diocèse de Kibungo. La rançon versée pour Papias n’est pas la seule : INCIMATATA a dû payer aussi. (NDR. Ce n’est tout de même pas le même type de transaction !)
Madame la présidente propose alors de lire le document écrit par l’évêque. Elle en fait une lecture exhaustive même s’il manque deux pages au document. Elle finira par les lire lorsque le témoin les lui remettra.
Nouvelle pièce versée au débat. Le courriel adressé à madame la présidente : le témoin Justin KANAMUGIRE aurait été retrouvé. Il purge une peine de prison pour viol. Une incertitude quant à son prénom : Justin ou Augustin ?
Autre pièce versée au dossier. Le courrier de la directrice de la prison de Fleury-Mérogis concernant « l’attaque » dont aurait été victime NGENZI de la part d’un certain Pacifique HABIMANA, citoyen de Rouen condamné le 14 juin 2017 pour vol, aujourd’hui mis en examen pour viol ! Affaire à suivre ?
L’audience est suspendue vers 12h45.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. “Glossaire“.
Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.
Le colonel RWAGAFILITA (ou RWAGAFIRITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails et le témoignage de son neveu Manassé MUZATSINDA, ex-policier communal.
Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.
Club de Kibungo : au départ un groupe d’entrepreneurs qui avait vocation à dynamiser le commerce, il aurait peu à peu dérivé vers des motivations ethnistes “pro-Hutu de l’Est”.