Citation
Mardi 29 mars 1988. Comme chaque matin, la représentante du Congrès national africain (ANC) en France, Dulcie September, quitte son domicile d’Arcueil, dans le Val-de-Marne. Elle se rend à son bureau, rue des Petites-Écuries, sis dans le 10e arrondissement parisien. Alors qu’elle se trouve dans le couloir de l’immeuble, avant même d’avoir eu le temps d’ouvrir la porte, elle est abattue à bout portant, dans le dos, de cinq balles de revolvers calibre .22, munis de silencieux. Qui a tiré ? Si l’on en croit les révélations d’Eugène De Kock – le sinistre chef de la Vlakplaas, les escadrons de la mort sud-africains – faites en avril 1998 devant la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), les tueurs étaient des membres de la garde présidentielle des Comores, et l’un d’entre eux se nommerait Jean-Paul Guerrier. Ce dernier a été arrêté et inculpé en France, en 1996, en même temps que le Français Bob Denard – l’homme des réseaux mercenaires en Afrique et des coups d’État – pour l’assassinat du président Abdallah aux Comores. De son côté, l’ancien chef des services de renseignements militaires sud-africains, Christoffel Nel, a redit devant la TRC, qu’il n’avait « aucun doute » sur le fait que l’assassinat de Dulcie September relevait d’une opération de l’armée sud-africaine, tout en notant qu’il serait « aberrant » que les tireurs aient été sud-africains, estimant que, si le dossier était révélé, on trouverait plutôt « un membre de la Légion étrangère ou quelque chose de cet ordre ». Jusqu’à aujourd’hui, aucun procès n’a eu lieu.
Inquiète des accointances du pouvoir français avec celui d’Afrique du Sud
Née à Athlone, une banlieue du Cap, en 1935, Dulcie September est d’abord enseignante mais rejoint très vite les mouvements de lutte (1). Elle est arrêtée en 1963 et ne sortira de prison qu’en 1969. Elle décide alors de s’exiler. À Londres, elle rejoint l’ANC. Jusqu’à sa nomination, en 1983, comme représentante de l’ANC pour la France, la Suisse et le Luxembourg, poste qu’elle occupera à plein temps à Paris, à partir de 1986. L’année est importante. C’est celle de la première cohabitation entre François Mitterrand, président socialiste, et le premier ministre, de droite, Jacques Chirac, qui durera jusqu’en mai 1988. Entre ces deux dates, Dulcie September va poursuivre son travail opiniâtre de militante anti-apartheid qu’elle a toujours été, notamment pour faire respecter les sanctions (pétrole et vente d’armes, entre autres) décrétées par l’ONU et allègrement contournées par de nombreux pays.
Ce travail, elle va le poursuivre dans plusieurs directions. D’abord en parcourant la France, répondant aux multiples invitations d’associations – l’Afaspa, les Rencontres nationales contre l’apartheid, le Mouvement anti-apartheid mais aussi le Parti communiste français (PCF), dont les élus et les structures militantes, dont l’Humanité à cette époque, se mettent à la disposition de Dulcie September et de la lutte pour la chute du régime raciste. Parallèlement, elle s’inquiète des accointances du pouvoir français avec celui d’Afrique du Sud. Notamment à travers les agissements de l’Armscor, organisme sud-africain chargé des programmes d’armement, dont l’adresse à Paris n’était autre que celle de l’ambassade d’Afrique du Sud. Une présence non officielle, mais qui pourrait penser que les services de renseignements français n’étaient pas au courant ? « Dulcie September s’intéressait de trop près au commerce des armes, entre Paris et Pretoria », expliquait, en 1997, Peter Hermes, directeur de l’Institut néerlandais pour l’Afrique australe. Il affirme par ailleurs que « les services secrets français n’ont pas participé directement à l’assassinat de Dulcie September, mais ils étaient au courant de sa préparation ». On sait maintenant que des réunions ont eu lieu entre les renseignements militaires sud-africains et la DGSE, qu’on y a parlé vente de Mirage, de missiles, d’hélicoptères. Et que ces conversations ont abouti à des contrats secrets. L’Élysée comme Matignon ne pouvaient pas ne pas être au courant. Il semble évident que, parmi les intermédiaires, ils avaient, l’un et l’autre, leurs affidés politiques, intermédiaires financiers avec les entreprises d’armement.
Il semble par exemple – selon la journaliste néerlandaise Evelyn Groenink (2) – qu’elle se soit également inquiétée de l’attitude de certains hauts cadres de l’ANC qui, déjà, mettaient leurs mains dans ce juteux commerce des armes, en préparant les lendemains de l’apartheid. Thales est ainsi impliqué dans des affaires de pots-de-vin qui auraient été versés à Jacob Zuma. Notre consœur cite des faits et des déclarations troublants, et relie ces affaires d’armement y compris à l’assassinat, en 1993, de Chris Hani, secrétaire général du PC et chef de la branche armée de l’ANC, en lutte contre la corruption.
Dulcie September dérangeait. Elle le savait comme elle se savait menacée, sans recevoir de protection de la France. Portes fracturées, locaux de la rue des Petites-Écuries visités, inconnus qui la prennent en photo en se dissimulant… À sa mort, la police française a saisi tous les documents. Elle les a rendus depuis. Tous, sauf le carnet dans lequel Dulcie September inscrivait ses notes et ses rendez-vous. Un crime politique de plus non élucidé.
(1) Lire Dulcie September, de Jacqueline Derens, éditions Non Lieu. (2) Incorruptible. The Story of the Murders of Dulcie September, Anton Lubowski and Chris Hani.